La Ferme à Goron/13
XIII
st-ce curieux, tout de même, un homme qui avait tant peur de se noyer, qui finit comme ça ?
Le père Sandré affairé, allait répéter cette phrase à tous les groupes qui s’étaient formés sur la berge. On attendait le convoi qu’il allait passer sur son bac, de l’autre côté de l’eau.
Croiriez-vous, continuait le passeur, qu’il n’a jamais voulu traverser la Seine sur ma barque, de peur d’accident ? Pour aller à sa ferme, il a fait le tour par Rouen ! Et il allait en faire autant pour revenir à Jumièges, puisqu’il était sur le point de quitter la place qui est cause de tout son malheur ?
Mme Goron avait tenu à faire enterrer son mari dans le cimetière de Jumièges, à côté de ses parents, à elle. C’est pourquoi le curé, avec deux petits clercs, avait traversé la Seine sur le bac du père Sandré, pour aller à la ferme chercher le corps du malheureux Goron.
Le suicide n’étant pas prouvé, le prêtre n’avait pas cru devoir refuser la sépulture religieuse.
Le passeur qui ne s’était pas servi de son grand bac depuis le soir où il avait transporté les bœufs que Mme Goron était allée vendre à Caudebec, en inspectait une dernière fois les jointures.
Un peu d’eau filtrait, en dessous, mais il n’y avait rien à craindre ; les planches étaient solides.
Une brume était étalée sur la Seine, à chaque instant plus épaisse.
Le père Sandré se souvint du jour où il avait rencontré, sur la berge opposée, Cyrille qui attendait son fermier, un jour de terme.
Il se rappela leur conversation, les terreurs du pauvre défunt devant l’eau pleine de mystère. Et il se dit :
— S’il n’était pas mort, il refuserait de passer !
— V’là l’enterrement ! lui dit un gamin qui sauta dans le bac, avec l’espoir d’y rester et de traverser la Seine.
— Vas-tu te sauver d’ici ! cria le père Sandré qui ajouta solennellement, en regardant les groupes :
— Je ne reçois que le corps, le clergé et la famille, à cause de la solidité de mon bateau. On fera un autre voyage pour les assistants.
Le cercueil, couvert d’un drap noir semé de larmes d’argent, fut roulé, à l’aide de bouts de bois, dans le bac et placé au milieu. À l’avant se placèrent le curé en surplis et les deux petits clercs habillés de soutanes rouges. L’un d’eux portant la croix piquée au bout d’un bâton peint en blanc. À l’arrière prirent place le fils du défunt, arrivé de Rouen, la veille au soir, et le père Sandré qui, avec un long aviron, se mit à godiller, après que deux hommes eurent lancé sur le courant, le bac, à l’aide de perches.
Le bac était à peine à dix mètres du bord qu’un clappement s’entendit.
— C’est le vapeur de Rouen, s’écria le père Sandré ! j’ai oublié que c’était son heure !
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit le prêtre s’interrompant au milieu d’un de profundis !
— Monsieur le curé, dans le brouillard, le vapeur ne va pas nous voir, il est fichu de nous aborder ! Gare à l’avant !
On entendait grossir le bruit des aubes battant l’eau.
— Navire à l’avant ! cria une voix.
Un choc s’entendit. Le vapeur avait pris en travers le bac qui chavira. De la rive, deux barques étaient parties, leurs patrons ayant entendu le bruit des roues du vapeur et des éclats de voix et prévoyant ce qui se passait.
Le curé, les clercs, le fils Goron et le père Sandré furent retirés de l’eau sains et saufs. Ils s’étaient retenus aux épaves du bac fendu en deux, mais qui flottait.
Le cercueil avait disparu par la fente et était parti à l’eau.