La Fièvre d’or/04

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Amyot (p. 42-58).
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IV

LA BARRANCA DEL MAL PASO

Le reste de la nuit, en apparence du moins, se passa calme et tranquille, et rien ne vint troubler le repos dont jouissaient les hôtes du meson de San-Juan.

Vers quatre heures du matin, les portes des cuartos des voyageurs commencèrent à s’ouvrir les unes après les autres ; les lumières coururent dans les patios. Les cris des muletiers et les grelots de leurs montures réveillèrent le colonel et sa fille, en les avertissant qu’il était temps de se préparer au départ.

Don Sebastian, d’après les soupçons que lui avait suggérés don Cornelio, ne se souciait nullement, ayant avec lui une jeune fille, de se mettre en route avant le lever du soleil, surtout se trouvant dans l’obligation de traverser la gorge que nous avons décrite dans le précédent chapitre, où il était excessivement facile de tendre une embuscade.

Cette gorge, comme nous l’avons dit, nommée la barranca del mal paso, était fort mal famée. Depuis quelques mois, plusieurs meurtres s’y étaient accomplis, et le redoutable chef de salteadores el Buitre, passait pour y avoir établi son quartier général.

Nous savons à quoi nous en tenir sur cette dernière assertion.

Bien que doué d’un courage à toute épreuve, le colonel ne se souciait nullement d’aller pendant les ténèbres se jeter dans un guêpier, dont il aurait été impossible de sortir sain et sauf.

À la lumière du soleil, il avait meilleur espoir, pour deux raisons : c’est que les domestiques qui l’accompagnaient étaient de vieux soldats aguerris au feu et fort attachés à sa personne ; la seconde, c’est que les brigands mexicains sont généralement fort lâches, et que dès qu’ils trouvent une résistance sérieuse de la part de ceux qu’ils attaquent, ils renoncent immédiatement à la partie.

Ces deux raisons d’abord, et ensuite la crainte d’effrayer sa fille et de l’exposer inutilement à des dangers impossibles à neutraliser pendant l’obscurité, engagèrent donc le colonel à laisser partir devant lui tous les autres voyageurs du meson ; ceux-ci ne tardèrent pas, en effet, à quitter l’hôtellerie et à se disperser dans diverses directions.

Le señor Saccaplata, le visage pâle, les sourcils froncés et la tête enveloppée de bandes et de compresses, se promenait de long en large dans le patio, les bras derrière le dos, levant de temps en temps les yeux d’un air de mauvais humeur vers la fenêtre du colonel, tout en grommelant à voix basse.

— Corps du Christ ! est-ce qu’il ne se décidera pas bientôt à partir, ce pimpant colonel, si leste à faire donner la bastonnade aux pauvres gens ? Mais il aura beau faire, il n’échappera pas au sort qui l’attend.

En ce moment, un homme parut dans le patio en raclant une jarana (guitare) et chantant à demi-voix :

No sabe donde mirar,
De todo teme y rezela,
Si al cielo teme su furia
Porque hizo al cielo ofensa.

[1]


Ces vers, tirés de la romance du roi Rodrigue, bien que chantés peut-être sans intention maligne, se rapportaient cependant si bien à la position présente de l’hôtelier, qu’il se retourna tout effarouché du côté du malencontreux chanteur en l’apostrophant brutalement de sa voix la plus rauque.

— Au diable vos chansons ! lui dit-il. Qu’avez-vous besoin de venir glapir ainsi à mes oreilles, lorsque vous devriez, au contraire, faire vos préparatifs de départ ?

— Eh mais ! c’est notre digne huesped en personne, répondit don Cornelio avec l’accent joyeux qui lui était habituel ; comment ! vous n’aimez pas la musique ? Vous avez tort, mon hôte, car ce que je vous chante est réellement beau.

— C’est possible, fit l’autre d’un ton bourru ; mais je vous serai obligé de me dispenser d’en entendre davantage.

— Oh ! oh ! vous n’êtes pas de bonne humeur, ce matin ; mais qu’avez-vous donc, que vous voilà si enmitouflé ? Sur mon âme ! seriez-vous malade. Oh ! je vois ce que c’est, vous aurez dormi la fenêtre ouverte et attrapé une rage de dents.

L’hôtelier devint vert de colère impuissante.

— Caballero ! s’écria-t-il, prenez garde !

— À quoi ? répondit paisiblement don Cornelio ; le mal de dents ne se gagne pas, que je sache. Pauvre homme ! la douleur le fait divaguer. Soignez-vous, mon bon, soignez-vous, je vous le conseille.

Et sans plus de cérémonie, il lui tourna le dos et reprit, au point où il l’avait laissé, le chant qui agaçait si fort l’hôtelier.

— Hum ! murmura celui-ci, en lui montrant le poing par derrière, j’espère bien que tu attraperas quelque chose dans la bagarre, toi, avec ton air narquois ! Ah ! ajouta-t-il, voilà le soleil qui se lève, il se décidera peut-être enfin à descendre.

En effet, en ce moment le soleil apparaissait dans un flot de vapeurs, et après un crépuscule dont la durée fut presque nulle, le jour succéda pour ainsi dire immédiatement à la nuit.

Don Cornelio, aidé par les domestiques du colonel, pansait les chevaux et sellait les mules, préparatifs qui eurent le privilége d’amener sur les lèvres renfrognées de l’hôtelier un sourire, soit dit en passant, dont l’expression plus que suspecte aurait peut-être donné fort à réfléchir au colonel, s’il avait pu l’apercevoir.

Soudain un bruit de chevaux se fit entendre au dehors, et par la porte laissée ouverte après le départ des arrieros et des autres voyageurs, deux hommes à cheval firent au grand trot leur entrée dans le patio.

À cette arrivée inattendue, l’hôtelier se retourna comme si un serpent l’avait piqué.

— Allons ! murmura-t-il, à peine fait-il jour, que cette engeance maudite me tombe sur les bras !

Les deux arrivants, sans se préoccuper de la mauvaise humeur de l’hôte, mirent pied à terre, et ôtant la bride à leurs chevaux, ils les conduisirent à la noria afin de les faire boire.

Ces voyageurs étaient revêtus du costume des habitants des frontières, ils paraissaient âgés de quarante à quarante-cinq ans. De même que tous les voyageurs de ce bienheureux pays, où chacun ne doit compter que sur soi, ils étaient armés ; seulement, au lieu de la lance ou du fusil usités dans l’intérieur, ils avaient d’excellents rifles mexicains, particularité qui outre leurs zarapés de facture indienne et leurs mustangs pleins de feu et à demi sauvages, les faisait reconnaître pour des Sonoriens, ou du moins pour des hommes domiciliés dans cet État.

L’hôtelier, voyant que les nouveaux-venus ne semblaient nullement s’occuper de lui, se décida enfin à faire quelques pas vers eux et à leur adresser la parole.

— Que demandez-vous ? leur dit-il.

— Rien, quant à présent, répondit le plus âgé, mais dès que nos chevaux auront fini de boire, vous leur donnerez à chacun une mesure de maïs et une botte d’alfalfa.

— Je suis le mesonero et non un peon ; ce n’est pas à moi de vous servir, fit-il brutalement.

Le voyageur qui avait parlé regarda l’hôtelier de travers.

— Que ce soit par vous ou par vos criados, peu m’importe, répondit-il sèchement ; pourvu que l’ordre que je vous donne soit exécuté promptement, parce que je suis pressé.

Devant cette rebuffade, et surtout à cause du coup d’œil qui l’avait accompagnée, le huesped jugea prudent de rentrer ses cornes et de prendre un ton plus conciliant.

Depuis quelques heures, le pauvre Saccaplata n’était pas heureux avec ses voyageurs ; tous ceux que le ciel lui envoyait avaient l’air de novillos (jeunes taureaux) échappés du toril.

— Vos excellences sont sans doute pressées de se remettre en route ? dit-il d’une voix insinuante.

Les étrangers ne répondirent pas.

— Sans être trop curieux, reprit l’hôtelier qui ne se décourageait pas, puis-je savoir quelle direction comptent prendre vos honorables seigneuries ?

L’un des voyageurs releva alors la tête, et regardant bien en face l’indiscret mesonero :

— Si on vous le demande, fit-il d’un ton goguenard, vous répondrez que vous ne le savez pas. Allez, mon brave homme, faites-nous servir, et soufflez votre propre puchero[2] sans vous occuper du nôtre ; vous pourriez le trouver trop chaud pour vous.

L’hôtelier baissa les épaules, et s’esquiva d’autant plus lestement qu’il venait d’apercevoir le colonel, qui en ce moment même entrait dans le patio, et qu’il ne se souciait pas de se rencontrer avec lui.

Les deux étrangers échangèrent un sourire entre eux, et sans plus de conversation, ils surveillèrent le péon, qui faisait manger à leurs chevaux la provende qu’ils avaient commandée.

Don Sébastian était prêt à partir ; il venait donner un dernier coup d’œil aux chevaux avant de faire descendre sa fille.

Don Cornelio s’approcha de lui dès qu’il l’aperçut, et après lui avoir souhaité le bonjour, il le tira un peu à l’écart, et lui parlant bas :

— Voyez donc, colonel, lui dit-il en lui désignant les étrangers, voilà de rudes compagnons, si je ne me trompe.

— En effet, répondit don Sébastian ; je ne les avais pas encore aperçus.

— Ils ne font que d’arriver ; ce seraient de bonnes recrues ajoutées à notre troupe, s’ils consentaient à venir avec nous. Qu’en pensez-vous ?

— Je pense que vous avez raison, mais le voudront-ils ?

— Pourquoi pas ? s’ils suivent la même route que nous, ils retireront autant d’avantages de notre présence que nous de la leur.

— C’est vrai. Leur avez-vous parlé ?

— Non ; je vous l’ai dit, ils arrivent à l’instant ; vous devriez essayer de les décider.

— Je ne vois pas d’inconvénient à le tenter du moins, répondit le colonel.

Quittant alors don Cornelio, il s’avança vers les étrangers, et les saluant poliment :

— Vous avez de magnifiques chevaux, caballeros, leur dit-il ; je les reconnais pour être des prairies.

— Ce sont effectivement des chevaux des prairies, caballero, répondit un des étrangers en rendant le salut qui lui était fait.

— Vous terminez votre journée de bien bonne heure, continua le colonel. Avec des montures comme les vôtres, on doit cependant pouvoir faire de longues traites.

— Qui vous fait supposer, caballero, que notre journée soit finie ?

— Mais, votre arrivée dans cette hôtellerie d’aussi bon matin.

— Ah !… vous pourriez vous tromper.

— Pardonnez-moi mon indiscrétion, caballeros. Venez-vous de Guadalajara, ou bien y retournez-vous ?

— Caballero, répliqua sèchement celui des étrangers qui, jusqu’alors, avait porté la parole, nous vous pardonnons d’autant plus votre indiscrétion qu’il paraît que dans cette hôtellerie tout le monde passe son temps à faire des questions. Seulement, vous me permettrez de ne pas répondre à la vôtre ; nous sommes de vieux voyageurs, mon ami et moi, et nous savons que sur les routes de ce pays on se repent souvent de trop raconter ses affaires, mais jamais de les garder pour soi.

Le colonel se redressa d’un air piqué.

— À votre aise, caballero, répondit-il froidement, je ne puis vous en vouloir de votre prudence ; seulement je vous ferai observer que vous avez mal compris mes intentions ; je ne voulais, au cas où vous auriez été dans la tierra caliente, que vous offrir mon escorte pour traverser un passage mal famé, où est embusquée en ce moment la troupe d’un bandit redoutable nommé el Buitre.

— Je connais l’homme de réputation, fit l’étranger d’un ton un peu plus affable ; mon ami et moi nous suffirons, je l’espère, pour nous débarrasser de lui ; cependant, bien que je n’accepte pas votre offre, je vous remercie de la cordialité qui, sans me connaître, vous a poussé à me la faire.

La conversation en demeura là ; les deux hommes se saluèrent avec toutes les marques de la plus exquise politesse et se tournèrent le dos.

Le colonel, froissé de la façon dont ses avances avaient été reçues, donna l’ordre du départ et alla chercher sa fille.

Un instant après il reparut avec elle. La troupe se mit en selle, et sur un signe de don Sébastian, elle partit.

En passant devant les étrangers qui regardaient défiler la petite troupe, le colonel ôta son chapeau, ainsi que don Cornelio ; doña Angela fit un salut gracieux qu’elle accompagna d’un charmant sourire.

Les étrangers se découvrirent respectueusement et s’inclinèrent profondément devant la cavalcade.

— Tiens, drôle, dit le colonel en jetant une once à l’hôtelier, qui assistait d’un air sournois au départ, voilà pour panser tes blessures.

Saccaplata ramassa vivement l’once, la serra dans sa poche et fit le signe de la croix en murmurant :

— Il t’en faudra beaucoup d’onces, à toi, pour guérir tes blessures !… Bah ! ajouta-t-il avec un rire sinistre, c’est maintenant l’affaire del Buitre ; qu’ils s’arrangent ensemble !

Lorsque don Sébastian eut quitté l’hôtellerie, il divisa sa troupe en trois corps, c’est-à-dire que deux de ses domestiques marchèrent en avant, le fusil sur la cuisse, deux autres en arrière, tandis que lui et don Cornelio, gardant doña Angela entre eux, se tinrent au milieu. Tout étant ainsi disposé, et l’ordre donné de veiller avec soin de tous les côtés, la cavalcade partit au grand trot.

Cependant, ainsi que nous l’avons dit, les deux étrangers étaient demeurés au meson.

Ils suivirent des yeux la petite troupe pendant assez longtemps, puis comme leurs chevaux avaient fini de manger, ils s’occupèrent à leur remettre le mords et à resserrer les sangles.

— Ma foi, don Luis, dit enfin le plus jeune à l’autre, tant pis, je n’y puis résister, il faut que je vous avoue ce que j’ai sur le cœur, ou sans cela j’étoufferais.

— Dites, mon ami, répondit son compagnon avec un sourire triste ; pardieu ! je sais aussi bien que vous ce qui vous préoccupe.

— Peut-être ; pourtant cela m’étonnerait.

— Écoutez donc alors, Belhumeur ; vous vous demandez en ce moment pourquoi j’ai été si rude envers ce gentilhomme, que je ne connais pas, et que j’ai vu il y a un instant pour la première fois de ma vie.

— Ma foi ! vous avez deviné ; telle est en effet ma pensée ; je cherche vainement la raison d’une conduite si extraordinaire de votre part, je vous avoue que je renonce à la trouver.

— Ne cherchez pas davantage, ami, j’ai été malgré moi guidé par un pressentiment secret, par une espèce d’instinct incompréhensible qui me poussait contre ma volonté à agir ainsi que je l’ai fait.

— Voilà qui est étrange.

— Oui, n’est-ce pas ? Vous savez l’impression de répulsion instinctive que l’on éprouve à l’attouchement d’un reptile ?

— Sans doute.

— Eh bien ! lorsque cet homme s’est avancé vers moi, avant même de le voir, je le sentais, pour ainsi dire ; mon cœur battait avec force ; lorsqu’il m’a parlé, j’ai éprouvé une douleur subite incompréhensible, je me suis senti défaillir.

Belhumeur l’examina un instant avec la plus grande attention.

— Et vous concluez de cela ? fit-il.

— Je conclus que cet homme doit, à un moment donné, être mon ennemi ; qu’il se dressera devant moi, sombre et implacable, et qu’un jour il me sera fatal !

— Allons, mon ami, cela n’est pas possible : vous quittez ce pays pour n’y revenir jamais, puisque, malgré toutes vos recherches, vous n’avez pu découvrir celui pour qui vous étiez venu ici. L’homme que vous avez rencontré ce matin est officier supérieur dans l’armée mexicaine, il est peu probable qu’il quitte son pays ; tout s’y oppose ; où pourriez-vous vous rencontrer ?

— Je ne sais, Belhumeur ; je ne cherche ni à deviner ni à prévoir l’avenir. Il est évident qu’après vous avoir laissé à l’hacienda del Milagro je me rendrai à Guaymas, où je m’embarquerai, je ne sais encore pour quelle contrée, et que mon intention formelle est de ne jamais remettre le pied sur le sol mexicain ; cependant, je vous le répète, bien que cela paraisse absurde, je suis convaincu que cet homme sera mon ennemi un jour, et que l’un de nous deux tuera l’autre.

— Allons, allons, je ne veux pas discuter avec vous sur ce sujet ; mieux vaut, je crois, nous mettre en route ; nous avons aujourd’hui une longue traite à faire.

— C’est vrai, mon ami, partons, et ne pensons plus à mes pressentiments ; il en sera ce qu’il plaira à Dieu.

— Amen ! répondit Belhumeur, voilà comme j’aime vous voir ; vous ressemblez ainsi à mon brave Rafaël, mon cher Cœur-Loyal, à qui, avant de vous quitter, je veux vous présenter.

— Vous me ferez le plus grand plaisir.

Ils montèrent leurs chevaux, payèrent l’hôte et quittèrent à leur tour le meson de San Juan, prenant au pas le chemin de la barranca del mal paso, sur lequel le colonel les avait précédés.

Ils cheminèrent pendant quelque temps silencieux auprès l’un de l’autre ; enfin le Canadien, qui ne pouvait longtemps rester sans parler, prit la parole :

— Ne trouvez-vous pas, don Luis, lui dit-il, que, en supposant que le colonel nous ait dit vrai, deux hommes comme nous lui seraient fort utiles ?

— Que nous importe ? répondit brusquement don Luis.

— À nous, rien ; et certes, s’il ne s’agissait que de ce soldat qui vous est si antipathique, je ne m’en occuperais pas davantage, et je le laisserais comme il l’entendrait se tirer d’affaire avec les bandits.

— Eh bien ?

— Ne me comprenez-vous pas ?

— Non, sur l’honneur.

— N’avez-vous pas vu la charmante enfant qui l’accompagne ?

— Sans doute.

— Ne serait-il pas affreux…

— Vive Dieu ! interrompit vivement le comte de Prébois-Crancé, que le lecteur a sans doute reconnu déjà,[3] ce serait épouvantable ! Comment cette pensée ne m’est-elle pas venue ? Pauvre jeune fille ! En avant, Belhumeur, en avant ! il faut la sauver

— Ah ! s’écria le Canadien, je savais bien que je trouverais l’endroit sensible, enfin !

Les deux hommes se courbèrent sur le cou de leurs chevaux, et partirent rapides comme la tempête.

À peine avaient-ils fait un mille, que des cris et des coups de feu parvinrent à leurs oreilles.

— En avant ! morbleu ! en avant ! hurla le comte en excitant encore son cheval.

— En avant ! répéta Belhumeur.

Ils s’engouffrèrent dans la barranca avec une rapidité vertigineuse, et tombèrent comme deux démons au milieu des bandits, qu’ils saluèrent de deux coups de feu ; puis, saisissant leurs rifles par le canon, ils s’en servirent comme de massues, bondissant dans la mêlée avec une rage indicible.

Il était temps que ce secours arrivât au colonel ; trois de ses domestiques étaient tués, don Cornelio gisait blessé sur le sol, don Sébastian, appuyé contre la paroi de granit, se défendait en désespéré contre cinq ou six bandits qui l’assaillaient.

El Buitre s’était emparé de doña Angela, et l’enlevant dans ses bras robustes, il l’avait jetée en travers sur sa selle, malgré ses cris et sa résistance.

Mais tout à coup don Luis asséna un coup de crosse sur le crâne du bandit, le fit rouler à terre comme une masse et délivra la jeune fille.

Belhumeur, pendant ce temps, ne restait pas inactif ; il blessait et foulait aux pieds de son cheval tous ceux qui osaient s’opposer à son passage.

Les salteadores, surpris par cette attaque subite à laquelle ils étaient loin de s’attendre, effrayés du carnage que les arrivants faisaient de leurs compagnons, ne sachant combien d’ennemis ils allaient avoir sur les bras, furent pris d’une peur panique, et s’enfuirent dans le plus grand désordre en escaladant les rochers.

Grâce à el Garrucholo, qui, au péril de sa vie, chargea sur ses épaules son capitaine, qu’il ne voulut pas abandonner, el Buitre échappa cette fois encore au garote.

Les salteadores avaient dans cette échaufourée perdu les deux tiers de leurs compagnons.

Lorsque le calme fut rétabli et que les bandits eurent complétement disparu, don Sébastian remercia chaleureusement les deux aventuriers du secours qu’ils lui avaient porté si à propos.

Don Luis reçut poliment, mais très-froidement, les avances du colonel, se bornant à lui dire que s’il avait été assez heureux pour lui sauver la vie, il trouvait sa récompense dans son propre cœur, et que cela lui suffisait ; mais, malgré les vives instances du colonel, il refusa de lui faire connaître qui il était, alléguant pour seule raison qu’il allait quitter pour toujours le Mexique, et qu’il ne voulait pas le charger d’un fardeau aussi lourd que la reconnaissance.

À cette parole, doña Angela s’approcha de don Luis, et avec un sourire de doux reproche :

— Il est tout naturel, lui dit-elle, que vous qui nous avez sauvé la vie, vous l’oubliez ou du moins n’y attachiez qu’une minime importance ; mais mon père et moi nous en conserverons un éternel souvenir.

Et avant que don Luis pût s’y opposer, la charmante enfant bondit comme une jeune biche, lui jeta les bras autour du cou et lui présentant son front pur et encore un peu pâle :

— Embrassez-moi, mon sauveur, lui dit-elle avec des larmes dans la voix.

Le comte, ému malgré lui par cette action d’une si naïve franchise, déposa un respectueux baiser sur le front de la jeune fille en se détournant pour ne pas laisser lire l’impression douce et douloureuse à la fois que lui faisait éprouver une action si simple.

Doña Angela, souriante et rougissante, se réfugia, honteuse, dans les bras de son père, en laissant dans la main de don Luis une petite relique qu’elle portait habituellement au cou.

— Gardez-la, lui dit-elle, avec cette douce superstition espagnole si remplie de grâce, elle vous portera bonheur.

— Oui, je la garderai, señorita, répondit le comte en la cachant dans sa poitrine, pour me souvenir du moment de bonheur qu’à votre insu vous m’avez fait éprouver aujourd’hui, en me prouvant que malgré mes malheurs mon cœur n’est pas encore aussi mort que je le croyais.

On fit les préparatifs de départ. Don Sébastian, privé de ses domestiques, ne pouvait songer à continuer son voyage ; il voulait retourner à Guadalajara, afin de prendre une autre escorte qui lui permît de ne plus exposer sa fille à un danger semblable à celui auquel elle n’avait échappé que par miracle. Seulement le colonel était fort embarrassé de don Cornelio, qu’il ne voulait pas abandonner, et que cependant il ne savait comment transporter.

— Je me charge de cet homme, caballero, lui dit alors don Luis ; ne vous en occupez pas davantage ; mon ami et moi, nous ne sommes pas fort pressés, nous le conduirons au meson de San-Juan, où nous ne le quitterons qu’après complète guérison.

Deux heures plus tard, les deux troupes se séparèrent devant le meson de Saccaplata, qui les vit revenir d’un air effaré ; mais le colonel jugea à propos, dans l’intérêt de don Cornelio, de paraître ignorer la part que l’hôtelier avait prise à l’attaque dont lui et sa fille avaient failli être victimes.

Don Sébastian et don Luis se quittèrent en se saluant froidement comme des hommes qui sont persuadés qu’ils ne se reverront jamais.

Mais nul ne peut prévoir l’avenir, et à leur insu le hasard devait les placer plus tard face à face dans des circonstances étranges dont, certes, en ce moment, ni l’un ni l’autre ne soupçonnaient la réalisation.

FIN DU PROLOGUE.
  1. Il ne sait où regarder,
    Il redoute ou se méfie de tout.
    S’il a peur de la colère du ciel,
    Pourquoi l’offensa-t’il ?

  2. Expression proverbiale qui signifie littéralement : soufflez votre pot-au-feu.
  3. Voir La grande Flibuste, 1 vol. in-12, chez Amyot, libraire-éditeur, 8, rue de la Paix, à Paris.