La Fièvre d’or/11

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Amyot (p. 133-145).
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VII

EXPLICATIONS RÉTROSPECTIVES.


Avant de pousser plus loin notre récit, il nous faut donner au lecteur certains détails sur la famille et les antécédents de don Sébastian Guerrero, appelé à jouer un rôle important dans cette histoire.

La famille de don Sébastian était riche : il descendait en ligne directe d’un des premiers rois du Mexique ; le sang des Aztèques coulait pur dans ses veines. De même que plusieurs grandes familles mexicaines, ses ancêtres n’avaient pas été dépossédés par les conquérants, auxquels ils avaient, dans certaines circonstances, rendu d’importants services que ceux-ci avaient reconnus en leur conservant leurs propriétés, mais en les astreignant toutefois à ajouter un nom espagnol à leur nom mexicain, qui sonnait mal à des oreilles castillanes.

Cependant la famille Guerrero se vantait hautement de son origine aztèque, et si ostensiblement elle semblait dévouée à l’Espagne, elle conservait secrètement l’espoir de revoir un jour le Mexique, reconquérir sa liberté.

Aussi, lorsque l’héroïque Hidalgo, l’humble curé du petit village de Dolorès, leva tout à coup l’étendard de la révolte contre les oppresseurs de sa patrie, don Eustaquio Guerrero, bien que marié depuis peu à une femme qu’il adorait, et père d’un enfant de cinq à six ans à peine, fut-il un des premiers à répondre à l’appel des insurgés et à rejoindre Hidalgo, auprès duquel il se rendit à la tête de quatre cents hommes résolus, levés sur ses immenses propriétés.

Singulière révolution que celle du Mexique, dont presque tous les promoteurs et les héros furent des prêtres, seul pays au monde où le clergé ait pris ainsi hautement l’initiative du progrès et révélé ainsi ses profondes sympathies pour la liberté des peuples.

Don Eustaquio Guerrero fut tour à tour compagnon de ces modestes héros, que la dédaigneuse histoire a presque oubliés, et qui avaient noms, Hidalgo, Morelos, Hermenegildo Galeana, Allende, Abasolo, Aldama, Valerio Trujano, Torrès, Rayon, Sotomayor, Manuel Mier y Teran, et tant d’autres dont les noms m’échappent, et qui, après avoir glorieusement combattu pour la liberté de leur pays, reposent aujourd’hui dans leurs tombes sanglantes, protégés par l’auréole céleste que Dieu place au front des martyrs, quelle que soit la cause qu’ils ont défendue, si cette cause était juste.

Plus heureux que la plupart de ses braves compagnons d’armes, qui devaient les uns après les autres tomber, soit victimes de la barbarie espagnole, soit vaincus par la trahison, don Eustaquio échappa comme par miracle aux dangers sans nombre de cette guerre, qui dura dix ans, et vit enfin l’expulsion complète des Espagnols et la proclamation de l’indépendance.

Le brave soldat, vieux avant l’âge, couvert de blessures et dégoûté de l’ingratitude de ses compatriotes, qui, à peine libres, commençaient à se courir les uns sur les autres, et inauguraient cette ère funeste des pronunciamentos dont la liste est si longue déjà, et ne sera close que par la perte du pays et la ruine fatale de sa nationalité, se retira triste et soucieux dans son hacienda del Palmar, située dans la province de Valladolid, et chercha entre sa femme et son fils à rallumer quelques étincelles de ce bonheur dont il avait joui autrefois, lorsqu’il n’était alors qu’un obscur citadin.

Mais cette consolation suprême lui fut refusée ; sa femme mourut dans ses bras, deux ans à peine après leur réunion, atteinte d’un mal inconnu qui en quelques semaines, la conduisit au tombeau.

Après la mort de celle qu’il aimait de toutes les forces de son âme, don Eustaquio, brisé par la douleur, ne fit plus que végéter et traîner une existence misérable, qui se termina un an jour pour jour, heure pour heure, après la mort de sa femme, dont le nom fut le dernier mot qui erra sur ses lèvres pâlies en rendant le dernier soupir.

Don Sébastian âgé de vingt ans à peine, demeura donc orphelin ; seul, sans parents, sans amis, le jeune homme se renferma dans son hacienda, où il pleura silencieusement les deux êtres qu’il avait perdus et sur lesquels il avait concentré toutes ses affections.

Don Sébastian serait peut-être demeuré de longues années ainsi, retiré dans ses propriétés, sans voir le monde et sans songer à s’occuper de la façon dont il allait, menant la vie nonchalante, paresseuse et abrutissante des grands propriétaires qu’aucune idée d’amélioration ou de progrès ne pousse à s’occuper de leurs terres, timide et craintif comme tous les individus qui vivent seuls, employant les journées à chasser ou à dormir, si le hasard ou plutôt sa bonne étoile n’avait pris le soin d’amener au Palmar un vieux chef de partisans qui longtemps avait guerroyé avec don Eustaquio, et qui, passant à quelques lieues de là, avait senti se réveiller en lui d’anciens souvenirs et s’était dérangé de sa route afin de venir serrer la main de son vieux compagnon, dont il ignorait la mort.

Cet homme se nommait don Isidro Vargas. Il était de haute taille ; ses épaules étaient larges, ses membres athlétiques et ses traits empreints d’une énergie peu commune ; en résumé, il offrait dans toute sa personne le type de cette race forte et dévouée qui se perd tous les jours au Mexique, et dont il ne restera plus bientôt un seul rejeton.

L’arrivée inopinée de cet hôte, dont les lourds éperons et le long sabre au fourreau d’acier résonnaient avec bruit sur les dalles des chambres de l’hacienda, vint apporter la vie dans cette demeure qui semblait depuis si longtemps vouée au silence et à la morne tranquillité du cloître.

Comme tous les vieux soldats, le capitaine don Isidro avait la voix rude, l’accentuation brève et le timbre haut : ses manières étaient brusques, mais son caractère était gai et doué d’une grande égalité d’humeur.

Lorsqu’il entra, don Sébastian était en chasse, l’hacienda semblait inhabitée.

Le capitaine eut d’abord énormément de peine à rencontrer quelqu’un à qui parler dans cette habitation qui semblait déserte ; enfin à force de recherche, il parvint à découvrir un péon à demi endormi sous une verandah, qui répondit tant bien que mal aux questions qu’il lui adressait.

Ce fut ainsi, à force de patience et de questions faites avec la ruse particulière aux Mexicains, que le capitaine parvint à obtenir quelques renseignements précieux de son interlocuteur.

La mort de don Eustaquio, nous devons rendre cette justice au digne soldat, ne l’étonna que médiocrement ; il s’y attendait, pour ainsi dire, dès qu’on lui eut appris la mort de la señora Guerrero, pour laquelle il savait que son vieux compagnon professait un si grand amour ; mais en apprenant la vie oisive et inutile que menait don Sébastian depuis la mort de son père, le capitaine se livra à une colère furieuse et jura par tous les saints du calendrier espagnol (et Dieu sait s’ils sont nombreux) que cet état de choses ne durerait pas plus longtemps.

Le capitaine avait connu le jeune homme à l’époque où celui-ci n’était encore qu’un enfant ; bien des fois il l’avait fait danser sur ses genoux ; aussi, dans ses idées de droiture et de générosité, se croyait-il obligé, lui, ancien ami du père, d’enlever le fils à l’existence sans but qu’il menait.

En conséquence, le vieux soldat s’installa d’autorité dans l’hacienda et attendit de pied ferme le retour de celui qu’il était depuis longtemps habitué à considérer presque comme son fils.

La journée se passa paisiblement. Les peones indiens, accoutumés de longue date à professer le plus grand respect pour les chapeaux galonnés et les grands sabres, le laissèrent à peu près libre d’agir à sa guise, liberté dont le vieux soldat n’abusa nullement, se contentant de se faire servir un énorme vase plein d’une infusion de tamarin, qu’il plaça sur une table auprès de laquelle il s’installa commodément sur une butacca, se renversant en arrière, allongeant les jambes et se disposant à fumer une quantité énorme de cigarettes de paille de maïs qu’il confectionnait au fur et à mesure, avec cette dextérité que possède seule la race espagnole.

À peu près à l’oracion, c’est-à-dire vers six heures du soir, le capitaine, qui, à force de boire et de fumer, avait fini tout doucement par s’endormir, fut réveillé en sursaut par un grand bruit mêlé de cris, d’aboiements et de hennissements de chevaux qu’il entendit au dehors.

— Ah ! ah ! fit-il en retroussant sa moustache, je crois que voilà enfin le muchacho (jeune homme).

C’était, en effet, don Sébastian qui revenait de la chasse.

Le vieux partisan, placé en face d’une fenêtre, put à son aise examiner le fils de son ami sans être aperçu de lui ; il ne put réprimer un sourire de satisfaction à l’aspect du vigoureux jeune homme, aux traits altiers empreints d’audace, de sauvagerie et de timidité, et aux membres bien découplés, qui s’offrit à sa vue.

— Quel malheur, murmura-t-il à part lui, si une si belle nature s’usait ici sans profit pour les autres ni pour elle-même ! Ce ne sera pas de ma faute si je ne parviens pas à faire sortir ce garçon de l’état de léthargie dans lequel il est plongé ; je dois bien cela au souvenir de son pauvre père.

Tout en faisant ces réflexions, comme il entendit un cliquetis d’éperons dans la salle qui précédait celle où il se trouvait, il se laissa retomber dans sa butacca et reprit sa physionomie impassible et indifférente.

Don Sébastian entra ; il y avait plusieurs années qu’il n’avait vu le capitaine. L’accueil qu’il lui fit, bien qu’un peu gauche et embarrassé, fut cependant affectueux.

Après les premiers compliments, les deux interlocuteurs prirent place en face l’un de l’autre.

— Eh bien ! muchacho, dit le capitaine en entamant brusquement l’entretien, tu ne t’attendais guère à ma visite, hein ?

— Je vous avoue, capitaine, que j’étais en effet loin de supposer que vous viendriez me voir. À quel heureux hasard dois-je le plaisir de vous posséder chez moi ?

— Je te dirai cela plus tard, muchacho ; quant à présent, nous causerons d’autre chose, si cela t’est égal.

— À votre aise, capitaine, je ne veux vous déplaire en rien.

— Nous verrons cela tout à l’heure, cuerpo de Dios, et d’abord, pour parler franchement, je te dirai, muchacho, que ce n’était pas toi que j’avais l’intention de voir, mais bien ton digne père, mon brave général, voto a brios ! La nouvelle de sa mort m’a tout interloqué, et je n’en suis pas encore complétement remis.

— Je vous suis reconnaissant, capitaine, du bon souvenir que vous avez gardé à mon honoré père.

Capa de Cristo ! fit le capitaine, qui, entre autres habitudes plus ou moins bonnes, possédait à un suprême degré celle d’assaisonner chacune de ses phrases d’un juron souvent peu orthodoxe, si j’ai gardé un bon souvenir de l’homme auprès duquel j’ai combattu dix ans et auquel je dois d’être ce que je suis ! oui, j’en ai gardé un bon souvenir, et j’espère, canarios ! le prouver bientôt à son fils.

— Je vous remercie, capitaine, bien que je n’entrevoie pas de quelle façon vous pourrez me donner cette preuve.

— Bon ! bon ! répondit-il en mordillant sa moustache, je m’entends, moi, cela suffit. Chaque chose viendra en son temps.

— À votre aise, mon vieil ami ; dans tous les cas, vous voudrez bien vous souvenir que vous êtes ici chez vous, et que plus vous y demeurerez, plus vous me ferez plaisir.

— Bien, muchacho, j’attendais cette parole. J’userai de cette hospitalité si gracieusement offerte, sans cependant en abuser.

— Un ancien compagnon d’armes de mon père ne doit pas craindre d’abuser dans sa maison, capitaine, et vous moins que tout autre. Mais, ajouta-t-il en voyant entrer un peon, voici un domestique qui nous vient annoncer que le dîner est servi. Je vous avoue que j’ai chassé toute la journée et que je meurs à peu près de faim ; si vous me voulez suivre, nous allons nous mettre à table et renouveler connaissance le verre en main.

— Je ne demande pas mieux, rayo de Dios ! fit le capitaine en se levant ; je n’ai pas chassé, moi, mais, malgré cela, je crois que je ferai honneur au repas.

Et, sans plus de discours, ils passèrent dans la salle à manger, où les attendait une table somptueusement et abondamment servie.

Selon une ancienne coutume patriarcale, qui malheureusement, comme toutes les bonnes choses, commence à disparaître, au Palmar, le maître et les serviteurs prenaient ensemble leurs repas. Cette coutume, suivie de père en fils depuis la conquête par la famille de don Sebastian, avait été continuée par lui, d’abord par respect pour la mémoire de son père, puis parce que les domestiques de l’hacienda étaient de vieux serviteurs dévoués à leur maître, et qui remplaçaient pour ainsi dire pour lui la famille qui lui manquait.

La soirée se passa sans incident digne de remarque, en causeries de guerre et de chasse.

Le capitaine don Isidro Vargas était un vieux routier rusé comme un moine. Trop fin pour attaquer de front les idées du jeune homme, il résolut de l’étudier pendant quelque temps, afin de reconnaître les côtés faibles de son caractère et de voir comment il devait s’y prendre pour l’enlever à la vie oisive et sans but qu’il menait au fond de cette province ignorée. Aussi plusieurs jours s’écoulèrent en chasses, en courses et autres distractions, sans que le capitaine entamât le sujet qu’il avait tant à cœur de traiter. Seulement, parfois il faisait une allusion détournée à la vie active de la capitale, aux occasions de se créer facilement une belle position, qu’un homme de l’âge de don Sebastian ne manquerait pas de rencontrer à Mexico, s’il voulait se donner la peine d’y aller, et beaucoup d’autres insinuations du même genre ; mais le jeune homme les laissait passer sans faire la moindre observation et sans paraître seulement les comprendre.

— Patience ! murmurait le capitaine, je finirai bien par trouver le défaut de la cuirasse, et si je ne réussis pas, il faudra que je sois bien maladroit.

Et il recommençait sournoisement ses attaques détournées, sans se laisser rebuter par l’impassible indifférence du jeune homme.

Don Sebastian s’acquittait vis-à-vis de son hôte, de ses devoirs de maître de maison avec une grâce, une aménité et une somptuosité toutes mexicaines : c’est-à-dire qu’il s’ingéniât à inventer les distractions qu’il supposait devoir être le plus du goût du digne capitaine. Celui-ci se laissait faire avec le plus beau sang-froid et jouissait consciencieusement des plaisirs que lui procurait le jeune homme, intérieurement charmé de l’activité qu’il lui voyait déployer pour lui plaire, et de plus en plus persuadé que s’il parvenait à éveiller en lui les sentiments qu’il supposait sommeiller au fond-de son âme, il lui serait facile de le convertir à ses idées et de lui faire abandonner la vie absorbante du campesino.

Plusieurs fois, pendant les quelques jours qu’ils passèrent à chasser dans les magnifiques plaines qui environnaient l’hacienda, le hasard mit le capitaine à même d’admirer l’habileté avec laquelle le jeune homme maniait son cheval, et sa supériorité à tous les exercices qui exigent de la force, de la souplesse et surtout de l’adresse.

Une fois surtout, au moment où les chasseurs se lançaient à fond de train à la poursuite d’un magnifique dix cors qu’ils venaient de débusquer, ils se trouvèrent inopinément face à face avec un cougouar qui tout à coup se dressa devant eux, semblant vouloir leur faire tête.

Le cougouar est le lion américain ; il n’a pas de crinière ; de même que tous les autres carnassiers du Nouveau-Monde, il se soucie peu d’attaquer l’homme, et ce n’est que réduit à la dernière extrémité qu’il se retourne contre lui ; mais alors, il combat avec un courage et une énergie qui rendent son approche souvent fort dangereuse.

Dans la circonstance dont nous parlons, le couguar semblait résolu à attendre ses ennemis de pied ferme. Le capitaine, peu habitué à se trouver face à face avec de tels ennemis, éprouva malgré lui ce tressaillement nerveux intérieur qui agite l’homme le plus brave lorsqu’il se trouve en butte à un danger sérieux ; cependant, comme le vieux soldat était d’une bravoure reconnue, il se remit vite de cette émotion involontaire et arma son fusil en regardant le monstre qui, accroupi et replié sur lui-même, fixait sur lui ses yeux ardents.

— Ne tirez pas, capitaine, dit don Sébastian d’une voix parfaitement calme ; vous n’avez pas l’habitude de cette chasse, et, sans le vouloir, vous risqueriez de gâter la peau ce qui serait dommage, car, vous le voyez, elle est magnifique.

Alors don Sébastian laissa tomber son fusil, prit un pistolet dans ses fontes, et, éperonnant son cheval en même temps qu’il lui retenait la bride, il le fit se cabrer.

L’animal se dressa presque debout sur ses pieds de derrière en renâclant avec force ; tout à coup le cougouar bondit en avant avec un rugissement terrible ; le jeune homme appuya les genoux à son cheval, qui se jeta de côté pendant que don Sébastian lâchait la détente du pistolet.

Le monstre roula sur le sol dans les convulsions de l’agonie.

Cuerpo de Cristo ! s’écria le capitaine, vous l’avez tué net. C’est égal, muchacho, tu jouais gros jeu !

— Bah ! répondit-il en mettant pied à terre ; ce n’est pas aussi difficile que vous le croyez, il ne faut que l’habitude.

— Hum ! et de l’habileté pour tuer au vol, pour ainsi dire, un pareil animal. La balle lui est entré dans l’œil.

— Oui. C’est ordinairement là qu’on les tire, afin de ne pas gâter la peau.

— Ah ! eh bien ! moi, qui ai la prétention d’être bon tireur cependant, je ne me chargerais pas d’en faire autant.

— Vous vous calomniez.

— C’est possible.

— Ce pauvre Pépé, mon tigrero, perd à cela sa prime de dix piastres ; ma foi ! tant pis pour lui. Retournons à l’hacienda, voulez-vous ? afin d’envoyer quelqu’un prendre notre chasse.

— De grand cœur.

Ils rentrèrent.

— Hum ! fit à part lui le capitaine tout en galopant, il faut que ce soir même j’aie une explication définitive avec lui.