La Fièvre d’or/03

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Amyot (p. 26-42).
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III

LES GENTILSHOMMES DE GRANDE ROUTE.


Nous abandonnerons provisoirement le meson de San-Juan pour nous transporter à deux lieues plus loin environ, où sont réunis certains personnages avec lesquels le lecteur doit faire connaissance.

À cent cinquante pas à peine du meson de San-Juan, la route commence peu à peu à se rétrécir, les mouvements de terrain deviennent plus sensibles, les montagnes se rapprochent comme si elles voulaient se donner la main, et cela d’une façon tellement brusque et peu préparée, qu’elles forment tout à coup une gorge longue et étroite, étranglée entre des escarpements à pic composés de blocs de basalte de cent à cent cinquante mètres de haut, cette gorge est connue dans le pays sous le nom de Barranca del mal paso.

Lorsque enfin on a franchi cette gorge, le paysage quitte son apparence abrupte et sauvage pour reprendre un caractère riant, la route s’élargit de nouveau, un charmant vallon, coupé en deux par une rivière, s’offre à la vue, et de tous les côtés les yeux planent sur un vaste horizon délicieusement accidenté.

Or, de chaque côté de la barranca, et un peu en avant, commencent d’impénétrables forêts où l’on ne peut se frayer un chemin que la hache à la main, à moins de posséder une connaissance approfondie des sentes étroites et à peine tracées qui, après des méandres sans nombre, conduisent dans l’intérieur.

C’est dans un des repaires les plus cachés et les plus ignorés d’une de ces forêts, que nous prions le lecteur de nous suivre.

Dans une vaste clairière, au centre de laquelle brûlait en se tordant, avec des pétillements continuels, un cèdre de quatre-vingts pieds de haut, allumé en guise de torche, une vingtaine d’hommes aux vêtements sordides, mélange horrible de luxe et de misère, aux visages où le crime était écrit en toutes lettres, mais tous armés jusqu’aux dents, étaient réunis en groupes de trois ou quatre individus buvant, mangeant, fumant et chantant.

Non loin d’eux, leurs chevaux, tout sellés et prêts à être montés au premier signal, broyaient leur provende d’alfalfa et de pois grimpants, et sur la lisière du couvert quatre ou cinq sentinelles, immobiles comme des statues de bronze, surveillaient attentivement les environs.

Un peu à l’écart, deux hommes assis sur des souches presqu’à niveau de terre, causaient, en s’envoyant d’énormes bouffées de tabac au visage.

Le premier et le plus âgé de ces deux hommes était un individu de vingt-sept à vingt-huit ans ; ses longs cheveux blonds tombaient en épaisses boucles sur ses épaules ; ses traits étaient efféminés, mais son nez en bec d’oiseau de proie, ses yeux d’un bleu clair et son front étroit imprimaient à sa physionomie un cachet de bassesse et de froide cruauté. Il portait le splendide costume des riches hacienderos mexicains, et jouait nonchalamment avec les ressorts d’un rifle américain damasquiné en argent.

Son compagnon formait avec lui un frappant contraste : autant le premier était grand, bien fait, doué de manières avenantes, autant le second était petit, trapu, lourd et repoussant de visage, de gestes et même de paroles. La richesse de ses vêtements ne servait pour ainsi dire qu’à faire ressortir et rendre plus saillante la hideur empreinte comme un indélébile stigmate sur cet odieux personnage.

Tout en lui annonçait le chacal à la suite, qui a toute la férocité du lion, sans en posséder ni la noblesse ni le courage.

La clairière que nous venons de décrire était un des principaux rendez-vous del Buitre, c’est-à-dire le Vautour, le redoutable bandit, qui, à cette époque, désolait l’État de Guadalajara. Les hommes réunis dans cette clairière composaient sa troupe, et les deux individus que nous avons décrits en dernier lieu étaient, le premier el Buitre lui-même, et le second, el Garrucholo, son lieutenant et son ami le plus cher.

Au moment où nous les mettons en scène, ces deux intéressants personnages étaient, ainsi que nous l’avons dit, engagés dans une conversation confidentielle.

Nous observerons, chose assez étrange, que cette conversation n’avait pas lieu en espagnol, mais en anglais.

— Hum ! fit el Garrucholo en aspirant une bouffée de tabac, qu’il rendit immédiatement par la bouche et les narines, que trouvez-vous donc de désagréable dans notre métier, John ? Je le trouve charmant, moi, au contraire ; ces dignes Mexicains sont doux comme des agneaux, ils se laissent dépouiller avec une patience sans égale, et vous conviendrez avec moi, mon cher, que nous gagnons plus à découdre les boutons de leurs calzoneras (pantalons) qu’à dévaliser le plus riche gentleman de là-bas.

— Tout cela est possible, mon ami, répondit el Buitre en jetant sa cigarette avec un geste d’impatience ; je ne vous dis pas le contraire. Certes, les bénéfices sont grands et les dangers nuls, je vous l’accorde ; mais…

— Eh bien ! pourquoi vous arrêtez-vous ? Continuez.

— Enfin, je n’étais pas né pour un pareil métier.

El Garrucholo partit d’un éclat de rire.

— Est-ce donc là que le bât vous blesse ? fit-il en haussant les épaules ; vous êtes fou, compagnon : tout homme est né pour le métier qu’il exerce, surtout quand c’est lui qui l’a choisi.

— Voulez-vous prétendre par là…

— Ce qui est, pas autre chose. Lorsque je vous relevai à Mexico, sous les portates (arcades) de la plaça Mayor, avec un poignard enfoncé dans la poitrine jusqu’à la garde, et pas un réal dans la poche, j’aurais mieux fait, le diable m’emporte ! de vous laisser crever comme un chien sans maître, au lieu de vous guérir ; du moins je ne vous entendrais pas déraisonner.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait alors ? au moins je serais mort sans déshonorer un nom honorable.

— Au diable soit le nom honorable et celui qui le porte ! Vous me faites damner, mon cher, avec vos ridicules prétentions ; vous oubliez toujours, avec votre manie de noblesse que vous n’êtes qu’un enfant trouvé.

El Buitre fronça les sourcils, et saisissant le bras de son lieutenant :

— Assez sur ce sujet, Redblood ! Vous savez que déjà je vous ai averti que je ne voulais supporter aucune plaisanterie de ce genre.

— Bah ! qu’est-ce que cela signifie, d’être enfant trouvé ? Il n’y a pas de quoi se fâcher pour cela ; c’est un des accidents dont le plus honnête homme ne peut être responsable.

— Vous êtes mon ami, Redblood, ou du moins vous semblez l’être.

— À votre tour, noble sir John Stanley, interrompit vivement le bandit, n’émettez pas, je vous en prie, de tels doutes à mon égard, ils me blessent et me froissent plus que je ne le saurais dire ; je suis à vous comme la lame de mon bownie kniff (couteau) est à sa poignée, à vous corps et âme ; je n’ai que cette vertu, si c’en est une, ne m’en dépouillez pas.

El Buitre demeura un instant silencieux, puis il reprit d’une voix conciliante :

— J’ai tort, pardonnez-moi, frère ; en effet, j’ai eu assez de preuves de votre amitié pour ne pas avoir le droit d’en douter ; cependant elle me semble si étrange que parfois je me demande comment il se fait que vous, Redblood, qui haïssez l’humanité en bloc, vous, pour qui il n’existe rien de respectable ni de sacré, vous ayez pour moi une amitié qui va jusqu’à la plus complète abnégation et la plus insigne faiblesse. Cela me paraît si extraordinaire que je donnerais beaucoup pour trouver la solution de ce problème insoluble pour moi.

— Vous êtes fou, John, reprit le bandit d’un ton railleur ; à quoi bon vous dire pourquoi je vous aime ? vous ne me comprendriez pas ; qu’il vous suffise se savoir que cela est. Me croyez-vous donc complétement une bête féroce, incapable d’instincts généreux ?

— Je ne dis pas cela.

— Vous le pensez, ce qui revient au même. Mais cela m’est égal ; je vous dispense de la reconnaissance ; vous pouvez même me haïr, si cela vous plaît, peu m’importe ! Je ne vous aime pas pour vous, je vous aime pour moi. Sur ce brisons-là, et parlons d’autre chose, voulez-vous ?

— Je ne demande pas mieux, car je vois que je perdrais autant de temps à chercher à tirer une bonne raison de vous, qu’à essayer de blanchir un nègre.

— Ta ! ta ! ta ! vous êtes fou, je vous le répète. Mais laissez-moi faire ; si certaine chose que je mijote en ce moment réussit, nous ne tarderons pas à enterrer el Buitre pour ressusciter John Stanley.

Le salteador tressaillit.

— Dieu vous entende ! s’écria-t-il involontairement.

— Dites le diable plutôt, si vous voulez être dans le vrai, répondit en ricanant le bandit ; mais rapportez-vous-en à moi. Bientôt, je l’espère, nous changerons si complétement de peau, que ceux qui nous reconnaîtront seront bien fins. Voyez-vous, John, dans ce monde, il ne s’agit que de savoir prendre la balle au bond et tourner avec le vent.

— Je vous avoue, mon ami, que je ne comprends pas un mot à ce qu’il vous plaît de me débiter.

— Eh ! qu’avez-vous besoin de comprendre ? Vous êtes-vous jamais mal trouvé de vous être laissé guider par moi ? En deux mots comme en mille, avant peu, nous retournerons nos habits, et changerons, non pas le métier que nous pratiquons si agréablement, mais le nom sous lequel nous le faisons, pour en prendre un plus sonore et plus relevé.

— Voyez ! ajouta-t-il en montrant ses compagnons d’un geste narquois, quelle imposante collection d’honnêtes gens nous rendrons sous nos auspices à la circulation ? ne sera-ce pas magniifique, après avoir si longtemps détroussé les particuliers, de devenir tout à coup les défenseurs des peuples au préjudice des gouvernements ?

— Oui, fit el Buitre d’un ton pensif ; j’avais toujours rêvé…

— D’exercer votre métier en grand, n’est-ce pas ? interrompit l’autre. Vous aviez raison ; il n’y a rien de tel que de bien faire les choses, si l’on veut être considéré. Eh bien ! soyez tranquille, je vous procurerai ce plaisir : au moins, si la chance vous abandonne, vous aurez l’avantage d’être fusillé au lieu d’être pendu ou garotté (étranglé), ce qui est une consolation.

— Oui, fit vivement el Buitre, de cette façon on meurt en gentleman.

— Et l’on n’est pas déshonoré, c’est convenu. Ah ! les flibustiers étaient jadis d’heureux gaillards, ils conquéraient des empires et passaient à la postérité, les exploits du héros faisant facilement oublier les crimes du bandit.

— Ne serez-vous donc jamais sérieux ?

— Je ne le suis que trop, au contraire, puisque, vous le voyez, sans que vous m’ayez fait aucune confidence, j’abonde si complétement dans votre sens, et je vous prépare une place à côté des Cortez, des Almagro et des Pizarres, dont la gloire, depuis si longtemps, vous empêche de dormir.

— Vous pouvez railler, Redblood, dit le salteador avec un accent profondément ému ; mais si, comme je le suppose, vous appréciez mon caractère à sa juste valeur, vous savez que je ne cherche qu’une chose : régénérer ces malheureux peuples, qu’une sujétion abrutissante a plongés depuis tant de siècles dans une dégradante barbarie.

— Vous ne voulez que le bien de l’humanité, c’est entendu ! fit le bandit avec un rire ironique. Nous ne serions pas l’un et l’autre de dignes fils de l’uncle Sam, de cette terre de liberté et de philanthropie théorique, si nous ne rêvions pas l’amélioration de la société. Voilà pourquoi, en attendant, pour rester dans les bons principes nous l’avons mise en coupe réglée, en nous faisant de notre autorité privée, redresseurs de torts et gentilshommes de grands chemins, charmant métier, soit dit en passant, et que nous exerçons en conscience !

— Allez au diable, Protée indéchiffrable ! s’écria le jeune homme avec colère ; ne saurai-je donc jamais ni comment parler, ni comment agir avec vous ?

— Non, répondit-il sérieusement, non, John, tant que vous voudrez jouer au fin avec moi, qui vous connais jusque dans vos replis les plus secrets. Cessez d’étaler de faux semblants d’honnête homme, qui ne trompent personne, pas même vous, et soyez franchement un chef de bandits jusqu’à ce que vous puissiez être autre chose ; lorsque ce moment sera arrivé, il sera temps de prendre un manteau d’hypocrisie qui trompera les sots, et consolidera la position que vous aurez conquise.

En ce moment, le cri de la chouette se fit entendre dans l’épaisseur des bois.

— Qu’est cela ? demanda el Buitre, qui n’était pas fâché de rompre une conversation qui prenait une tournure de personnalité assez désagréable pour lui.

— Un signal donné par une sentinelle, répondit el Garrucholo, un espion qui nous apporte des nouvelles, sans doute. Nous attendons, comme vous le savez, le passage de certains voyageurs.

— C’est vrai, mais on les dit bien armés et bien escortés.

— Tant mieux ! ils se défendront alors ; cela nous changera.

— Le fait est que ceux que nous avons arrêtés depuis quelque temps semblaient s’être donné le mot pour se laisser dépouiller sans se plaindre.

— Si les renseignements que j’ai reçus sont exacts, il n’en sera pas de même de ceux-ci.

Le cri de la chouette retentit une seconde fois, mais beaucoup plus rapproché.

— Il est temps, observa el Carrucholo.

Les deux chefs se couvrirent alors le visage de masques de velours noir.

Presque aussitôt parut un homme conduit par deux bandits.

En entrant dans la clairière, cet individu jeta autour de lui un regard plutôt étonné qu’effrayé, rien dans sa démarche ne laissait voir qu’il fût tombé dans une embuscade, son visage était calme bien qu’un peu pâle et son pas était assuré.

Les bandits qui l’escortaient le conduisirent en présence des deux chefs.

Ceux-ci l’examinèrent attentivement à travers les trous de leurs masques, puis el Buitre prit la parole en espagnol en s’adressant aux bandits :

— Où diable avez-vous pris ce drôle ? fit-il d’une voix rude ; il n’a pas un ochavo sur lui. Pendez-le, et que tout soit dit

— Oui, observa le lieutenant, il n’est bon qu’à cela, puisqu’il a été assez stupide pour venir se jeter à l’étourdie dans des filets tendus pour prendre un plus noble gibier.

— Permettez, excellence, observa un des bandits en saluant respectueusement, cet homme n’a pas été pris par nous.

— Alors, comment est-il ici ?

— Parce que, illustre capitaine, il nous a instamment demandé à être conduit en présence de Votre Seigneurie, ayant à vous révéler des choses de la dernière importance.

— Ah ! fit le chef. Mais, ajouta-t-il, je reconnais ce quidam : c’est, si je ne me trompe, le huesped du meson de San-Juan.

Le prisonnier s’inclina affirmativement.

C’était en effet le digne Saccaplata lui-même. Après avoir expédié son criado (domestique) et pendant que don Cornelio était auprès du colonel, l’hôtelier avait réfléchi que l’on ne fait bien ses affaires que soi-même, et comme probablement il avait à cœur que celle-là réussît, il s’était mis à la poursuite du peon, qu’il n’avait pas eu de peine à atteindre, car le pauvre diable ne se souciait que fort peu d’accomplir la mission dont son maître l’avait chargé.

Saccaplata l’avait renvoyé au meson, et tandis que le peon retournait tout joyeux sur ses pas, il avait tenté lui-même l’aventure.

— Ah çà ! observa le lieutenant, est-ce que le seigneur Saccaplata désirerait entrer en rapport d’affaires avec nous ? ce serait une excellente idée, cela.

— Je ne dis pas non, honorable caballero, répondit l’hôtelier d’une voix mielleuse ; les affaires vont très-mal en ce moment, et il est certain que quelques bénéfices de plus honnêtement gagnés ne seraient nullement mal venus ; mais provisoirement je ne désire…

— Au fait ! interrompit brusquement el Buitre, nous n’avons pas de temps à perdre en sots discours.

L’hôtelier comprit qu’il fallait être bref, s’il ne voulait s’attirer certains désagréments.

— Le fait, le voici, dit-il ; j’ai chez moi, en ce moment, plusieurs voyageurs riches.

— Nous savons cela. Après ?

— Parmi eux se trouve le seigneur colonel…

— Don Sébastian Guerrero, se rendant à Tepic avec sa fille et quatre domestiques, interrompit le lieutenant. Après ?

— Après, fit l’hôtelier décontenancé.

— Oui, après ? reprit le lieutenant.

— C’est tout.

— Comment, drôle, et c’est pour nous dire une chose que nous savons aussi bien que toi, que tu as l’effronterie de te risquer parmi nous ? s’écria el Garrucholo.

— Je croyais vous rendre service.

— Tu voulais nous espionner !

— Moi !

— Parfaitement. Nous prends-tu pour des niais de ton espèce, misérable ? Mais tu te souviendras de cette visite. L’orejada, ajouta-t-il en se tournant vers les deux bandits qui étaient demeurés près de l’hôtelier.

— Un instant, fit le capitaine.

Saccaplata croyant en être quitte pour la peur, grimaça un sourire.

— Je vais te dire, moi, reprit le capitaine, pourquoi tu es venu ; tu veux te venger du colonel Guerrero, qui, il y a quelques heures, t’a infligé une correction méritée,

— Mais, hasarda l’hôtelier…

— Silence ! n’essaie pas de nier, j’étais là, j’ai vu ce qui s’est passé ; comme tu es trop lâche pour oser te venger toi-même, tu as pensé à nous, supposant que nous ne refuserions pas de te rendre ce petit service. Qu’en dis-tu, est-ce vrai ?

— Hum ! je ne me permettrai pas de démentir Votre Excellence, répondit l’hôtelier, qui commençait à regretter de s’être fourré dans ce guêpier.

Les bandits, attirés par le colloque, s’étaient peu à peu rapprochés et formaient le cercle autour des interlocuteurs en riant sournoisement entre eux. Cependant, bien qu’accoutumés aux bénignes excentricités de leur digne chef, ils étaient loin de s’attendre au dénouement de cette scène.

Après avoir prouvé clair comme le jour à Saccaplata qu’il n’était pas dupe du motif qui l’avait poussé à venir offrir ses bons offices aux salteadores, le capitaine continua en ces termes, en souriant d’un air narquois :

— Cher huesped de mon cœur, nous ne refusons pas de nous charger de ta vengeance, d’autant plus que nous avions déjà l’intention d’arrêter le colonel.

— Ah ! fit l’hôtelier, qui commençait à se rassurer.

— Oui ; seulement, après y avoir mûrement réfléchi, nous avions renoncé à ce projet ; le colonel est brave, il se défendra ; de plus, il a avec lui quatre hommes déterminés et bien armés… ma foi, il y avait trop à risquer ; mais si tu y tiens…

— Énormément, s’écria l’autre, trompé par le ton de fausse bonhomie du bandit.

— Fort bien, reprit celui-ci en changeant de ton ; alors c’est une affaire que nous faisons ensemble. Or, toute affaire se paie, tu ne l’ignores pas, mon drôle.

Saccaplata fit un geste de désappointement en se tournant involontairement vers les salteadores, qui le regardaient d’un air goguenard.

— En conséquence, continua impassiblement le capitaine, tu vas me payer vingt onces pour ta vengeance, que je prends à mon compte, et dix pour ta rançon.

— Dieu me garde ! s’écria l’hôtelier en joignant les mains avec désespoir, je n’ai jamais, même en rêve, possédé pareille somme.

— Cela m’est parfaitement indifférent. Je ne reviens, dans aucune circonstance, sur une détermination ; un autre jour, tu y réfléchirais à deux fois, avant de venir te mettre à l’étourdie dans les serres del Buitre. L’orejada…

— Oh ! monseigneur s’écria le malencontreux Saccaplata, en tombant à genoux, je suis un pauvre diable, ayez pitié de moi, noble capitaine, je vous en supplie.

— Allons ! qu’on en finisse !

Malgré ses cris et ses supplications, l’hôtelier fut saisi et emmené par ses gardiens, au milieu des rires et des sarcasmes des bandits, que le spectacle promis par le capitaine mettait en joie.

— Arrêtez ! s’écria tout à coup l’hôtelier, je crois avoir sur moi un peu d’argent.

— Non ! non ! s’écrièrent les salteadores, qu’il donne tout ou bien l’orejada

El Garrucholo fit un geste.

L’ordre se rétablit.

— Voyons ? dit-il.

Le misérable poussa un soupir, et avec une difficulté extrême, après avoir fouillé dans toutes ses poches avec force protestations qu’il était ruiné de fond en comble, lamentations et protestations que les bandits écoutèrent avec une indifférence stoïque, il parvint enfin à compléter un peu plus de la moitié de la somme.

— Hum ! fit le lieutenant en empochant l’argent, ce n’est guère ; mais je suis bon diable. Tu n’as pas davantage ?

— Oh ! je vous le jure, excellence, fit-il en retournant toutes ses poches.

— Enfin, reprit philosophiquement el Garrucholo, à l’impossible nul n’est tenu, et puisque tu n’as que cela…

— Bien sûr ! fit l’autre, dont le visage se rasséréna et qui se crut sauvé.

— Eh bien ! continua le lieutenant, qu’il ne soit attaché que par une oreille ; il faut être juste.

Un éclat de rire immense de toute la troupe accueillit cette décision.

L’hôtelier fut enlevé, porté près d’un arbre, et avant qu’il eût compris ce qu’on voulait de lui, il poussa un cri de douleur horrible ; un bandit, d’un coup de poignard, l’avait cloué à l’arbre par l’oreille droite.

— Là, voilà qui est fait, dit le lieutenant. Maintenant, je t’avertis que si tu continues à beugler ainsi, on te bâillonnera.

— Traîtres ! bourreaux ! assassins ! tuez-moi !

— Non, mais écoute : cette blessure n’est rien, il t’est facile de te délivrer en tirant un peu ; ton oreille sera déchirée, il est vrai, mais on ne peut pas tout avoir ; aussitôt libre, retourne chez toi ; un de nos amis t’accompagnera, et tu lui compteras le reste de la somme.

— Jamais ! hurla l’hôtelier. Jamais ! j’aime mieux mourir.

— Alors, fort bien, tu mourras, et puis après nous enlèverons ce que renferme la cachette que tu as si adroitement dissimulée dans le mur de ton cuarto, en plaçant devant un tableau de Nuestra Senora de Guadalupe. Hein ? Qu’en penses-tu ?

À peine le lieutenant finissait-il de parler que l’hôtelier, par un brusque mouvement, avait recouvré sa liberté.

Sans songer à son oreille affreusement mutilée, il se jeta aux genoux d’el Garrucholo.

— J’accepte, monseigneur, j’accepte ; mais, je vous en prie, ne me ruinez pas.

— Je savais bien que tu comprendrais. Pars, drôle, et si cela peut te consoler, sache que tu seras vengé du colonel.

— Oui, murmura à part lui l’hôtelier, mais qui me vengera de toi ? Merci, dit-il à haute voix, cette promesse me fait oublier ma douleur.

— Tant mieux ! surtout pas de trahison, ou sans cela nous saurons te retrouver.

Saccaplata baissa la tête sans répondre.

Il comprenait que mieux eût valu pour lui demeurer tranquille dans sa maison, et, sans chercher une vengeance problématique qui lui coûtait trente onces d’or et une oreille, laisser les événements suivre leur cours.

Arrivé chez lui, il acquitta le reste de sa rançon, et, fermant sa porte au nez du bandit qui l’avait accompagné et le remerciait d’un air goguenard, il se laissa tomber sur un banc, et, accablé par tant d’émotions terribles, il s’évanouit.