La Ferme à Goron/12

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Tresse & Stock (p. 112-124).


XII



Pendant que Cyrille déjeunait avec les domestiques, Mme Goron s’habillait dans la chambre, au-dessus de la cuisine. Elle l’appela.

— Tu sais que je m’habille pour aller jusqu’à Jumièges.

— Quoi que t’y vas faire ?

— C’est pour voir si le notaire a reçu l’argent de la ferme. Et puis pour leur demander un reçu.

— Bon, dit Cyrille. Mais fais bien attention à ce que tu vas arranger avec lui.

— Mais, répondit-elle, je ne vais rien arranger de définitif. Il m’a dit l’autre jour qu’il faudrait que tu signes des papiers. Comme tu ne peux pas y aller, il en sera quitte pour se déranger. V’là tout. Il passera le bac du père Sandré avec ses papiers.

— Ah bien, dit Cyrille, si c’est comme ça, j’irai bien jusqu’au bord de l’eau. Ces gens-là, ça n’aime pas trop à se déranger, tu sais. Inutile qu’il vienne jusque chez nous. S’il est là, dis-lui que je serai à t’attendre sur la berge.

— Bon, répondit-elle, mais, tu vas faire un bout de toilette.

— J’suis-t-y pas bien comme ça ? s’exclama-t-il.

C’était une de ses manies de vouloir garder toujours sur lui ses vieux vêtements. Pourtant, il se fit beau, remplaça par un veston gris la blouse bleue qu’il portait depuis qu’ils habitaient la ferme et sa casquette par un chapeau de feutre mou à larges ailes.

Puis, ils partirent à travers les cours, pour arriver plus vite, enjambant les échaliers pratiqués dans les haies. Ils ne disaient mot. Lui s’arrêtait de temps en temps, essoufflé, s’épongeant le front avec son large mouchoir de cotonnade rouge et jaune.

— Quelle rude côte ! dit-il.

— Bah ! tu ne la monteras plus souvent, répondit-elle.

Arrivés au sommet, ils redescendirent l’autre versant. Elle lui dit son projet de retourner à Jumièges. Elle se moquait pas mal de l’opinion des gens ! On n’y penserait d’ailleurs plus au bout d’un mois. Le père Sandré lui avait dit que le médecin ne faisait pas ses affaires dans le pays. Il ne plaisait pas. On le trouvait fier. Et puis c’était un singulier médecin, tout de même. Quand on l’appelait pour un malade, il venait, regardait et disait toujours : « Un peu de repos, mangez bien, ne changez rien à vos habitudes. Ça ne sera rien ! » A-t-on idée de ça ?

Il ne faisait jamais d’ordonnances ! c’est que probablement il ne savait pas.

Et de l’avis de tous, il serait forcé de s’en aller. Il prenait déjà à crédit chez tous ses fournisseurs.

Eh bien ! au premier billet, s’il ne payait pas recta, l’affaire était nette, elle le ferait saisir, et la maison leur reviendrait à bon compte. Ils auraient presque autant de rentes que par le passé, moins de tracas. On oublierait la mauvaise aventure de la ferme. Car elle convenait maintenant n’avoir pas eu une très bonne idée, ni surtout bonne chance.

Cyrille, étonné de voir qu’il n’aurait pas trouvé cela tout seul, avouait que décidément sa femme était précieuse. C’était bien elle qui l’avait mis dans l’embarras, mais elle l’en tirait. Il n’avait rien à dire.

Mais c’était bien ennuyeux d’être forcé de faire encore le voyage par Rouen pour retourner à Jumièges.

Mme Goron lui dit :

— À quoi penses-tu donc ?

— Moi ? à rien.

— Ça ne te plaît pas, ce que je viens de te dire ?

— Mais si, mais si, tu sais bien que je te laisse toujours faire comme tu veux !

— Et je ne le fais pas bien, peut-être ?

Par bonheur, le père Sandré se trouvait, avec sa barque, de ce côté de la Seine.

Mme Goron y monta, laissant, sur la berge, Cyrille qui regardait s’éloigner sa femme. Cela lui rappela le temps où, sur l’autre bord du fleuve il la voyait partir pour surveiller les travaux de la ferme. Son ancienne demeure était là-bas, derrière une ligne de peupliers qui lui en cachaient tout une moitié. Il ne pouvait en détacher ses yeux, où perlaient des larmes d’attendrissement, à la pensée qu’il allait bientôt y revenir, vivre de la vie d’autrefois, si tranquille et exempte de soucis.

Des bateaux passaient. C’étaient de grands steamers à vapeur, chargés de cotons, qui remontaient à Rouen. Leurs flancs, peints en rouge cru, étaient reflétés dans l’eau que faisait bouillonner le tournoiement de l’hélice.

Puis, des trois-mâts, voiles pliées, que traînait un remorqueur crachant des nuages de fumée noire. Et ensuite, des yachts étroits et longs, d’où partaient des bruits de voix joyeuses. On s’amusait, là-dedans. Quelques barques que montaient des gamins de Jumièges allaient et venaient. Cyrille se demanda quel plaisir éprouvaient la moitié de ces gens-là, à naviguer et plaignit l’autre moitié d’avoir à le faire pour gagner le pain quotidien.

Sa femme tardait à revenir. Il poussa jusqu’à un cabaret où il l’attendrait en vidant un pot de cidre. Il la verrait venir, de loin.

Cyrille s’était assis devant la porte du cabaret et vidait la bouteille en causant avec le patron de l’établissement :

— C’est du maît’ cidre, disait ce dernier.

— Oh ! avec un petit baptême, répondait Cyrille, en clignant de l’œil.

— Non, parole d’honnête homme, il est tel qu’il est sorti du pressoir !

— C’est donc qu’il a rudement plu, l’an dernier, sans que je m’en sois aperçu, et que les pommes étaient pleines d’eau !

— Ça ne fait rien, répliquait le patron, il monte à la tête.

Une heure s’était passée sans que revînt Mme Goron. Cyrille s’en émut. Qu’avait-il pu arriver ?

— Buvez donc par là-dessus une petite goutte ! ça vous tranquillisera, dit le cabaretier à qui Cyrille faisait part de son inquiétude.

Un carafon d’eau-de-vie de cidre fut apporté et, quand Cyrille en eut bu deux verres, il se leva, un peu titubant, pour aller « lâcher de l’eau. »

— Où que vous allez ? dit le cabaretier.

— Quelque part où le roi n’envoie pas ses ministres ! Je m’en vais dans un coin de vot’ jardin !

— C’est pas la peine de vous promener si loin. Allez jeter ça à la rivière, vous ne la ferez pas déborder.

Cyrille traversa la chaussée et se planta sur la berge, face à la Seine. Comme il se tenait là, les deux mains occupées, il reçut un coup sur l’épaule. Croyant à une plaisanterie du cabaretier, il ne se détourna pas. Un second coup lui étant donné, il entendit :

— Maît’ Cyrille ! maît’ Cyrille !

La voix, sourde et comme funèbre, le fit tressaillir. Il se retourna et vit le père Sandré.

— Ah ! que tu m’as fait peur ! sacré mâtin ! Hé bien, et ma femme ? tu ne me l’as pas ramenée. Je ne t’ai pas vu traverser la rivière.

Ses yeux étaient pleins d’eau. C’était l’effet que lui produisait l’absorption de l’eau-de-vie de cidre. Il aurait été incapable de voir, à dix pas, les objets, autrement que brouillés.

Le père Sandré ne répondait rien ; avec un air embarrassé, il regardait Cyrille qui hoquetait en disant :

— Son petit cidre monte à la tête, il avait raison.

Et son regard était plein de tristesse apitoyée.

— Mais quoi que t’as à me regarder comme ça ? dit Cyrille.

— Il y a, qu’il vous arrive un grand malheur, répondit le père Sandré.

— Quoi ? où est ma femme ?

Mme Goron est chez le médecin qui la soigne comme qui dirait d’un haut mal. Elle pousse des cris, elle pleure, bref, elle est bien malade.

— Qu’est-ce qu’elle a ? cria Cyrille.

— Je ne sais pas, mais quand je l’ai passée de l’autre côté, elle m’a dit qu’elle allait chez le notaire chercher des papiers et de l’argent, pas ?

— Oui, eh bien !

— Eh bien, quand nous avons débarqué, on lui a dit que le notaire avait filé depuis ce matin, en laissant une lettre où il disait qu’il s’en allait à l’étranger. Il a joué, à ce qu’il paraît, il avait des cocottes au Havre, et puis à Rouen. Tout ça, c’était de l’argent au pauvre monde.

— Est-elle allée chez le notaire ?

— Oui, j’y ai couru avec elle. Tous les volets étaient fermés. C’est tout ce qu’il y a de plus vrai ! Ma commission est faite, c’est le médecin qui m’a dit de venir vous raconter ça. Je m’en retourne voir si votre femme va mieux.

Cyrille ne répondit rien. Il restait debout, sur la berge. Une rougeur violente lui montait au front.

Le père Sandré, dans sa barque, s’éloignait.

Un bruit de chute dans l’eau le fit se retourner. Il ne vit plus Cyrille à l’endroit où il l’avait quitté.

Alors, il revint, à force de rames, à l’endroit où de grands ronds s’étaient formés sur la nappe. La Seine est profonde à cette place, une des plus dangereuses du pays. Rien ne remonta à la surface.

Il appela au secours. Le cabaretier accourut, puis, mis au fait, alla chercher un croc chez un pêcheur de ses voisins. On chercha longtemps. Au bout d’une demi-heure, le père Sandré ramena le corps de Cyrille Goron.

Il avait sans doute été pris d’une attaque d’apoplexie qui l’avait fait tomber sur le sol et, de là, rouler dans l’eau.

Les méchantes langues commençaient à parler de suicide.