La Fièvre d’or/12

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Amyot (p. 145-156).
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VIII

EXPLICATIONS RÉTROSPECTIVES (SUITE).


Les Hispano-Américains ne boivent ordinairement pas pendant la durée des repas ; c’est seulement lorsque les dulces, c’est-à-dire les gâteaux et les sucreries, qui remplacent ce qu’en France on nomme le dessert, ont été mangés et que chaque convive a bu le verre d’eau destiné à faciliter la digestion, que les liqueurs sont apportées sur la table et que le refino de Catalogne commence à circuler ; alors les puros et les pajillos sont allumés, et la conversation, toujours un peu guindée pendant tout le cours du repas, devient plus intime et plus amicale à cause de l’absence des convives subalternes, qui alors se retirent, laissant au maître de la maison et à ses hôtes liberté entière.

Le capitaine avait judicieusement choisi ce moment pour commencer son attaque. Non pas qu’il espérât avoir meilleur marché du jeune homme à la fin du repas, la sobriété des Américains du Sud est proverbiale, — mais parce qu’à ce moment don Sébastian, étant débarrassé de toute autre préoccupation, devait conséquemment subir plus facilement l’influence qu’il pensait parvenir à exercer sur lui.

Le capitaine se servit du refino dans un grand verre qu’il emplit d’eau, alluma un puro, appuya les coudes sur la table et, fixant un regard interrogateur sur le jeune homme.

— Muchacho, lui dit-il nettement, est-ce que la vie que tu mènes dans ce désert a pour toi beaucoup de charmes ?

Surpris de cette question, à laquelle il était loin de s’attendre, don Sebastian demeura un instant sans répondre.

— Oui, reprit le capitaine en vidant son verre, t’amuses-tu beaucoup ici ? Réponds-moi franchement.

— Ma foi, capitaine, comme je n’ai jamais connu d’autre existence que celle que je mène en ce moment, je ne saurais répondre complétement à votre question ; il est certain que, parfois, je me trouve un peu désœuvré.

Le capitaine fit claquer sa langue contre son palais avec une satisfaction évidente.

— Ah ! Ah ! fit-il, je suis heureux de t’entendre parler ainsi.

— Pourquoi donc ?

— Parce que j’espère que tu accepteras facilement la proposition que j’ai à te faire.

— Vous ?

— Et qui donc, si ce n’est moi ?

— Parlez, répondit le jeune homme d’un air nonchalant, je vous écoute.

Le capitaine jeta son cigare, poussa deux ou trois hum ! sonores et dit enfin d’une voix brève :

— Sebastian, mon ami, crois-tu que si ton brave père pouvait revenir en ce monde, il serait fort satisfait de te voir perdre aussi insoucieusement le temps précieux de ta jeunesse ?

— Je ne comprends pas du tout ce que vous me voulez dire, capitaine.

— C’est possible ; je n’ai jamais eu la prétention d’être un grand orateur, et aujourd’hui moins qu’à toute autre époque de ma longue carrière. Je vais cependant tâcher de m’expliquer de façon à être tellement clair, que si tu ne me comprends pas, carai ! c’est que tu y mettras de la mauvaise volonté.

— Allez, je vous écoute.

— Ton père, muchacho, dont probablement tu ignores à peu près l’histoire, était à la fois un brave soldat et un bon officier ; il fut un des fondateurs de notre liberté, et son nom est pour tous les Mexicains un symbole de loyauté et de dévouement. Pendant dix ans, ton père a combattu les ennemis de sa patrie sur tous les champs de bataille, endurant, lui riche et gentilhomme, les plus dures privations, souffrant la faim, la soif, le chaud et le froid gaiement et sans se plaindre ; lui qui, s’il l’eût voulu, aurait pu mener, grâce à son immense fortune, la vie la plus élégamment luxueuse et la plus exempte de soucis d’aucune sorte. Tu aimais ton père, n’est-ce pas ?

— Hélas ! capitaine, pourrai-je jamais me consoler de sa perte ?

— Tu t’en consoleras ; tu as encore bien des choses à apprendre, celle-là et d’autres. Pauvre garçon, il n’y a dans ce monde rien d’éternel, ni joie, ni douleur, ni plaisir ; mais revenons à ce que je te disais. S’il était permis à ton père de quitter le séjour des justes, où sans doute il repose, pour revenir quelques instants sur la terre, il te parlerait comme je le fais en ce moment ; il te demanderait compte de l’oisiveté inutile dans laquelle tu passes ta jeunesse, ne songeant pas plus à ton pays, que tu peux et dois servir, que si tu vivais au fond d’un désert. Est-ce donc pour te créer une existence semblable que ton père a fait tant de sacrifices ; dis-le moi, muchacho ?

Le digne capitaine, qui probablement n’avait jamais autant prêché de sa vie, s’arrêta attendant une réponse à la question qu’il venait d’adresser à son interlocuteur ; mais cette réponse ne vint pas. Le jeune homme, les bras croisés sur la poitrine, le corps rejeté en arrière, et le regard obstinément fixé devant lui, semblait plongé dans de profondes réflexions.

Le capitaine continua après une attente assez prolongée.

— Nous autres, dit-il, nous avons démoli ; c’est à vous autres, jeunes gens, de reconstruire. Nul, à l’époque où nous sommes, n’a le droit de priver la république de son concours ; chacun doit, sous peine de passer pour un mauvais citoyen, apporter sa pierre à l’édifice social, toi plus que tout autre, muchacho carai ! Toi, le fils de l’un des plus célèbres héros de la guerre de l’indépendance. La patrie t’appelle, elle te réclame, tu ne peux plus longtemps rester sourd à sa voix ! Que fais-tu ici, au milieu de tes chiens, de tes chevaux, éparpillant sans gloire et sans honnenr ton courage, gaspillant ton énergie sans profit pour personne et t’abrutissant chaque jour dans une solitude honteuse ? Cuerpo de Cristo ! je comprends qu’on aime son père, qu’on le pleure même, cela est d’un bon fils, et ton père mérite certes le souvenir sacré que tu conserves de lui ; mais que tu te fasses de cette douleur un prétexte pour caresser et satisfaire ton égoïsme, cela est pis qu’une mauvaise action, c’est une lâcheté !

À ce mot, un éclair fulgurant s’alluma dans l’œil fauve du jeune homme.

— Capitaine ! s’écria-t-il en frappant du poing sur la table.

Rayo de Dios ! reprit résolûment le vieux soldat, le mot est lâché, je ne le retire pas ; ton père, s’il m’entend, doit m’approuver au séjour qu’il habite. Maintenant, muchacho, j’ai dégonflé mon cœur, je t’ai parlé franchement et loyalement, ainsi que je devais le faire ; je me devais à moi-même de remplir ce pénible devoir envers toi. Si tu ne comprends pas le sentiment qui a dicté les rudes paroles que j’ai prononcées, tant pis pour toi, c’est que ton cœur est mort à tout élan généreux et que tu es incapable de sentir combien il faut que je t’aime pour avoir eu le courge de te parler ainsi. Maintenant, fais ce que bon te semblera, agis à ta guise, je n’aurai pas, du moins, à me reprocher de ne pas t’avoir fait entendre une fois la vérité. Il est tard, bonsoir, muchacho, je vais me coucher, car demain je pars de bonne heure. Réfléchis à ce que je t’ai dit ; la nuit est bonne conseillère lorsqu’on veut de bonne foi écouter les voix qui vous chuchotent à l’oreille pendant l’heure des ténèbres.

Et le capitaine, après avoir vidé son verre se leva.

Don Sebastian l’imita, fit un pas vers lui, et lui posant la main sur le bras :

— Un instant encore, lui dit-il.

— Que me veux-tu ?

— Écoutez-moi à votre tour, dit le jeune homme d’une voix sombre : vous avez été dur pour moi, capitaine ; ces vérités que vous m’avez fait entendre, peut-être, en considération de mon âge, de la solitude et de l’isolement dans lesquels j’ai toujours vécu jusqu’à présent, enfin à cause même de mon ignorance du monde, peut-être auriez-vous mieux fait de me les faire entendre plus doucement ; cependant je ne vous en veux pas de votre rude franchise ; au contraire, je vous en suis reconnaissant, car je sais que vous m’aimez et que l’intérêt que vous me portez vous a seul poussé à être aussi sévère. Demain, dites-vous, vous partez ?

— Oui.

— Où comptez-vous vous rendre ?

— À Mexico.

— C’est bien, capitaine ; vous ne partirez pas seul, je vous accompagnerai.

Le vieux soldat considéra un instant, le jeune homme d’un œil attendri ; puis serrant avec une énergie fébrile la main que celui-ci lui tendait :

— Bien ! muchacho, lui dit-il avec émotion, bien ; je ne me suis pas trompé, tu es un brave cœur, carai ! je suis content de toi.

Les deux hommes se séparèrent pour la nuit.

Le lendemain, au lever du soleil, ils quittèrent ensemble le Palmar et prirent allègrement la route de Mexico, où ils arrivèrent après un voyage de dix jours. Mais pendant ces dix jours passés tête-à-tête avec le capitaine, les idées du jeune homme s’étaient complétement modifiées, et un complet changement s’était opéré dans les aspirations de don Sebastian.

Le fils du général Guerrero appartenait, sans s’en douter, à cette classe si nombreuse d’hommes qui s’ignorent entièrement, et laissent aller paresseusement leur vie jusqu’au moment où un but leur étant subitement offert, une révolution se fait dans leur esprit, leur imagination s’enflamme, leur ambition s’éveille, et ils deviennent aussi actifs et aussi âpres à la curée, que précédemment ils étaient insoucieux et indifférents de leur avenir.

Le capitaine don Isidro Vargas n’eut qu’à se louer de l’intelligence avec laquelle celui qu’il nommait emphatiquement son élève avait compris les leçons qu’il lui avait données sur la manière de se conduire dans le monde.

Don Sébastian n’éprouva aucune difficulté, grâce à son nom et à la réputation dont, avec tant de raison, avait joui son père, à obtenir le grade de lieutenant dans l’armée.

Ce grade fut, pour le jeune homme, le premier échelon de l’échelle qu’il se préparait dès lors à gravir le plus rapidement possible.

Il faisait beau alors, au Mexique, pour un homme intelligent, à pêcher en eau trouble ; et malheureusement nous sommes contraints de le consigner, malgré les longues années qui se sont écoulées depuis la proclamation de son indépendance, rien n’est encore changé dans ce malheureux pays où l’anarchie semble être érigée en système.

Si jamais pays eût pu facilement se passer d’une armée, certes ce pays était le Mexique, après la reconnaissance de sa liberté et l’expulsion complète des Espagnols, à cause de son isolement au milieu de peuples pacifiques et de la sûreté de ses frontières, que nul ennemi ne menaçait.

Malheureusement la guerre de l’indépendance avait duré dix ans. Pendant ce long laps de temps, la population paisible et douce de cette contrée, tenue en tutelle par ses oppresseurs, s’était transformée : une ardeur belliqueuse s’était emparée de toutes les classes de la société, et une espèce de fièvre guerrière avait allumé dans tous les cerveaux l’amour des armes.

Aussi il arriva naturellement ce à quoi les esprits sensés devaient s’attendre : c’est-à-dire que lorsque l’armée ne trouva plus devant elle d’ennemis à combattre, elle tourna ses armes contre ses propres concitoyens, les vexant et les tyrannisant à plaisir.

Le gouvernement, au lieu de licencier cette armée turbulente, ou tout au moins de la réduire à des proportions minimes, en ne conservant que les cadres des différents corps, jugea beaucoup plus avantageux pour lui de s’appuyer sur elle et d’organiser une oligarchie militaire pesant d’un poids intolérable sur le pays, système déplorable, qui a plongé cette malheureuse contrée dans les désastreuses complications au milieu desquelles elle se débat vainement, et a creusé l’abîme où tôt ou tard s’engloutira sa nationalité.

L’armée prit donc après la guerre une influence qu’elle a toujours conservée depuis, et qui n’a fait que s’accroître au fur et à mesure que les hommes placés à la tête du gouvernement comprirent davantage qu’elle seule pouvait les maintenir au pouvoir ou les renverser à son gré.

L’armée fit donc les révolutions afin que ses chefs devinssent puissants ; depuis le dernier alferez jusqu’au général de division, tous les officiers ne comptent que sur les troubles pour monter en grade : l’alferez pour devenir lieutenant, le colonel pour changer sa ceinture-écharpe rouge contre la verte du général de brigade, et le général de division pour se faire proclamer président de la république.

Aussi les pronunciamientos sont-ils continuels ; car tout officier fatigué d’un grade subalterne et qui aspire à un grade supérieur, se prononce, c’est-à-dire que, aidé par un noyau de mécontents comme lui, qui ne lui manque jamais, il se révolte, en refusant obéissance au gouvernement, et cela d’autant plus facilement que vainqueur ou vaincu, le grade qu’il s’est ainsi approprié finit toujours par lui rester.

La carrière militaire est donc un véritable steeple-chase.

Nous connaissons tel général mexicain dont, si nous le voulions, il nous serait facile ici d’écrire le nom en toutes lettres, qui est parvenu à la présidence de la république de pronunciamiento en pronunciamiento, sans avoir jamais vu le feu et sans connaître le premier mot de l’école de peloton, ignorance qui n’a rien que de fort ordinaire dans un pays où le moindre de nos sergents instructeurs en remontrerait aux généraux les plus renommés.

Don Sebastian avait jugé sa position avec le coup d’œil infaillible de l’ambitieux, et, brusquement arraché à son inertie, pris tout à coup d’une fièvre d’activité immense, il résolut de profiter habilement de l’anarchie générale pour conquérir une position.

Il escalada pour ainsi dire au galop les premiers grades, et atteignit avec une rapidité vertigineuse celui de colonel.

Arrivé là, il se maria, afin d’asseoir sa position, et de lui donner ce sérieux dont il avait besoin pour la grande partie qu’il allait engager, et que dans son esprit, il voulait terminer par sa nomination à la présidence.

Déjà fort riche par lui-même, son mariage accrut encore sa fortune, que cependant il chercha à augmenter par tous les moyens possibles.

Don Sebastian savait par excellence combien un pronunciamiento bien réussi coûte cher, et il ne voulait pas subir d’échec.

Comme si tout devait constamment favoriser cet homme, dans tout ce qu’il entreprenait, sa femme, bonne et charmante créature, dont jamais il ne comprit l’amour ni le dévouement, mourut après une courte maladie et le laissa père d’une fille aussi bonne et aussi charmante qu’elle, cette belle Angela, que déjà plusieurs fois nous avons entrevue dans le cours de ce récit.

Don Sebastian aurait pu se remarier s’il l’eût voulu ; mais, par son premier mariage, il avait obtenu le résultat qu’il désirait, il préféra rester libre.

À l’époque où nous sommes arrivés, don Sebastian Guerrero était parvenu au grade de général et s’était fait nommer gouverneur politique de l’État de Sonora, premier degré à franchir pour ses projets ambitieux.

Colossalement riche, il était intéressé dans toutes les grandes entreprises industrielles et actionnaire dans la plupart des opérations minières.

C’était même dans le but de surveiller de plus près ces opérations qu’il avait demandé le gouvernement de la Sonora, pays neuf, presque ignoré encore et où il espérait pêcher plus facilement en eau trouble, à cause de son éloignement de la capitale et du peu de surveillance qu’il avait à redouter de la part du gouvernement de Mexico, auprès duquel il avait, du reste, de toutes puissantes influences.

Bref, le général Guerrero était un de ces sombres personnages qui, sous les dehors les plus séduisants, les manières les plus affables et les sourires les plus doux, cachent les instincts les plus pervers, la férocité la plus froide et l’âme la plus atrophiée.

Cependant, cet homme avait au cœur un sentiment qui, par sa force, rachetait bien des fautes.

Il aimait sa fille.

Il l’aimait avec passion, sans calcul ni arrière-pensée ; mais cet amour paternel avait encore quelque chose de fauve et de terrible, il aimait sa fille comme le jaguar ou la panthère aiment leur portée, avec fureur et jalousie.

Doña Angela, sans avoir jamais cherché à sonder le cœur impénétrable de son père, avait cependant, avec cet instinct inné chez les jeunes filles, deviné le pouvoir sans contrôle qu’elle exerçait sur cette nature altière qui brisait tout, mais devenait subitement devant elle faible et presque craintive. La charmante enfant usait despotiquement de son pouvoir, mais toujours dans le but de faire une bonne action, comme de faire commuer la peine d’un condamné, de secourir des malheureux, en un mot, de rendre moins lourd le joug de fer que le général, avec ses manières félines, faisait implacablement peser sur ses subordonnés.

Aussi la jeune fille était-elle autant adorée de tous ceux qui l’approchaient que le général était redouté et haï. Dieu avait sans doute voulu, dans sa bonté ineffable, placer l’ange auprès du démon, afin que les blessures faites par le second fassent guéries par le premier.

Maintenant que nous avons fait connaître, autant que possible, ces deux personnages, dont les caractères se développeront plus complètement dans le cours de cette histoire, nous reprendrons notre récit au point où nous l’avons interrompu.