La Fièvre d’or/16

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Amyot (p. 195-207).
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XII

CONVERSATION.

Depuis les quelques milliers d’années que le monde sur lequel nous végétons est sorti des mains du créateur, bien des révolutions ont eu lieu, bien des faits extraordinaires se sont accomplis.

Combien de peuples se sont succédé les uns aux antres, s’élevant et s’abaissant tour à tour, disparaissant sans même laisser de trace après avoir traversé l’histoire comme d’éblouissants météores, pour aller s’éteindre à jamais dans la nuit des temps !

Mais de tous les faits étranges dont on ait gardé le souvenir, aucun, à notre avis, ne peut se comparer à ce que nous avons vu sous nos yeux s’accomplir avec une audace et un bonheur inouïs depuis trois quarts de siècle environ.

Des aventuriers échappés de tous les coins du globe, poussés les uns par le fanatisme des croyances religieuses, d’autres par l’esprit d’aventure, d’autres, en plus grand nombre encore, talonnés par la misère, après avoir abordé en pèlerins sur les plages américaines, demandant asile aux pauvres et innocents habitants de ces contrées hospitalières, achetant pour des futilités des terres fertiles, se sont peu à peu rapprochés les uns des autres, se sont agglomérés, ont chassé les premiers possesseurs du sol pour prendre leur place, ont fondé des villes, des ports, construit des arsenaux, et un jour, secouant le joug de la métropole sous l’égide de laquelle ils s’étaient peureusement et frileusement abrités, ils se sont constitués en État indépendant et ont fondé ce colosse aux pieds d’argile, au corps d’or et à la tête de boue que l’on nomme les États-Unis d’Amérique.

Humble dans ses commencements, cette pauvre république, faisant sonner bien haut les mots de fraternité et de liberté, mots dont par parenthèse elle n’a jamais compris la noble et grandiose signification, affichant une tolérance rigide, une vertu et un puritanisme outrés, elle se glissa insidieusement dans les conseils des puissances européennes, rampa sournoisement jusqu’aux trônes des souverains, se fit, sous le masque du désintéressement, accepter par eux. Tout à coup, lorsque le moment favorable fut arrivé, les États-Unis d’Amérique se redressèrent et se cambrèrent fièrement, eux qui avaient posé en principe dans leur acte d’indépendance qu’ils ne consentiraient jamais à un agrandissement quelconque, et dirent d’une voix hautaine à l’Europe surprise, presque épouvantée de tant d’audace : « Le quart du globe est à nous ; nous sommes une nation puissante ; il faut maintenant compter avec nous ! »

Malheureusement pour eux, en disant ces fières paroles, les Américains du Nord n’y croyaient pas eux-mêmes.

Car d’un côté ils connaissent parfaitement leur faiblesse, et de l’autre ils savent fort bien qu’une foule d’individus réunis de partout sans lien de famille ni de langage entre eux, ne peuvent pas en un siècle ni même en deux constituer une nation, c’est à dire un peuple.

Seulement, pour être juste et impartial envers les États-Unis, il faut reconnaître que ses habitants possèdent au suprême degré cette fiévreuse ardeur qui, bien dirigée, produit les grandes choses.

Il est évident que ces audacieux aventuriers accomplissent, sans s’en douter, une mission providentielle. Quelle est-elle ? nul ne le saurait dire, eux moins que personne. Ces hommes, qui étouffent dans des frontières que leur population, tout en s’accroissant chaque jour, ne saurait remplir, qui aspirent continuellement à sauter par dessus les barrières que leur opposent les autres peuples, qui ne rêvent que l’inconnu et se tiennent perpétuellement debout, les yeux fixés à l’horizon lointain, ces hommes enfin auxquels, comme au juif de la légende, une voix secrète murmure constamment à l’oreille : Marche ! marche ! ces hommes sont appelés, dans un temps prochain, à jouer un grand, beau et noble rôle dans la civilisation moderne, si l’égoïsme profond qui les mine et la soif de l’or qui les dévore ne tue pas en eux les vertus régénératrices dont, à leur insu, ils sont doués, et si, oubliant l’esprit de conquête et renonçant à s’agrandir davantage, ils se resserrent, au contraire, relient entre eux les intérêts des États qui composent leur confédération, et mettent enfin en pratique chez eux cette liberté et cette fraternité dont ils parlent tant au dehors, et qu’ils connaissent si peu au dedans.

Nul peuple n’égale les Américains dans l’art de fonder les villes ; en quelques jours à peine, là où s’élevait une forêt vierge pleine de mystère et d’ombre, ils alignent des rues, bâtissent des maisons, font des trottoirs, allument le gaz, et au milieu des rues et des places de ces villes créées comme par enchantement, les souches des arbres de la forêt ne sont pas encore mortes, et quelques vieux chênes oubliés verdissent çà et là d’un air mélancolique.

Il est vrai que beaucoup de ces villes improvisées pour les exigences du moment, sont souvent aussi vite désertées qu’elles ont été construites ; car l’Américain du Nord est le peuple nomade par excellence ; rien ne l’attache au sol, sa convenance seule peut le retenir dans un endroit : il n’a aucune de ces affections de cœur, aucun de ces souvenirs d’enfance ou de jeunesse qui font chez nous que l’on préfère souffrir dans certains endroits que de les quitter pour d’autres où comparativement on serait beaucoup mieux sous tous les rapports. Enfin, pour nous résumer, l’Américain n’a pas le chez soi, le home, en un mot, si cher aux Européens ; pour lui, le plus confortable et le plus agréable séjour est celui où il lui est possible d’empiler le plus facilement dollars sur dollars.

San-Francisco, cette ville qui compte aujourd’hui plus de soixante mille habitants, dans laquelle se rencontrent tous les raffinements du luxe, est une preuve évidente de la merveilleuse facilité avec laquelle les Américains improvisent les villes ; nous nous souvenons avoir trafiqué, il y a quinze ans à peine, avec les Indiens têtes plates, sous l’ombre d’arbres deux ou trois fois séculaires, aux lieux où s’élèvent aujourd’hui de splendides édifices ; nous avons solitairement pêché la baleine dans cette baie immense, la plus belle du monde, presque trop petite à présent pour contenir les innombrables navires qui s’y succèdent sans cesse.

À l’époque où se passe notre histoire, San-Francisco n’était pas encore une ville dans la véritable acception du mot, c’était une agglomération de huttes et de cabanes informes, construites en bois, et qui servaient à abriter tant bien que mal les aventuriers de toutes les nations que la fièvre de l’or jetait sur ces plages, et qui ne s’y arrêtaient que le temps nécessaire pour se préparer à aller aux mines, ou à faire tomber dans le gouffre sans fond des maisons de jeu, les pepites qu’ils avaient récoltées avec tant de peines et de souffrances.

La police était à peu près nulle ; le plus fort faisait la loi ; le couteau et le revolver étaient l’ultima ratio et régnaient en maîtres sur cette population hétérogène, composée de ce que les cinq parties du monde possédaient alors d’intelligences perdues et d’existences déclassées.

Une population, sans cesse renouvelée, jamais la même, vivait dans cet enfer, en proie à cet enivrement continuel et fatal que cause aux hommes les plus fortement trempés, la vue de ce terrible métal, nommé Or.

Cependant, à l’époque dont nous voulons parler, la première fureur de la course aux placeres était un peu calmée ; grâce à l’impulsion donnée par quelques hommes résolus, doués d’une haute intelligence et de cœurs généreux, la vie normale commençait peu à peu à s’organiser ; déjà les bandits ne tenaient plus aussi audacieusement le haut du pavé, les honnêtes gens pouvaient enfin respirer et relever la tête ; tout faisait présager des jours meilleurs ; on était enfin arrivé à l’aurore d’une ère d’ordre, de paix et de tranquillité.

Deux mois environ après les événements que nous avons rapportés dans notre précédent chapitre, nous conduirons le lecteur dans une charmante maison construite un peu à l’écart, comme si ses habitants eussent cherché à s’isoler le plus possible du tourbillon dans lequel ils étaient contraints de vivre, et nous introduisant dans une salle basse modestement meublée de quelques chaises communes et d’une table sur laquelle était étendue une carte détaillée du Mexique, nous assisterons à la conversation de deux hommes, penchés tous deux sur cette carte.

De ces deux hommes, l’un nous est connu déjà, car il n’était autre que le comte Louis de Prébois-Crancé. Son interlocuteur était un homme entre deux âges, à la figure fine et intelligente, dont l’œil respirait l’audace et la franchise ; ses manières étaient distinguées. Il semblait être Français, du moins c’était dans cette langue qu’il parlait, sans le plus léger accent, et qu’il s’entretenait avec le comte.

Au moment où nous les mettons en scène, nos deux personnages pointaient avec des épingles à tête noire diverses régions de la carte étalée devant eux.

— Je suis parfaitement de votre avis, mon cher comte, dit l’étranger en se redressant ; cette route est la plus directe et en même temps la plus sûre.

— N’est-ce pas ? répondit Louis.

— Sans aucun doute ; mais dites-moi, vous êtes bien résolu, n’est-ce, à débarquer à Guaymas ?

— C’est le point le plus favorable.

— Je vous adresse cette question, mon cher compatriote, parce que, d’après vos intentions, j’ai écrit à notre représentant dans cette ville.

— Eh bien ? fit vivement le comte en se redressant à son tour.

— Tout va bien, du moins c’est ce qu’il me dit dans sa lettre.

— Il vous a répondu ?

— Courrier par courrier. Les autorités mexicaines vous verront arriver avec le plus grand plaisir, une caserne sera préparée pour vos gens et les principaux postes de la ville leur seront confiés ; bref, vous êtes attendus avec la plus vive impatience.

— Tant mieux, je vous avoue que je redoutais de ce côté aussi des ennuis et des désagréments ; les Mexicains ont un caractère si singulier que l’on ne sait jamais avec eux, comment agir.

— Ce que vous dites est assez vrai, mon ami ; mais remarquez que votre position est exceptionnelle et ne peut sous aucun point de vue causer d’ombrage aux autorités de la ville ; vous êtes cessionnaire d’un placer d’une richesse incalculable situé dans une contrée où continuellement vous aurez à craindre les attaques des Indiens ; vous ne ferez donc que passer à Guaymas.

— Littéralement, car je vous jure que je me mettrai en route dans le plus court délai possible pour le lieu de l’exploitation.

— Autre chose encore : la plupart des hommes dont vous pourriez avoir à redouter la haine ou l’envie sont actionnaires de la société que vous représentez ; s’ils vous témoignaient du mauvais vouloir, ou s’ils cherchaient à entraver vos opérations, ils feraient la guerre à leurs dépens et en seraient naturellement les premiers punis.

— C’est juste.

— Et puis vous n’avez aucun but politique, votre conduite est clairement dessinée, trouver de l’or, voilà quel est votre but.

— Oui, et assurer une position heureuse et indépendante aux braves gens qui m’accompagneront.

— Quelle plus noble tâche pourriez-vous vous imposer !

— Ainsi, vous êtes content, monsieur ?

— On ne peut davantage, mon cher comte ; tout va à souhait ; la société est définitivement constituée à Mexico.

— Cela, je le savais moi-même ; lors de mon séjour dans cette ville, j’avais posé les bases préliminaires et tout préparé : du reste, je crois pouvoir compter sur les amis que nous avons là-bas.

— Je le crois aussi ; le président de la république lui-même n’a-t-il pas paru adopter vos plans ?

— Avec enthousiasme.

— Fort bien ! Maintenant, en Sonora, le gouverneur, auquel vous aurez seul affaire, est un de vos plus forts actionnaires, ainsi rien à redouter de ce côté non plus.

— Dites-moi, monsieur, connaissez-vous notre représentant à Guaymas ?

À cette question, un nuage passa sur le front de l’étranger.

— Pas personnellement, répondit-il avec une certaine hésitation au bout d’un instant.

— Ainsi, vous ne pouvez pas me renseigner sur lui ? Vous comprenez qu’il est important pour moi de connaître le caractère de l’homme avec lequel il me faudra sans doute lier des relations suivies, et auquel, dans certaines circonstances difficiles comme il peut s’en offrir à chaque pas, je serai peut-être forcé de demander protection.

— C’est juste, mon cher comte ; comme vous me le faites observer, vous ne savez pas dans quelle position le hasard peut vous mettre ; il est donc nécessaire que je vous instruise : écoutez-moi.

— Je vous prête la plus sérieuse attention.

— Guaymas, comme vous le savez fort bien, n’est que d’une médiocre importance pour notre nation, au point de vue commercial ; si, pendant le cours d’une année tout entière, une dizaine de navires portant notre pavillon, y vont relâcher, c’est tout au plus. Le gouvernement français a donc, à cause de cela, jugé inutile d’envoyer dans cette ville un agent français, il a agi comme font la plupart des puissances ; parmi les négociants les mieux posés de Guaymas, il en a choisi un et l’a nommé son représentant.

— Ah ! ah ! fit le comte rêveur ; ainsi notre agent consulaire dans ce port n’est pas Français ?

— Non, il est Mexicain ; c’est un malheur pour vous, car je ne vous cache pas que plusieurs fois déjà nos nationaux se sont plaint de ne pas rencontrer auprès de lui la protection qu’il est de son devoir de leur accorder. Il paraît aussi que cet homme est d’une âpreté au gain dont rien n’approche.

— Pour ce qui est de cela, je ne m’en inquiète guère.

— Le reste ne doit pas vous inquiéter davantage : les Mexicains, en général, ne sont pas méchants ; ce sont des enfants, voilà tout. Vous aurez raison facilement de cet homme en lui parlant haut et ferme et en ne lui faisant aucune concession sur ce que vous croirez votre droit.

— Rapportez-vous en à moi du soin de lui tenir la dragée haute.

— Il n’y a pas autre chose à faire.

— Merci de ces précieux renseignements, dont croyez bien que je ferai mon profit en temps et lieu. Comment le nommez-vous, cet agent consulaire ?

— Don Antonio Mendez Pavo ; du reste, avant votre départ, je vous donnerai pour lui une lettre qui, j’en suis persuadé, vous évitera d’avoir avec cet homme de fâcheuses contestations.

— J’accepte avec grand plaisir.

— Maintenant, autre chose.

— Voyons.

— Vos enrôlements sont-ils terminés ?

— À peu près ; il ne me manque plus qu’une dizaine d’hommes tout au plus.

— Vous organisez votre expédition militairement.

— J’aurais voulu l’éviter, mais cela est impossible à cause des tribus indiennes au milieu desquelles il nous faudra passer, et avec lesquelles nous aurons sans doute maille à partir.

— Vous pouvez vous y attendre.

— Aussi, vous le voyez, mon cher monsieur, je prends mes précautions en conséquence.

— Vous agissez sagement. Quel sera l’effectif de votre compagnie ?

— Deux cent cinquante ou trois cents hommes au plus.

— Vous avez raison ; une force plus nombreuse éveillerait la susceptibilité des Mexicains, et peut-être leur donnerait des inquiétudes sur la pureté et la loyauté de vos intentions.

— C’est ce que je veux éviter à tout prix.

— Vos hommes sont-ils Français ?

— Tous. Je ne veux avec moi que des individus sur le dévouement desquels je puisse compter ; j’aurais peur, en mêlant des étrangers parmi mes garnements, de relâcher ces liens de famille si nécessaires pour le succès d’une expédition comme la mienne, et qui s’établiront facilement entre individus tous du même pays.

— Ceci est extrêmement logique.

— Et puis, reprit le comte, je n’enrôle que d’anciens soldats ou d’anciens marins, tous hommes rompus à la discipline militaire et auxquels le maniement des armes est familier.

— Ainsi, votre organisation est terminée ?

— À peu près. Je vous l’ai dit.

— Tant mieux. Malgré le plaisir que j’éprouve dans votre charmante compagnie, je voudrais déjà vous voir en route.

— Merci, cela ne tardera pas ; le navire est frété, si rien ne vient déranger mes projets, avant huit jours je vous ferai mes adieux. Vous savez que dans une affaire comme celle-là, ce qu’il faut surtout, c’est aller vite.

— À qui le dites-vous ! le succès dépend surtout de la décision et de la célérité.

— Ni l’une ni l’autre ne me manqueront, soyez-en persuadé.

— Surtout n’oubliez pas d’emmener avec vous deux ou trois individus dont vous soyez sûr et qui connaissent à fond le pays que vous allez explorer.

— J’ai avec moi deux coureurs des bois, pour lesquels le désert n’a plus de secrets.

— Vous croyez pouvoir compter sur ces hommes ?

— Comme sur moi-même.

— Bravo ! allons, j’ai le pressentiment que nous réussirons.

— Dieu le veuille ! Quant à moi, je ferai tout ce qu’il faudra pour cela.

L’étranger prit son chapeau.

— Ah ! ça, voilà fort longtemps déjà que je suis ici, j’oublie que probablement on m’attend chez moi, je vous quitte, mon cher comte.

— Déjà ?

— Il le faut ; vous verrai-je ce soir ?

— Je n’ose vous le promettre : vous savez que moi non plus je ne suis pas libre, surtout en ce moment.

— C’est vrai ; cependant, tâchez de venir.

— J’essaierai.

— C’est cela, au revoir.

Les deux hommes se serrèrent la main affectueusement et l’étranger sortit.

Aussitôt qu’il fut seul, le comte se pencha de nouveau sur la carte qu’il se remit à étudier.

Ce ne fut que lorsque la nuit fut complétement tombée qu’il abandonna enfin son travail.

— Comment se fait-il, murmura-t-il d’un air pensif, que Valentin ne soit pas encore arrivé ? il devrait être ici, cependant.

Comme il finissait ce monologue, il entendit frapper à la porte.