La Ferme à Goron/09

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Tresse & Stock (p. 87-98).


IX



Comme elle revenait de Caudebec où elle était allée porter au prêteur l’intérêt des hypothèques prises sur la ferme, Mme Goron, pâle et nerveuse entra dans la cuisine où Cyrille, entre le domestique et l’homme de journée, prenait sa collation. Il attendait sa femme à la nuit tombante seulement et croyant n’avoir pas à craindre d’être surpris, s’était payé la fantaisie de régaler la maisonnée d’un extra. Tous trois vidaient le carafon d’eau-de-vie de cidre.

En voyant la physionomie altérée de sa femme, il crut qu’il allait être grondé pour cette algarade, et rougit d’être pris en défaut.

— Qui que t’as ? dit-il en souriant.

Mme Goron, sans répondre, traversa la pièce, et, montant l’escalier qui conduisait à la chambre du premier, dit, sans se retourner :

— Cyrille, viens jusque-là !

Les trois hommes se regardèrent et Cyrille se levant, dit :

— Enfin ! j’vas voir qui qu’elle a !

Et, lourdement, il monta l’escalier, qui craquait sous son poids.

— All’a quequ’chose de pas bon à l’y dire, remarqua le domestique, allons-nous-en.

Mais, comme ils étaient seuls, ce n’était pas la peine de se gêner. Évitant de faire le moindre bruit, ils remplirent d’eau-de-vie leurs verres qu’ils vidèrent du coup, les yeux tournés vers l’escalier pour voir s’ils ne pouvaient être aperçus. Et tout bas :

— Ni vu ni connu…

— Ça va mal, là-haut…

Et ils sortirent, les mains dans leurs poches, avec un balancement des épaules, la blouse gonflée au vent comme une voile.

Ça allait très mal, en effet, Mme Goron racontait à Cyrille sa visite au prêteur de Caudebec.

Une jolie canaille ! Et l’homme d’affaires qui avait arrangé le marché ! Ah ! ils étaient gentils, les gens de loi et toute leur séquelle !

Quand elle était arrivée à Caudebec, chez l’homme d’affaires du prêteur, elle les avait trouvés tous deux attablés, et, invitée à prendre le café, avait accepté. Après le paiement, l’homme d’affaires lui avait dit, avec son ton mielleux d’hypocrite :

— Ah ! ma pauvre dame Goron, j’ai une chose ennuyeuse à vous annoncer.

Le prêteur avait besoin, tout de suite, de ses dix mille francs, en bon argent ou en billets de banque, comme il les avait donnés. Tout de suite ! c’est-à-dire avant samedi soir. Elle avait eu beau crier que ça n’était pas possible, et pleurer, et se lamenter, rien n’y avait fait. Ils avaient le papier timbré en main. Seuls, ils pouvaient fixer une date au remboursement de l’argent prêté. Ils ne voulaient pas de billets à terme. Et s’ils n’avaient touché les dix mille francs le samedi soir, l’huissier arrivait le lundi matin.

— C’est pas Dieu possible ! gémissait Cyrille.

Mais si, c’était possible, puisque ça allait se faire. Ils avaient été volés, voilà tout. Volés par l’homme d’affaires et par le prêteur.

Ce n’était pas le moment de se lamenter. Il fallut se retourner. Trouver un autre prêteur ? C’était se jeter dans de nouvelles griffes. Quant à ramasser les dix mille francs avec ce qui restait d’or dans le tiroir, avec la vente des bœufs, en admettant même que quelqu’un en voulût, car la foire de Caudebec n’avait lieu que dans trois mois, impossible ! Il ne restait même pas d’espoir du côté du médecin de Jumièges. Il était en règle, ayant donné des billets, à date, acceptés.

— J’avons tout de même pas de chance depuis quelque temps, remarqua Cyrille.

Et comme il plantait son regard dans les yeux mouillés de sa femme, elle lui dit d’un ton acerbe :

— Tu vas peut-être dire que c’est de ma faute ! C’est encore heureux que je sois là, car tu n’en sortirais pas !

Cyrille aurait bien désiré se révolter contre cette injuste tyrannie, mais il n’osait, sachant quelles scènes il aurait à subir et préférant avant tout une tranquillité qu’il avait, en somme, complète. Et, après avoir, sans ajouter un mot, descendu l’escalier au haut duquel se tenait sa femme, il leva les yeux. Mme Goron ne pouvait le voir. Il versa ce qui restait du carafon d’eau-de-vie dans un des verres et l’ayant vidé, sortit, avide de grand air.

Non, il n’avait pas de chance. Après que, tranquille sur l’avenir, il s’était retiré du commerce des toiles à voile, cordages et instruments de pêche, pour venir habiter Jumièges, en cédant le fonds à son fils, il comptait bien n’avoir plus jamais d’ennuis d’argent. Les fermes ne restent jamais sans être louées.

C’était une fatalité ce qui leur arrivait. Et encore, n’était-ce pas par la faute de sa femme qui, trop dure avec les Rouland, n’avait pas voulu leur faire la petite diminution demandée.

De combien était cette diminution ? Il n’en savait même rien. Peut-être était-ce quatre ou cinq pistoles seulement ! Et, pour cette misère, voilà qu’ils étaient dans la gêne ! Ils se trouvaient à la merci de brigands comme le prêteur de Caudebec et l’homme d’affaires qui lui avait juré sur ses grands dieux que son ami l’usurier était le plus honnête des hommes !

Et sa femme avait raison. Sans elle il ne sortirait jamais de cette triste situation ! Il cherchait vainement une combinaison possible, mais il ne trouvait pas.

Quand, avec un violent mal de tête, il rentra à la ferme, après une promenade dans les cours, Mme Goron, qui préparait le dîner, lui dit :

— Tu sais que je vais les refaire ?

Il demeura surpris du calme qu’elle avait recouvré et ne répondit pas.

— Tu n’as pas l’air de me croire, ajouta-t-elle, pourtant, c’est bien simple. Écoute donc.

Et, s’adossant, les bras croisés, à l’un des portants de la cheminée, elle lui dit son projet.

Combien devaient-ils au prêteur de Caudebec ? 10,000 francs. Combien valait la ferme ? 45,000 francs, si l’on s’en tenait à l’estimation faite par tout le monde dans le pays. Hé bien ! elle y était décidée, puisque l’on ne trouvait pas de fermiers maintenant, puisque l’on avait trop de mal vraiment à y faire ses frais en travaillant comme des esclaves, elle était décidée à les laisser saisir la ferme et tout ce qu’il y avait dessus.

La ferme vendue, l’usurier ne toucherait jamais que les dix mille francs qu’on lui devait. Le reste de l’argent leur reviendrait, à eux, et le notaire qui avait négocié la vente de la maison de Jumièges le lui avait dit un jour : il vaut mieux avoir des rentes sur l’État, qu’on va toucher tous les trois mois, que de la terre qui donne tout le temps des soucis, et c’était vrai, ils le savaient trop.

Cyrille était abasourdi. Il ne reconnaissait plus le raisonnement sage de sa femme. C’était bien elle qui lui parlait ?

Placer de l’argent sur l’État ! Donner de bel or sonnant contre du papier ! Elle ne se souvenait donc plus des ruines dont on avait tant parlé à Rouen, autrefois ! Des gens riches à avoir voiture et calèche n’étaient-ils pas d’un coup tombés à être sans le sou, après avoir placé de l’argent de cette façon-là ! Il en avait trop vu pour y consentir !

Mais elle s’emportait devant cette opposition. Était-ce assez bête ! Il se mêlait de parler des choses qu’il ne connaissait pas ! Est-ce qu’elle ne tenait pas autant que lui à ne pas finir ses jours sur la paille ? La prenait-il pour une écervelée ? C’était vrai qu’elle avait entendu parler de ruines survenues à la suite de jeux de Bourse. Mais elle n’y connaissait rien, à tout cela. Elle ne ferait pas comme ces fous dont il lui parlait. Non. Elle voulait faire acheter, par le notaire, des titres de rente sur l’État. C’était bien autrement sûr que de la terre. L’État ne peut pas faire faillite.

Et elle parlait avec volubilité à Cyrille, surpris de cette science financière qu’il ne connaissait pas à sa femme.

Ce qu’elle ne disait pas, c’est qu’en revenant de Caudebec, elle était allée voir le notaire de Jumièges pour lui dire son embarras. Le notaire lui avait donné une consultation, et elle ne faisait que répéter les phrases entendues dans cet entretien d’où elle était sortie enchantée.

C’était la seule issue à l’impasse où elle était entrée. Le notaire avait raison. Cette fois, elle était décidée à suivre ses conseils. Mais en rentrant chez elle, Mme Goron n’avait pas voulu tout apprendre à Cyrille. S’attendant à des objections, elle aimait mieux, après lui avoir appris le coup dont les frappait l’usurier de Caudebec, lui laisser le temps de s’avouer qu’il ne pouvait, lui, trouver à ce mal aucun remède.

Et elle insistait en disant :

— Si ça ne te plaît pas, hé bien ! toi, cherche donc autre chose !