La Fièvre d’or/05

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Amyot (p. 59-70).
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LA FIÈVRE D’OR


I

UNE HALTE DE NUIT.


Avant la découverte des riches placeres des environs de San-Francisco, la Californie était complétement sauvage et à peu près inconnue. Le port de San-Francisco, le plus beau et le plus vaste du monde, appelé dans un avenir prochain à devenir l’entrepôt du commerce dans le Pacifique, n’était alors fréquenté que par les baleiniers, qui à l’époque où les baleines se retirent dans les eaux basses, venaient les y pécher, les dépecer et fondre leur huile.

Quelques Indiens Têtes-Plates erraient à l’aventure dans les vastes forêts qui couvraient le littoral, et dans cette contrée, dont l’industrie s’est aujourd’hui emparée et qui entre à pleines voiles dans le mouvement du progrès, les bêtes fauves régnaient seules en maîtresses.

Un ancien officier de la garde suisse du roi Charles X avait fondé une colonie malingre sur le territoire de San-Francisco, et exploitait tant bien que mal des bois de construction, qu’il débitait et mettait en planches au moyen de quelques moulins à eau.

Voilà quel était à peu près l’état dans lequel croupissait cette magnifique contrée, lorsque soudain éclata comme un coup de foudre la nouvelle de la découverte des riches placeres en Californie.

Alors, comme si ce pays eût été subitement touché par la baguette magique d’un puissant enchanteur, il fut instantanément transformé. De tous les coins du monde, les aventuriers y affluèrent, apportant avec eux cette fiévreuse activité et cette audace sans bornes qui ne connaissent pas de difficultés et surmontent tous les obstacles.

Là où quelques jours auparavant s’étendaient de sombres et mystérieuses forêts vieilles comme le monde, une ville fut créée, improvisée, et en quelques mois à peine compta ses habitants par dizaines de milliers ; son port, si longtemps désert, regorgea de navires de toutes sortes et de toute grandeur, et la fièvre de l’or renouvela les saturnales des conquérants espagnols du moyen-âge.

Alors, pendant quelque temps, ce pays offrit à l’œil de l’observateur le spectacle le plus hideux, le plus grandiose, le plus navrant et le plus saisissant qui se puisse imaginer.

Tout était mêlé, confondu, bouleversé ; c’était un tohu-bohu, un chaos, un gâchis impossible à décrire, où rien n’existait plus, où tout lien était rompu, tout idée sociale à néant, et dans cet épouvantable pêle-mêle, dans cette effroyable course aux placeres, se vautraient les truands et les gentilshommes, les soldats et les prêtres, les diplomates et les médecins, tous courant, hurlant, se bousculant, jouant du poignard ou du revolver, n’ayant plus qu’une idée, qu’un instinct, qu’une passion, l’or.

Pour de l’or ces gens eussent tout vendu : conscience, honneur, probité, tout, jusqu’à eux-mêmes !

Nous n’entrerons pas dans de plus grands détails sur cette période inouïe, pendant laquelle la Californie sortit du néant pour venir enfin, après dix ans de luttes terribles, prendre rang parmi les peuples civilisés. D’autres plumes bien autrement éloquentes que la nôtre ont entrepris la rude tâche de nous faire l’histoire de ces péripéties saisissantes.

Nous nous bornerons à constater qu’à l’époque où se passa l’histoire que nous nous proposons de raconter, l’or venait à peine d’être découvert et la Californie se débattait convulsivement sous le coup de son plus fort accès de delirium tremens.

C’était environs trois ans après les événements que nous avons rapportés dans notre précédent chapitre.

Dans la sierra Nevada, sur les versants pittoresques qui descendent graduellement jusqu’à la mer, au sein d’une immense forêt vierge, à cent lieues de San-Francisco, entre cette dernière ville et los Angeles, la chaleur avait été étouffante pendant le jour ; au coucher du soleil, la brise de mer s’était élevée et avait un peu rafraîchi l’atmosphère. Cependant la brise était tombée presque aussitôt, et la température était redevenue lourde et accablante.

Les arbres, immobiles, cachaient sous leurs épaisses ramures les oiseaux de toutes sortes, qui, tapis sous la feuillée, ne révélaient par intervalles leur présence que par des cris aigus et discordants ; de hideux alligators, vautrés dans la fange des marécages ou cramponnés aux troncs des arbres morts, épars çà et là, étaient les seuls êtres vivants qui animassent le paysage, rendu plus sombre et plus morne par la lueur pâle, incertaine et tremblottante des rayons de la lune, qui filtraient à grand’peine à travers les rares éclaircies du dôme de verdure de la forêt et se jouaient capricieusement et fantastiquement sur les arbres et les branches sans parvenir à diminuer la mystérieuse obscurité qui régnait sous le couvert.

Un bruit de pas de chevaux se fit entendre dans une des innombrables sentes tracées par les pieds des bêtes fauves, et dont les réseaux inextricables se croisent dans tous les sens pour aboutir à des cours d’eau inconnus, servant d’abreuvoirs aux redoutables bêtes du désert ; et deux hommes débouchèrent dans une clairière formée par la chute de plusieurs arbres morts de vieillesse, et dont les troncs moussus étaient déjà en décomposition.

Ces deux hommes que nous mettons en scène étaient tous deux revêtus du costume des chasseurs ou coureurs des bois, armés du rifle américain, du long couteau et du machete ; une reata roulée et attachée à l’arçon de la selle les faisait reconnaître pour des partisans des frontières mexicaines.

Tous deux semblaient avoir passé le milieu de la vie.

Mais là finissait entre eux la ressemblance ; car au premier coup d’œil il était facile de deviner que l’un appartenait à la race européenne du Nord, tandis que son compagnon, au contraire, par la teinte olivâtre de sa peau et les traits anguleux de son visage offrait le type parfait des Indiens originaires du Chili, si éloquemment célébrés par Ercilla, et connus dans l’Amérique du Sud sous le nom de Araucanos, race forte, intelligente, énergique, la seule de toutes les nations aborigènes du Nouveau-Monde qui ait su jusqu’aujourd’hui conserver sa nationalité et faire respecter son indépendance.

Ces deux hommes, que le lecteur a sans doute reconnus déjà, s’il a lu nos précédents ouvrages, étaient Valentin Guilois, le chercheur de pistes, et Curumilla, son silencieux et tout dévoué compagnon, depuis que le hasard avait, tant d’années auparavant, conduit Valentin en Araucanie.

Les années, en s’accumulant sur la tête des deux hommes, n’avaient apporté que peu de changement dans leur apparence extérieure ; ils étaient toujours aussi droits et semblaient aussi vigoureux.

Seulement, quelques plis de plus s’étaient creusés sur le front rêveur du Français, et quelques fils argentés ajoutés aux mèches de sa chevelure ; ses traits, plus anguleux, avaient maintenant des lignes fermes et arrêtées, que seules produisent la réflexion et les longues luttes vaillamment soutenues ; son œil était toujours aussi franc, mais l’éclair qui s’en échappait était plus profondément incisif, et sa physionomie avait cette expression mélancoliquement résignée que les déceptions de toutes sortes et les grandes douleurs impriment d’une façon indélébile sur le visage des hommes forts que les terribles orages de la vie ont souvent courbés, sans pourtant jamais les abattre.

L’Indien était toujours morose, concentré ; l’âge, qui avait eu encore moins de prise sur son organisation, que sur celle de son compagnon, avait seulement augmenté dans d’énormes proportions la taciturnité habituelle du digne Araucan et jeté sur son visage sombre un voile plus épais de ce fatalisme impassible particulier à la race aborigène de l’Amérique.

Les deux hommes s’avançaient lentement, côte à côte, semblant plongés dans de sérieuses réflexions.

Parfois Valentin s’arrêtait, jetait un regard investigateur autour de lui, puis il reprenait sa marche en secouant la tête d’un air de doute.

Chaque fois que le chasseur retenait ainsi la bride de son cheval, Curumilla l’imitait, mais sans témoigner par aucun signe, ni par aucun geste qu’il s’intéressât le moins du monde à la manœuvre à laquelle se livrait son ami.

Cependant la forêt se faisait à chaque pas plus épaisse, les sentes devenaient plus étroites, et tout semblait présager que bientôt les chevaux ne pourraient plus avancer, empêchés par les lianes qui se croisaient, s’enchevêtraient et s’enroulaient de façon à former presqu’un rideau devant eux.

Les deux cavaliers atteignirent enfin, après des difficultés extrêmes, la clairière dont nous avons parlé plus haut ; arrivé là, Valentin s’arrêta, et poussant un soupir de soulagement :

— Pardieu ! dit-il, Curumilla, mon ami, j’ai été bien fou de vous croire et de vous suivre jusqu’ici ; il est évident que nous sommes perdus.

L’Indien secoua négativement la tête.

— Hum ! je sais que vous autres vous avez un merveilleux talent pour suivre une piste, et que sans jamais être venus dans un endroit, il est rare que vous vous égariez. Cependant, ni vous ni moi n’avons jusqu’à présent parcouru ces parages, qui nous sont parfaitement inconnus ; l’obscurité est si complète, que c’est à peine si je distingue les objets à deux pas devant moi. Croyez-moi, convenez-en, nous sommes perdus. Pardieu ! ces choses-là arrivent à tout le monde. Je suis d’avis de nous arrêter ici et d’attendre le lever du soleil avant que de reprendre nos recherches, d’autant plus que, depuis près de deux heures, il nous a été impossible de découvrir la moindre trace qui nous prouvât que nous sommes toujours sur la bonne voie.

Curumilla, sans répondre, mit pied à terre, explora la clairière dans tous les sens ; puis, au bout de quelques minutes, il revint auprès de son ami et fit le geste de remonter à cheval.

Valentin avait attentivement suivi ses mouvements.

— Eh bien ! lui dit-il en l’arrêtant, vous n’êtes pas encore convaincu ?

— Une heure de plus, répondit l’Indien en se dégageant doucement et se remettant en selle.

— Parbleu ! fit Valentin, je vous avoue que je commence à me fatiguer de jouer ainsi à cache-cache dans cette inextricable forêt, et si vous ne me donnez pas une preuve positive de ce que vous avancez, je suis résolu à ne pas bouger d’ici.

Curumilla se pencha vers lui, et lui montrant un objet d’assez petite dimension qu’il tenait à la main.

— Regardez, dit-il.

— Eh ! fit Valentin avec étonnement, après avoir soigneusement examiné l’objet que lui avait remis son compagnon, que diable est-ce là ? Eh ! mais, reprit-il presque aussitôt, comment ne l’ai-je pas reconnu de suite ? C’est un porte-cigare et fort beau, ma foi ; il y a même, si je ne me trompe, encore un cigare dedans.

Il demeura un instant pensif.

— Il est vrai, reprit-il, qu’il y a bien longtemps que je n’ai vu ces produits luxueux de la civilisation, que j’ai reniés, pour mener la vie d’un franc chasseur. Où avez-vous trouvé cela, Curumilla ?

— Ici, répondit-il en étendant le bras.

— Bon ! le propriétaire de cet étui ne doit pas en effet être fort loin de nous, poussons donc en avant.

Il cacha le porte-cigare, et les deux cavaliers reprirent leur route.

Après avoir traversé la clairière, la sente dans laquelle ils s’engagèrent, après s’être encore rétrécie la longueur d’un mille à peu près, commença peu à peu à s’élargir, et bientôt, grâce à quelques rayons de lune qui les éclairèrent, ils reconnurent que cette sente était foulée par un grand nombre d’animaux à pieds fourchus qui à droite et à gauche, avaient froissé les buissons et brisé les branches : ces traces étaient toutes fraîches encore.

— Allons, fit gaiement Valentin, j’avais tort tout à l’heure, Curumilla ; nous étions bien réellement dans la bonne voie, je crois que nous ne tarderons pas à rencontrer enfin ceux que nous cherchons depuis si longtemps.

Quelque chose comme un sourire sembla vouloir contracter les traits de l’Indien ; mais cette tentative ne fut pas heureuse et s’arrêta à la grimace.

Soudain Curumilla posa la main sur la bride du cheval de son compagnon, et se penchant en avant :

— Écoutez lui dit-il.

Valentin prêta l’oreille attentivement, malgré cela quelques minutes s’écoulèrent avant qu’il pût distinguer autre chose que ces bruits confus et mystérieux, qui ne s’éteignent jamais au désert ; enfin quelque chose comme une note musicale, apportée sur l’aile de la brise, vint doucement mourir à son oreille.

Le chasseur se redressa avec surprise.

— Ah ! pardieu ! s’écria-t-il, voilà un musicien qui choisit bien son temps pour se donner un concert. Je suis curieux de voir de plus près un tel original. En avant ! en avant !

Après avoir encore marché pendant à peu près la longueur d’un quart de mille, ils commencèrent à voir briller les lueurs d’un feu à travers les arbres, et ils entendirent distinctement une voix mâle et sonore qui chantait en s’accompagnant sur la jarana.

Les chasseurs s’arrêtèrent étonnés et écoutèrent.

— Vive Dieu ! murmura le Français, c’est le romancero du roi Rodrigo, chanté par une voix inconnue pendant la nuit au fond d’une forêt vierge de l’Amérique ; jamais cette puissante poésie ne m’était autant arrivée au cœur ! En effet, tout ici est en harmonie avec ce chant si triste et si véritablement désespéré. Quel qu’il soit, je veux voir l’homme qui vient à son insu de me donner quelques instants d’une si douce émotion ; serait-ce le diable en personne, je lui serrerai la main avant que les dernières mesures de l’air aient fini de vibrer à travers les cordes de sa jarana.

Et sans plus délibérer, Valentin, après avoir fait signe à Curumilla de le suivre, entra résolument dans le cercle de lumière.

Au bruit du pas des chevaux, par un mouvement prompt comme la pensée, l’inconnu rejeta sa jarana derrière son dos, et il se trouva debout, un sabre de la main droite et un revolver de la main gauche.

— Holà ! cria-t-il résolument, arrêtez-vous, s’il vous plaît, caballero, ou bien je fais feu.

— Gardez-vous-en bien, señor, répondit Valentin, qui jugea cependant prudent d’obéir à l’ordre qui lui était donné, vous risqueriez de tuer un ami, et ils sont assez rares au désert pour que, lorsque par hasard on en rencontre, on ne les reçoive pas le pistolet au poing.

— Hum ! je souhaite que vous disiez vrai, caballero, reprit l’autre toujours sur la défensive ; cependant je vous serai obligé de m’expliquer en deux mots qui vous êtes et ce que vous cherchez, avant que la connaissance devienne plus intime entre nous.

— Qu’à cela ne tienne, caballero ; je ne vois aucun inconvénient à satisfaire votre désir d’autant plus que la prudence est une des vertus théologales recommandées dans les régions où nous nous trouvons.

— Vive Dieu ! vous me faites l’effet d’être un bon compagnon ; j’espère que nous deviendrons amis avant peu, et pour vous prouver que j’en ai fermement le désir et en même temps, pour exciter votre confiance, je commencerai à vous faire connaître qui je suis, ce qui ne sera pas long.

— Dites donc, je vous en prie.

L’inconnu repassa alors son revolver à sa ceinture, fit deux ou trois pas en avant, ôta de la main gauche son large chapeau dont la longue plume balaya la terre et saluant respectueusement son interlocuteur.

— Señor caballero, dit-il avec une grâce et une politesse infinie, je me nomme don Cornelio Mendoza de Arrizabal, gentilhomme des Asturies, noble comme le roi et gueux en ce moment comme Job de bohémienne mémoire ; les quelques novillos (jeunes taureaux) couchés autour de moi sont ma propriété et celle de mon associé absent, quant à présent, à la recherche de quelques membres égarés de notre commun troupeau, mais que j’attends d’un instant à l’autre. Ces animaux ont été achetés par nous à Los Angeles, nous les conduisons à San-Francisco, avec l’intention de les vendre de notre mieux aux chercheurs d’or et autres aventuriers réunis dans cette ville fantastique.

Après avoir prononcé ce petit discours, le jeune homme salua de nouveau, remit son chapeau sur sa tête, piqua la pointe de son sabre sur sa botte et attendit le pied en avant et le poing sur la hanche.

Valentin l’avait écouté attentivement, et lorsqu’il avait parlé de son associé un éclair de joie avait brillé dans ses yeux.

Caballero, répondit-il en se découvrant à son tour, mon ami et moi nous sommes deux coureurs des bois, chasseurs ou trouveurs de traces, selon qu’il vous plaira de nous nommer ; attirés par la lumière de votre feu et le chant harmonieux qui a frappé notre oreille, nous nous sommes dirigés de votre côté dans le but de réclamer de vous cette hospitalité qui ne se refuse jamais au désert, offrant de partager nos provisions avec vous et de vous être bons compagnons tant que nous demeurerons en votre agréable compagnie.

— Soyez les biens-venus, caballeros, répliqua noblement don Cornelio, et veuillez considérer comme vous appartenant le peu que nous possédons.

Les chasseurs s’inclinèrent et mirent pied à terre.