La Fiancée (recueil)/Valserine

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La Fiancée (recueil)Ernest Flammarion (p. 63-138).


VALSERINE


I


Avant même que le jour ne fût levé, Valserine ouvrit toute grande la fenêtre, comme les matins où elle attendait le retour de son père. Elle savait bien pourtant qu’il ne viendrait pas, ce matin-là, puisque les gendarmes l’avaient emmené en prison la veille ; mais elle ne pouvait s’empêcher de regarder vers le sentier par où il arrivait toujours, un peu courbé, lorsqu’il rapportait des marchandises passées en contrebande. Elle ne pouvait croire encore à son malheur. Cela s’était fait si vite ! Alors que, très éloignée de sa maison, elle surveillait, au bas d’une pente, un passage qui devait mettre, pour un instant, son père à découvert, un douanier qui la guettait lui avait enlevé brusquement le mouchoir qu’elle tenait à la main pour un signal. Dans sa surprise, elle n’avait pu retenir un cri aigu. Le contrebandier, croyant sa fille en danger, était sorti d’on ne sait où, et s’était lancé sur la pente tout enchevêtrée d’éboulis de pierres et d’arbres coupés. Un faux pas l’avait projeté la tête contre un arbre, et il était resté là, étendu, toute sa contrebande éparse autour de lui.

Valserine avait tant pleuré depuis ce moment qu’elle ne pouvait plus retenir maintenant les gros soupirs qui continuaient à lui emplir la poitrine, et l’empêchaient de respirer à l’aise.

Elle ne resta pas longtemps à la fenêtre. Le grand silence du dehors l’effrayait. Auprès comme au loin rien ne bougeait, les arbres étaient aussi immobiles que les pierres, et la lune, elle-même, terne et comme endormie dans le ciel, semblait arrêtée pour toujours au-dessus de la montagne Dans la maison il y avait le même silence et la même obscurité, mais Valserine ne s’en effrayait pas ; elle savait que les meubles et les objets qui l’entouraient étaient des amis, qu’elle retrouverait chacun à sa place avec la lumière du jour. Ce qui l’inquiétait surtout c’était la crainte que son père ne restât longtemps en prison, car, alors, il lui faudrait vivre seule à la maison, tout comme la mère Marienne qui habitait plus bas, et dont le fils, contrebandier aussi, s’était laissé prendre le mois dernier.

Un autre souci vint la tourmenter. Il lui faudrait, comme à l’ordinaire, partir chaque matin pour l’école qui se trouvait assez loin, et d’où elle ne revenait que le soir. Qui donc, pendant l’absence de son père, allait prendre soin des jolis poussins éclos nouvellement ? Qui donc mènerait brouter la chèvre noire par les sentiers escarpés de la montagne ? Qui donc encore rapporterait de la forêt les fagots de branches mortes qui font un feu si joyeux, et les pesantes souches de sapin qui brûlent sans flammes et laissent un si beau brasier dans la grande cheminée ?

Sa pensée retourna vers la mère Marienne. Elle seule, si elle le voulait, pourrait s’occuper de ces choses ; car, à part les bûcherons logeant au hasard des huttes, il n’y avait personne dans le voisinage. Mais la mère Marienne, avec sa voix forte et ses yeux si noirs, faisait un peu peur à Valserine. Son père lui avait pourtant assuré qu’elle n’était pas méchante et qu’elle leur portait à tous deux une réelle affection ; mais, une fois, Valserine l’avait vue jeter des pierres aux douaniers tandis qu’ils dévalaient un chemin creux. Elle-même n’osait plus dévaler ce chemin, persuadée qu’elle pouvait aussi recevoir des pierres. Cela ne l’empêchait pas, aujourd’hui, de prendre la vieille femme en pitié. Comment ferait-elle pour vendre ses œufs et ses fromages, elle qui avait tout juste la force de conduire aux champs sa vache et ses chèvres ? Depuis que son fils était en prison, c’était le père de Valserine qui vendait les produits à Mijoux où il avait souvent à faire pour lui-même. Et voilà que les deux hommes manquaient à la fois.

Tandis que Valserine réfléchissait à tout cela, le jour s’était levé ; elle ne s’en aperçut que lorsqu’il se fut étendu, large et plein, entrant en maître dans la maison pour y éclairer toute chose à sa fantaisie… Un air vif, venant des glaciers, entrait aussi à pleine fenêtre, amenant avec lui l’odeur forte des sapins d’alentour, en même temps que le parfum léger de l’aubépine qui fleurissait les haies du chemin.

Déjà tout vivait et se réjouissait au dehors. De grands oiseaux planaient au-dessus de la vallée. Un bruissement clair venait de la forêt voisine, et, dans le jardin qui faisait face, tous les arbres fruitiers étalaient leurs jeunes pousses au soleil.

Brusquement un bruit de pas attira l’attention de la fillette. Quelqu’un, certainement, montait le rude sentier venant de la route. Elle écouta, et quand elle se fut assurée que le bruit se rapprochait, une nouvelle crainte lui fit fermer la fenêtre et pousser le verrou de la porte ; puis elle revint à sa place pour se mettre en observation derrière la vitre.

Elle vit bientôt apparaître un cheval. Il gravissait péniblement le chemin plein de cailloux, et sa bride, laissée libre sur le cou, glissait et pendait d’un seul côté. Elle vit aussi qu’un gendarme suivait le cheval. À l’encontre de la bête il avançait sans difficulté en appuyant seulement un poing sur la hanche, et son pas bien mesuré était ferme et régulier.

Valserine s’effaça pour ne pas être vue. Elle entendit le cheval s’arrêter devant la porte, et elle devina que le gendarme frappait du revers de la main. Elle ne savait pas si elle devait répondre ; elle craignait de désobéir au gendarme, et, en même temps, elle pensait qu’il finirait par s’en aller, croyant la maison vide. Mais le gendarme ne s’en allait pas ; il essayait d’ouvrir la porte et frappait plus fort en appelant :

— Eh, petite !

Puis Valserine comprit qu’il attachait son cheval à la boucle de fer scellée dans le mur, et qu’il s’éloignait ; et peu après elle entendit sa voix s’élever derrière la maison ; il appelait fortement :

— Valserine ! Eh, Valserine !

Il revint devant la maison en répétant ses appels ; mais cette fois, sa voix ne s’enfonçait plus dans le bois qui montait au plateau, elle passait au-dessus de la combe et s’en allait heurter la haute montagne d’en face qui la renvoyait en plusieurs voix assourdies, comme si elle la cassait et en lançait les morceaux à la recherche de la petite fille.

Le gendarme se lassa d’appeler. Il heurta encore une fois la porte, mais avant de s’éloigner il vint coller son visage à la vitre en cherchant à voir dans l’intérieur de la maison.

Aussitôt Valserine s’approcha. Toutes ses craintes étaient parties ; elle venait de reconnaître un gendarme de Septmoncel, celui qui avait une petite fille très jolie, avec laquelle elle avait joué l’année d’avant à la fête du pays.

Le gendarme se mit à rire en l’apercevant ; il lui fit un signe d’encouragement :

— Allons, petite « niauque », ouvre la porte, je ne te veux point de mal, moi.

Valserine ouvrit la porte, toute honteuse de s’être laissée appeler si longtemps. Puis le gendarme prit une chaise pour s’asseoir, et il dit à la fillette qui se tenait debout devant lui :

— Voilà que ton père s’est fait prendre, et les douaniers disent que tu l’aidais à passer sa contrebande.

Elle le regarda bien en face et répondit :

— Non.

— Pourtant, reprit le gendarme, tu faisais le guet quand les douaniers l’ont pris ; et c’est parce qu’il t’a entendue crier qu’il a sauté de haut et que le pied lui a manqué.

Valserine ouvrit la bouche comme si elle allait donner une explication, puis elle la referma très vite, et, après un instant de silence, elle demanda vivement :

— Est-ce que son front saigne toujours ?

Le gendarme regarda de côté, comme s’il était embarrassé par la question, puis il ôta son képi qu’il tapota du bout des doigts avant de répondre.

— Ne te mets pas en peine, cela ne sera rien ; mais ton père est en prison, et tu ne peux pas rester seule ici.

Et comme elle levait vers lui des yeux pleins d’inquiétude, il lui expliqua que le conducteur du courrier de Saint-Claude avait reçu l’ordre de la prendre le soir même à son retour du col de la Faucille. Elle n’aurait qu’à attendre le passage de la voiture, en bas, sur la route, et on la conduirait dans une famille de Saint-Claude qui la mettrait en apprentissage en attendant le retour de son père.

Il fallut la raisonner longtemps avant de lui faire admettre qu’elle ne pouvait rester seule dans sa maison, mais quand enfin elle eut promis de faire ce qu’on lui ordonnait, le gendarme s’en alla, assurant qu’il irait souvent à Saint-Claude porter des nouvelles du prisonnier.

Derrière lui elle pleura presque aussi fort qu’elle avait pleuré pendant la minute où son père était resté comme privé de vie, tachant de rouge le gros arbre contre lequel sa tête avait porté. Elle essayait de se représenter cette famille de Saint-Claude qui devait la recevoir, et son imagination ne lui montrait que des personnes graves et guindées, et des enfants bien habillés qui n’auraient que du mépris pour elle. Et puis elle connaissait la ville de Saint-Claude où son père l’avait menée souvent, et, à l’idée d’aller vivre dans un endroit où il y avait tant de monde, son chagrin devenait plus vif. Elle se souvint cependant de ce que son père lui avait dit quelques mois plus tôt : « À la fin des vacances, comme tu auras juste quatorze ans, je t’enverrai à la ville pour apprendre un métier. »

Elle n’avait pas su choisir parmi les nombreux métiers qu’il lui avait nommés ; et il avait ajouté : « Je voudrais que tu sois ouvrière diamantaire. » Et, comme pour lui en donner à elle-même le désir, il avait longuement vanté ce métier où les jeunes filles et les femmes pouvaient gagner largement leur vie.

Elle se souvint encore que, ce jour-là, son père avait beaucoup parlé d’avenir.

L’avenir ? Elle essaya d’y penser. L’avenir ? Elle répéta le mot plusieurs fois, comme pour le fixer et l’avoir bien à sa portée ; mais à le répéter ainsi, le mot se brouilla dans sa tête. Et, soudain, il lui parut très haut, et tout semblable à ces nuages qui arrivaient en se bousculant par le col de la Faucille, et s’enfuyaient en s’effilochant le long des monts Jura.

C’était encore en parlant d’avenir que son père l’aidait à faire ses devoirs de classe. Elle le revoyait auprès d’elle, lui désignant ses fautes sur son cahier, leurs deux têtes si rapprochées qu’elles se heurtaient parfois. Il disait en riant : « Tu sais, ma fille, je ne suis pas savant du tout, mais ce que je t’apprends pourra tout de même te servir plus tard. » Aujourd’hui, comme hier, la petite table toute tachée d’encre et encombrée de livres et de cahiers occupe la meilleure place dans la pièce. Le soleil l’éclaire et pénètre en plein dans son tiroir resté ouvert. Longtemps Valserine la regarde ; puis, brusquement, elle la repousse dans l’ombre. Elle en a fini avec la classe. À présent l’atelier va commencer. Cette idée faisait monter en elle une colère qu’elle ne songeait pas à réprimer, et qui lui faisait heurter rudement les objets, tandis qu’elle nettoyait la maison et mettait de l’ordre partout.

Une tourterelle apprivoisée qui arrivait du bois pour une caresse et une friandise, selon son habitude, lui rendit soudain toute sa douceur. Elle retint un long moment l’oiseau dans ses deux mains. Elle aurait voulu lui dire, comme à une amie, toute sa peine ; elle aurait voulu lui faire comprendre qu’elle allait s’éloigner pour longtemps.

Puis, quand l’oiseau la quitta pour retourner au bois, elle sortit elle-même de la maison pour aller voir sa chèvre noire qui bêlait tristement dans sa cabane. Cependant elle prit à peine garde à la chèvre qui tirait sur sa corde en bêlant plus fort. Elle se dirigea vers le fond de la cabane dont le mur se trouvait formé en partie par la montagne elle-même. Elle déplaça légèrement un épais fagot dressé là comme pour le faire sécher, et, en se baissant un peu, elle se glissa par l’étroite ouverture qui menait à la cachette du contrebandier. C’était là que depuis plus de dix ans son père cachait ses marchandises. L’endroit était peu vaste, mais, quoique dissimulé comme une caverne, il n’était pas obscur ; le jour y entrait par des fissures que formaient entre elles d’énormes pierres étagées au-dessus et posées en tous sens. Par les grandes pluies l’eau y entrait aussi ; elle coulait en fines rigoles le long des parois et emplissait lentement les trous qu’elle rencontrait sur son passage. C’était un gros ennui pour le contrebandier qui tâchait d’y remédier en enfermant ses marchandises dans de solides boîtes de fer-blanc.

Depuis que Valserine connaissait le secret de la cachette elle s’y rendait toujours avec crainte. Pendant longtemps elle avait cru que c’était là seulement que les marchandises étaient à leur place, et elle croyait encore que son père en dissimulait l’entrée par peur des mendiants qui rôdaient parfois autour de la maison, et ne se gênaient pas pour emporter ce qu’ils trouvaient à leur convenance. Elle n’avait connu le danger que le soir où, elle et son père étant occupés dans la grotte, les douaniers étaient venus se mettre en embuscade sur l’amoncellement de rochers qui en formait la voûte.

La nuit se faisait presque. Le contrebandier avait fini d’envelopper les petits paquets faciles à mettre dans ses poches, et qu’il devait aller vendre le lendemain. Il se préparait à sortir lorsqu’une voix venant d’en haut avait dit : « Il doit y avoir des trous profonds parmi ces pierres. » Puis il y avait eu quelques piétinements, et la même voix avait repris : « J’ai envie de faire partir mon revolver là-dedans pour voir ce qui en sortirait. » Aussitôt Valserine s’était sentie attirée violemment par son père ; elle avait senti aussi qu’il était tout tremblant lorsqu’il lui avait dit à l’oreille : « Les douaniers sont là. » Elle n’éprouvait aucune peur à ce moment. Elle était seulement étonnée du trouble de son père. Et comme elle allait demander une explication, il lui avait mis la main sur la bouche en lui disant encore dans l’oreille : « Tais-toi ! » Et, brusquement, elle avait compris que son père faisait la contrebande, tout comme le fils de la mère Marienne qu’elle-même méprisait à l’égal d’un voleur. Et, malgré l’obscurité, elle mit ses deux mains sur son visage pour cacher la grande honte qui la faisait rougir ; mais le contrebandier se pencha davantage sur elle en la serrant plus fort contre son cœur. Alors, pour le tranquilliser, elle lui passa un bras autour du cou, ainsi qu’elle le faisait souvent dans ses câlineries. Ils entendirent encore des petits coups frappés sur les pierres, puis la voix du douanier arriva près d’eux comme si elle sortait d’un porte-voix. Elle disait : « Ma baguette ne touche pas le fond. » Une autre voix, paraissant plus éloignée, dit : « Reste donc tranquille, tu vas faire sortir de ce trou quelques bêtes qui vont nous ennuyer cette nuit. » Malgré ces paroles, les petits coups secs continuèrent de se faire entendre. Et, tout à coup, un glissement rapide fit comprendre à Valserine que le douanier avait laissé tomber sa baguette dans le trou.

Après une longue attente la fillette et son père s’étaient assis en silence sur la pierre étroite qui se trouvait auprès d’eux, et ils étaient restés là jusqu’au matin, sans oser bouger ni même se parler tout bas.

Et maintenant que Valserine se retrouvait seule dans cette cachette, elle se souvenait des moindres détails de cette nuit d’angoisse.

Il y avait un peu plus d’un an de cela ; et depuis elle avait posé tant de questions à son père qu’elle savait à présent beaucoup de choses. Elle savait qu’un homme peut être contrebandier sans être un voleur. Son père le lui avait affirmé dès leur sortie de la grotte ; et il lui avait donné à ce sujet les explications les plus précises. Ce même jour aussi il lui avait appris qu’il était le fils d’un gendarme, et que sa famille l’avait renié parce qu’il avait épousé la fille d’un contrebandier. À entendre son père lui parler comme à une grande fille, un peu de fierté lui était venue alors, et sa tendresse pour lui en avait encore augmenté.

Et voilà qu’aujourd’hui, à ressasser tous ces souvenirs, elle ressentait presque de l’orgueil en pensant aux paroles du gendarme de Septmoncel : « Les douaniers disent que tu l’aidais à passer sa contrebande. »

Tout en s’assurant que les marchandises étaient à l’abri de l’humidité, Valserine ramassa les bouts de ficelle qui traînaient à terre et les roula en pelotte. Elle faisait cela sans se presser, rien que pour augmenter son travail et rester plus longtemps dans la cachette. Elle se sentait en sûreté dans ce trou, et elle imaginait pouvoir y vivre des journées entières sans s’y ennuyer.

Toutes les pierres sur lesquelles on pouvait s’asseoir lui rappelaient une histoire ; car c’était là seulement que le contrebandier parlait des ennuis qu’il rencontrait dans son métier et des façons adroites ou amusantes dont il dépistait les douaniers.

C’était là encore qu’il avait raconté comment la grotte s’était formée l’année même où la fillette était venue au monde. Pendant une nuit un violent orage avait fait tout trembler dans la montagne et, sous la grêle et sous une pluie comme on n’en avait jamais vu, une masse de terre et de rocher s’était soudain détachée du haut, passant à vingt mètres de la maison pour rouler jusqu’au bas de la pente, entraînant avec elle des centaines d’arbres qui se heurtaient en un fracas terrifiant. L’étable avait été emportée avec les deux vaches et les chèvres, sans que l’on eût jamais pu découvrir l’endroit où les bêtes étaient enfouies ; seul le chien n’avait pas été entraîné, mais, pris sous l’éboulement et blessé à mort, ses plaintes aiguës avaient percé le silence de la vallée jusqu’au matin, sans qu’il fût possible de lui porter secours. Au jour, alors que le contrebandier cherchait à le dégager, une pierre plate, sur laquelle il s’appuyait, bascula tout à coup, et laissa voir la grotte où la bête était en train de mourir. Rien n’avait été changé dans cette grotte depuis sa découverte. La pierre plate continuait à en boucher l’ouverture. Elle basculait sans difficulté lorsqu’on s’y appuyait d’une certaine façon, et il était aussi facile de la faire basculer du dedans que du dehors. Rien ne la différenciait des autres pierres qui sortaient plus ou moins du mur de terre, mais pour plus de précaution un fagot de bois vert restait toujours dressé devant.

Et Valserine savait que le chien était enterré dans le creux même, là, près de ce rocher qui avançait sa longue pointe vers l’ouverture de la cachette comme pour en défendre l’entrée.

Le temps passait. La chèvre appelait toujours d’une voix triste ; et il fallut bien aller enfin vers elle.

Toute la matinée se passa pour la fillette à rôder autour de cette maison qu’elle avait tant de peine à quitter. Vers le soir, elle fit un paquet de quelques pièces de linge, ferma soigneusement la porte, et en déposa la clé au creux d’un vieux poirier ; puis les poussins et leur mère, placés dans un panier qu’elle portait au bras, elle descendit le chemin pierreux qui menait chez la mère Marienne en tirant après elle sa chèvre noire qui refusait d’avancer et faisait mille cabrioles pour tâcher d’échapper à la corde qui lui enserrait le cou.

La mère Marienne fit entendre des cris et des menaces contre ceux qui séparaient les enfants de leurs parents. Et, sans un mot de consolation à la fillette, sans même prendre garde à ses larmes, elle mit les poussins en sûreté et attacha la chèvre noire à un piquet.

Et tout aussitôt Valserine gagna la route pour prendre le courrier de Saint-Claude ainsi qu’elle l’avait promis au gendarme de Septmoncel.



II


La voiture était pleine de monde et le conducteur voulut faire monter Valserine auprès de lui ; mais un très vieux paysan, qui avait longuement regardé la fillette, céda sa place et monta lui-même sur le siège à côté du conducteur.

Valserine tournait le dos aux chevaux, et en retenant de la main le rideau à rayures rouges qui fermait la voiture, elle pouvait regarder la vallée qu’il lui fallait quitter. Elle voulut revoir sa maison aussi, mais elle ne sut pas la découvrir parmi les sapins. Et ce fut pour elle comme si sa dernière amie l’abandonnait.

On atteignit très vite le village de Lajoux.

C’était dans ce village que la fillette allait à l’école. L’idée lui vint que tous les enfants qui jouaient devant les portes savaient que le contrebandier était en prison. Et pour ne pas être aperçue par eux elle se fit toute petite derrière son rideau de grosse toile.

Le village dépassé, elle reprit sa pose, mais toute la beauté du paysage avait disparu avec le plateau de Lajoux. La route, presque plate maintenant, passait au milieu d’une terre désolée ou rien ne semblait vivre. Valserine qui connaissait pourtant l’endroit en restait étonnée comme si elle le voyait pour la première fois. On eût dit que des charrues géantes avaient labouré ce plateau, et qu’un feu souterrain en avait calciné et durci à jamais les énormes sillons.

Les autres voyageurs ne regardaient guère au dehors ; quelques-uns parlaient de leurs affaires à voix assourdie, et plusieurs somnolaient. De temps en temps la voix du conducteur laissait échapper un son monotone et plein.

— Allonlonlon…

Ce son venait à intervalles réguliers, comme si un compteur invisible en eût réglé le bon fonctionnement. Il apportait un réconfort à la fillette, et lui faisait oublier momentanément sa peine. Elle l’attendait comme une chose nécessaire à sa tranquillité autant qu’à la bonne allure des chevaux.

La voiture s’arrêta un bon moment à Septmoncel. Le gendarme du matin s’en approcha, tenant par la main sa petite fille si jolie, et Valserine vit que tous deux lui souriaient d’un air d’encouragement.

Le voyage continua ; la route en lacets descendait à présent sans arrêts, et peu à peu la montagne devint plus haute et plus noire. Puis, à la nuit tombante, la voiture roula brusquement sur du pavé. Les voyageurs commencèrent à s’agiter. Et aux lumières qui éclairaient déjà les rues, Valserine comprit qu’elle entrait dans la ville de Saint-Claude.

Lorsque les chevaux se furent arrêtés au coin de la grande place, et que tout le monde fut descendu de la voiture, Valserine vit venir à elle une jeune femme entourée de trois enfants. Elle la reconnut pour l’avoir vue causer un jour avec son père ; et un peu de confiance lui vint.

La jeune femme lui dit tout de suite :

— Ton père voulait que je te prenne seulement à la fin de l’année. Eh bien ! tu commenceras plus tôt, voilà tout.

Et elle la prit par la main pour marcher à côté d’elle.

La fillette ne trouvait rien à dire. Elle pensait à la dame grave et sévère que son imagination lui avait montrée le matin même. Et puis elle était comme étourdie du voyage. Un bruit de roue restait dans ses oreilles, et elle s’étonnait de ne plus entendre la voix monotone du conducteur.

Cependant elle suivait docilement la jeune femme, et elle essayait de sourire aux enfants qui couraient en avant et se retournaient, marchant à reculons pour mieux la regarder.

Tout au bout de la rue les enfants entrèrent en se bousculant dans une maison dont la porte était grande ouverte. Et moins d’une minute après Valserine y entrait aussi. Elle vit le sourire affectueux et gai d’une vieille femme qui s’efforçait de faire taire les enfants qui parlaient tous à la fois, et elle vit la pièce bien éclairée et toute garnie de meubles simples comme ceux de sa maison, et sa confiance augmenta.

Ce fut le lendemain seulement, pendant le repas de midi, que Valserine sut qu’elle allait entrer comme apprentie dans une diamanterie. On était un dimanche, les enfants avaient de jolis vêtements clairs. Leur mère portait une robe bien ajustée, et la table de la salle à manger était mieux garnie encore que la veille.

Au milieu du babillage bruyant des enfants, la fillette apprit que la jeune femme était veuve, qu’elle s’appelait Mme Rémy, et qu’elle était ouvrière diamantaire. Elle apprit encore que ce métier était propre, qu’il donnait peu de fatigue, et que les femmes gagnaient leur vie aussi bien que les hommes.

Mme Rémy ajouta, en faisant un geste en rond autour de la table :

— C’est moi qui fais vivre tout le monde ici.

Ensuite elle retira de son doigt une bague ornée d’un petit diamant pour mieux pouvoir montrer les facettes qu’il fallait tailler afin crue la pierre pût donner tout son éclat. Valserine avait souvent entendu parler des diamanteries du pays, mais c’était la première fois qu’elle y apportait de l’attention. Tout le reste du jour elle pensa aux difficultés qu’il lui faudrait surmonter pour tenir adroitement dans ses mains de si petits objets.

Elle imaginait pour tailler les pierres un solide couteau à lame tranchante, et elle se voyait assise sur une chaise basse, devant une table basse aussi, sur laquelle se rangeaient des boîtes pleines de pierres brillantes.

Une crainte lui vint de ce métier si délicat. Elle en rêva la nuit, et son sommeil en fut tout agité.

Aussi le lundi matin, quand elle entra dans la diamanterie ses yeux s’ouvrirent si grands qu’elle vit tout à la fois. Elle vit les longues baies vitrées qui laissaient entrer toute la lumière du dehors. Elle vit le plafond fait de briques rouges, et le mur du fond avec son cartel rond accroché très haut, et elle ne put s’empêcher de compter les barreaux d’une échelle placée juste au-dessous du cartel. Elle vit l’arbre d’acier couché au milieu de la salle comme une chose dangereuse et autour duquel venaient s’enrouler d’innombrables courroies.

Et par-dessus tout cela, elle vit le long des baies vitrées des hommes et des femmes assis sur de hauts tabourets, et qui tenaient leurs visages tournés vers elle avec curiosité. Dans l’instant même, elle entendit Mme Rémy lui dire :

— Prends garde aux courroies, Valserine.

Et comme une main la prenait à l’épaule, elle se laissa guider pour passer à droite, derrière la rangée des ouvriers. Elle devina que chaque regard la dévisageait au passage, mais elle n’osa pas lever les yeux, et elle ne vit plus que le carrelage clair et lisse sur lequel elle posait les pieds, et les tabourets des ouvriers qu’elle dépassait un à un. Puis, une pression sur l’épaule la fit s’arrêter, et elle entendit la même recommandation que l’instant d’avant.

— Prends bien garde aux courroies.

Elle mit la blouse noire que Mme Rémy lui avait achetée en remplacement de son tablier d’écolière, et, malgré le ronflement des courroies qui commençait à lui remplir les oreilles, elle entendit encore que Mme Rémy lui recommandait de ne pas bouger de sa place, et de bien regarder ce qui se faisait autour d’elle afin de se familiariser avec les choses.

Elle s’assit comme les autres sur son haut tabouret.

Sa blouse trop longue la gênait aux genoux et l’obligeait à rapprocher les jambes. Elle croisa ses mains pour être bien sage, et de tous ses yeux elle regarda ce qui se faisait dans la diamanterie.

Elle remarqua tout de suite que les diamantaires se penchaient avec les mêmes gestes recourbés et précis sur une plaque ronde posée devant eux ; mais elle fut longtemps avant de distinguer que cette plaque était une meule sur laquelle on taillait le diamant.

Dès le lendemain elle commença de rendre quelques services autour d’elle. Des mots précis lui indiquaient ce qu’elle devait faire :

— Valserine, passe-moi ma poudre de diamant.

— Non, pas cette boîte-là, l’autre, celle qui est ronde.

— Mets ce plomb dans le moule, et augmente un peu la flamme dessous.

Au bout d’une quinzaine elle connaissait par leurs noms tous les outils des diamantaires. Elle savait verser la quantité nécessaire de poudre de diamant sur la meule d’acier qui tournait si vite qu’il fallait la regarder attentivement pour la voir tourner. Elle savait encore faire fondre la petite boule de plomb dans laquelle Mme Rémy incrustait la pierre et qu’elle maintenait sur la meule à l’aide d’une lourde pince. Et elle n’entendait plus la recommandation si répétée des premiers jours.

— Prends garde aux courroies.

Les hommes et les femmes la regardaient maintenant sans curiosité. Plusieurs même lui montraient un visage affectueux et commençaient à la taquiner sur son nom de Valserine :

— Pourquoi as-tu pris le nom du ruisseau de Mijoux ?

Elle riait avec eux, ne sachant que répondre à cela. Et elle sentait bien qu’elle était ici comme dans une grande famille.

Il arriva un matin que Mme Rémy fut prise d’impatience dans son travail. Elle soulevait et reposait sa pince sur la meule en disant d’un air contrarié :

— Je ne peux pas trouver le sens de cette pierre, et la journée se passera avant que j’aie pu lui tailler une seule facette.

Valserine n’osait pas poser de questions, mais elle suivait des yeux tous les mouvements mécontents de la jeune femme.

Mme Rémy finit par s’en apercevoir, et elle lui expliqua que le diamant avait certains côtés par où il était impossible de l’entamer, et qu’il fallait parfois chercher longtemps l’endroit où l’on pouvait lui faire une première facette.

Ce jour-là, Valserine comprit que ce métier si joli exigeait, par contre, beaucoup d’attention et une grande patience. Elle en éprouva un désagrément au fond d’elle-même. Puis elle songea que son père l’avait choisi pour elle depuis longtemps, et aussitôt son désagrément s’effaça. Cependant, par la suite, lorsque quelqu’un lui demandait si elle aimait son métier, elle hésitait toujours avant de répondre oui. C’était seulement à cet instant-là que la pensée d’un autre lui venait. Elle n’aurait pas su dire lequel, et elle n’en désirait aucun de ceux qu’elle connaissait ; mais elle pensait à un métier moins minutieux, et qui lui permettrait de quitter plus souvent son tabouret. Pourtant, elle continuait à faire avec obéissance tout ce qu’on lui commandait de faire ; mais peu à peu, une sorte de mépris se glissait en elle pour ces pierres que l’on touchait avec tant de soins. Et un jour qu’elle venait d’en laisser tomber une par terre, elle ressentit presque de la colère en voyant avec quelle inquiétude Mme Rémy se mit aussitôt à sa recherche. Elle voyait bien que c’étaient là les pierres les plus rares, mais elle ne pouvait comprendre pourquoi on leur accordait tant d’importance. Et elle savait bien que si elles lui eussent appartenu, elle n’en eût pas fait plus de cas que de ces jolis cailloux qu’elle ramassait de-ci de-là dans la montagne, et qu’elle rejetait après les avoir admirés.

La seule chose qui lui plaisait dans son métier, c’était sa propreté. À peine si elle salissait sa blouse et ses mains. De plus, elle avait remarqué, dès les premiers jours, que les diamantaires étaient tous bien vêtus. Les femmes avaient des robes bien faites et de couleurs seyantes, et leurs cheveux étaient toujours coiffés de façon agréable.



III


Depuis que Valserine était à Saint-Claude, pas une semaine ne s’était écoulée sans qu’elle eût des nouvelles de son père. Le gendarme avait tenu parole ; et s’il parlait chaque fois un peu longuement avec Mme Rémy, c’était toujours à la fillette qu’il s’adressait en premier. Il ne lui cachait pas que son père souffrait toujours du mauvais coup qu’il s’était donné à la tête, mais chaque fois aussi il disait son espoir d’une guérison très prochaine.

Valserine n’était pas sans nouvelles non plus de sa maison. Bernard, le petit-fils de la mère Marienne, qui vivait momentanément auprès d’elle, venait parfois le dimanche lui parler des poussins et de la chèvre noire.

Bernard était un grand garçon qui allait sur ses dix-huit ans. Toute son enfance s’était passée dans la montagne, auprès de la petite Valserine à laquelle il avait appris à grimper sur les hauteurs, et à dégringoler les pentes. Il continuait à lui garder une solide amitié de grand frère, et ses visites apportaient à la fillette une joie qui durait tout le jour, et semblait pour elle éclairer davantage encore la maison de Mme Rémy.

Cependant, cette dernière semaine n’avait pas amené Bernard à Saint-Claude, ni, comme à l’ordinaire, le gendarme de Septmoncel. Valserine en gardait un souci qui l’empêchait d’apporter la moindre attention à son travail. Elle se trompait à tout moment, et donnait aux ouvrières des objets que celles-ci ne lui avaient pas demandés. Deux fois de suite elle laissa échapper de ses doigts des diamants qu’elle eut beaucoup de peine à retrouver. Pourtant elle ne fut pas grondée. Elle fut même surprise du ton de commisération qu’on employait avec elle après chaque étourderie. Bientôt il lui parut que les regards des diamantaires avaient quelque chose de changé en s’arrêtant sur elle. En même temps elle s’aperçut que tous avaient des choses secrètes à se dire. Ils se rapprochaient pour causer tout bas, et, dans ces moments-là, si leurs yeux venaient à rencontrer ceux de Valserine, ils les détournaient comme s’ils étaient gênés d’être vus par elle.

Une phrase surprise au passage l’avertit soudain que c’était de son père que l’on parlait. Une ouvrière peu éloignée avait dit : « C’est sa blessure à la tête. » Elle resta aux écoutes. Et peu après, dans l’instant où les courroies glissaient en silence, comme cela arrive souvent dans les usines, elle entendit nettement l’ouvrière ajouter :

— Il a fini sa prison.

Aussitôt tout devint clair pour elle. Elle comprit pourquoi le gendarme n’était pas venu. Elle comprit les regards furtifs et mystérieux des diamantaires, et elle attendit toute confiante la fin de la journée, en pensant que Mme Rémy allait lui dire, comme à tout le monde, que son père était sorti de prison.

Le soir, à la fin du repas, Mme Rémy dit seulement à Valserine :

— Voici qu’il fait déjà chaud. Tu dois avoir es vêtements d’été. Si tu veux, nous irons les chercher dimanche prochain.

Il restait deux jours avant qu’il fût dimanche, mais dans sa joie Valserine fit un mouvement si vif que sa chaise se recula de la table. Elle la rapprocha beaucoup plus près qu’il ne le fallait, et son regard chercha de nouveau celui de Mme Rémy ; mais Mme Rémy regardait à présent son verre avec attention ; elle le prit pour en frotter les bords tout en disant :

— Je demanderai à Grosgoigin de nous conduire.

Elle continua de frotter son verre avec sa serviette comme si c’était la chose la plus importante du moment, et elle dit encore :

— La voiture de Grosgoigin est grande, et nous pourrons rapporter pas mal d’objets qui peuvent te servir ici.

Elle quitta presque aussitôt la table, répondant à peine aux enfants qui la suppliaient de les emmener aussi dans la voiture.


De bon matin, ainsi qu’il était convenu, Grosgoigin prit, dans sa grande voiture découverte, Mme Rémy, Valserine et les trois petits.

Par ce beau dimanche de juin la route était pleine de soleil, et la montagne si éclairée qu’on en distinguait les moindres arbustes. Les trois enfants babillaient sans relâche et attiraient l’attention de Valserine sur tout ce qu’ils voyaient. Mais Valserine ne leur répondait pas toujours. Elle regardait souvent Mme Rémy, assise en face d’elle ; et elle s’étonnait autant de son silence que de son air soucieux. La jeune femme semblait mal à l’aise sous le regard de la fillette. Elle avait, chaque fois, un mouvement comme les gens qui vont parler, mais toujours elle abaissait son visage, et paraissait très occupée à écouter les enfants.

Quand la voiture traversa le village de Lajoux, Valserine sentit en elle comme un bouillonnement.

Elle se mit à rire et à remuer les jambes. Elle avait envie de parler aussi. Elle voulait dire à Mme Rémy ce qu’elle avait entendu dans la diamanterie. Elle voulait lui demander depuis combien de jours son père était libre, et si sa blessure à la tête était guérie. Il lui semblait que tout cela serait facile à dire si les petits faisaient silence. Mais les petits ne faisaient pas silence, bien au contraire ; et devant l’air ennuyé de leur mère, la fillette sentait augmenter sa timidité.

Lorsque la voiture descendit la route très en pente qui va de Lajoux à Mijoux, l’agitation de Valserine ne connut plus de bornes. Au tournant d’un lacet, elle repoussa l’aîné des enfants qui s’appuyait sur elle, et cria d’une voix forte :

— Arrêtez ! On est arrivé !

Cela s’adressait autant à Mme Rémy qu’à Grosgoigin.

En même temps, avec une vivacité extraordinaire, elle se pencha sur la poignée qui ouvrait du dehors la petite portière, et comme la portière ne s’ouvrait pas assez vite à son gré, elle donna dedans un vigoureux coup de pied qui la fit s’écarter en grinçant durement sur ses gonds. Et tandis que la voiture ralentissait, elle sauta les bras ouverts sans se servir du marchepied. Son élan lui fit faire un tour sur elle-même, puis trois ou quatre pas beaucoup trop grands. Et l’instant d’après elle sautait le fossé de la route pour gagner en biais le chemin qui montait à sa maison.

Mme Rémy la rappela.

— Attends ! Attends-moi ! Valserine !

Mais Valserine ne voulait attendre personne. Elle courait vers le chemin, et, lorsqu’elle l’eut atteint, elle se mit à le gravir à grandes enjambées.

Mme Rémy l’appela encore. Il y eut comme une angoisse dans sa voix quand elle cria :

— Je t’en prie. Attends-moi. Il faut que je te parle tout de suite.

Elle eut un geste d’impatience en voyant que la fillette continuait de monter avec la même rapidité. Alors, à son tour, elle sauta vivement de la voiture, et, après avoir fait descendre les enfants, elle s’engagea avec eux sur le rude chemin.

Pendant ce temps Valserine arrivait devant sa maison, et restait bien étonnée de la trouver fermée comme à son départ. Elle alla prendre la clé au creux du vieux poirier, et, la porte ouverte, elle vit aussitôt que rien n’avait été dérangé. La fine poussière qui s’étalait partout, et les cendres bien relevées du foyer disaient clairement que le père n’était pas venu dans la maison depuis le départ de son enfant. Mais, peut-être, n’était-il pas très loin. Et Valserine ressortit de la maison et lança un appel aigu et prolongé. Puis son regard s’en alla au loin, dans tous les sens. Et quand elle le ramena plus près, elle ne vit que Grosgoigin qui faisait reculer son cheval sur le côté de la route, et Mme Rémy qui montait péniblement le sentier en tenant un enfant de chaque main, tandis que le troisième s’efforçait de les devancer. Elle attendit encore un instant, et comme la réponse à son appel ne venait pas, elle passa derrière la maison pour courir à la cachette. Là non plus rien n’avait été touché ; les paquets enveloppés de gros papier étaient intacts, et les boîtes de fer-blanc s’alignaient avec l’ordre qu’elle y avait mis à son départ.

Ce fut une nouvelle déception qui la laissa un moment sans pensées précises. Puis l’idée lui vint que son père n’avait pas entendu son cri, et déjà elle allait sortir de la cachette pour en lancer un autre, lorsqu’elle entendit la voix toute proche de M me Rémy, et le piétinement des petits qui accouraient vers la cabane dont la porte était restée grande ouverte. Elle en fut terrifiée comme d’une catastrophe, car elle n’avait pas davantage fermé l’étroite ouverture de la cachette. Heureusement ses craintes durèrent peu. Les piétinements s’éloignèrent, et presque aussitôt Mme Rémy et les enfants l’appelèrent du dehors.

Avec sa vivacité habituelle, elle alla repousser la pierre plate, et, avec un entêtement que rien n’aurait pu vaincre, elle s’assit en disant tout bas :

— Je vais attendre papa ici.

Pendant longtemps les appels de Mme Rémy et des enfants se firent entendre. Ils étaient tantôt près et tantôt loin et paraissaient venir de tous les côtés à la fois. La voix de Mme Rémy avait d’abord marqué de la colère, puis elle avait menacé, et quand elle était devenue pleine de désespoir et mêlée aux pleurs des enfants. Valserine s’était bouché les oreilles pour ne plus l’entendre. À travers ses craintes de toutes sortes, la fillette remarqua qu’il faisait beaucoup plus clair qu’autrefois dans la cachette. Des quartiers de roche qu’elle avait toujours cru noirs lui apparaissaient maintenant de la même couleur que les autres, et dans tous les coins elle distinguait nettement la couleur des petits cailloux.

Elle leva les yeux pour voir d’où venait la clarté, et elle resta bouleversée en apercevant un grand morceau de ciel au-dessus de sa tête. Elle fut tout de suite debout pour mieux voir encore, et elle reconnut que la fissure par laquelle le douanier avait un jour laissé glisser sa baguette s’était considérablement agrandie. Les deux énormes pierres qui terminaient la voûte s’écartaient largement par un bout, tandis qu’elles se rapprochaient maintenant par l’autre au point de se toucher. Et, lorsque la fillette abaissa son regard sur la longue bande de jour qui s’étalait comme une étoffe claire jusqu’au fond de la cachette, elle vit qu’un mince filet de sable tombait d’en haut, et se répandait sur le sol en un tas qui s’évasait et recouvrait déjà une grande surface.

Elle ne savait que penser de tout cela ; mais dans la crainte d’être vue par en haut, elle alla s’asseoir près de la pierre plate, et elle écouta toute frémissante les bruits qui venaient du dehors.

Dans la cabane, à deux pas d’elle, Grosgoigin martelait la terre de ses gros souliers, et renversait les fagots en maugréant. Puis des portes tapèrent. Il y eut quelques appels encore, et enfin le roulement subit d’une voiture fit comprendre à Valserine que Mme Rémy s’en retournait à Saint-Claude.

Le silence revint avec la nuit. La longue bande de jour était remontée peu à peu par l’ouverture, et une lourde obscurité s’était installée à sa place. Pour la première fois Valserine eut peur dans la cachette ; les petites chutes de sable lui paraissaient être des pas glissant vers elle ; et le courant d’air qui passait à chaque minute lui semblait être une main mystérieuse qui cherchait à la toucher au visage. Elle n’y put tenir et elle sortit sans bruit, avec la crainte affreuse que quelqu’un ne la tirât en arrière.

Au dehors tout était tranquille. Il n’y avait pas de lune, mais la nuit n’était pas assez noire pour tout cacher. Les arbres du jardin se détachaient nettement les uns des autres, et, juste devant la cabane, une touffe d’herbe s’ouvrait comme pour exposer toutes ses fleurettes à la rosée.

Valserine n’avait aucune idée de l’heure. Son séjour dans la cachette obscure lui avait semblé plus long qu’une nuit entière. Aussi, la pensée que son père pouvait être rentré pendant ce temps la fit se hâter vers la maison ; elle poussa la porte en appelant tout bas :

— Papa !

Elle haussa un peu la voix pour appeler encore :

— Papa !

Il faisait à peine plus sombre ici qu’au dehors, et tout de suite elle comprit que son père n’était pas couché sur son lit, comme elle avait cru le voir en entrant ; mais elle était si certaine qu’il ne tarderait pas à venir, qu’elle ferma la porte sans pousser le verrou, et qu’elle se dirigea vers son petit lit pour s’étendre dessus. Elle ne voulait pas s’endormir, et elle faisait de grands efforts pour ne pas laisser se fermer ses paupières. Cependant elle fut réveillée par des cris, mais elle ne fut pas longue à comprendre que c’était elle-même qui les avait poussés. Sa gorge ne laissait plus échapper de sons, mais sa respiration restait courte, et elle sentait bien qu’il lui suffirait de faire un tout petit effort pour entendre de nouveau les cris sourds et apeurés qui venaient de la réveiller.

Elle avança la main vers le lit de son père tout proche du sien ; elle savait bien qu’il était vide ; elle le touchait seulement pour se sentir moins seule, et parce qu’elle imaginait qu’un ami lui donnait la main. De temps en temps ses yeux se fermaient sous le sommeil, mais une inquiétude les lui faisait ouvrir précipitamment.

Et, tout à coup, elle entendit battre son cœur. Elle en écouta les coups, et elle dit tout haut :

— Comme il fait du bruit !

Sa voix résonna comme une voix étrangère à son oreille. Son inquiétude en augmenta, et son cœur cogna plus sourdement. Quand il se fut un peu apaisé, elle reprit confiance, et s’assit sur son lit pour regarder autour d’elle. Malgré la clarté qui entrait par l’imposte, elle ne retrouvait pas les meubles exactement à leur place.

La pièce elle-même était devenue plus vaste, et le vieux coucou pendu au mur lui parut à une distance considérable. En même temps elle s’aperçut qu’il ne faisait pas entendre son tic tac. Elle eut envie de lui parler comme à une personne qui boude, et elle fit un mouvement pour aller lui tirer ses chaînes ; mais une peur insurmontable la retint assise, et elle resta sans bouger, le cœur battant, et les oreilles pleines d’un bruissement étrange.

Cependant le jour arriva. Valserine vit qu’il essayait d’entrer en passant sous la porte et par les fentes des contrevents. Elle le vit se glisser vers la glace accrochée au-dessus de la cheminée, puis le long des poutres noires du plafond, et enfin s’enfoncer dans tous les coins de la pièce.

Lorsque le vieux coucou montra ses chiffres jaunis, la fillette se leva très vite pour aller toucher du doigt son balancier. Dès le premier tic tac, le bruissement de ses oreilles cessa, et il lui parut que rien n’était changé dans la maison.

Comme son regard rencontrait la petite table chargée de ses livres de classe, elle se souvint du vieux cahier qui servait au contrebandier les jours où il avait besoin d’aide. Elle le prit pour en tourner les pages, en lisant des mots tracés entre les lignes déjà pleines. Il y avait de longues phrases expliquant à la fillette ce qu’elle devait faire en sortant de l’école, mais il y avait surtout des indications précises sur le chemin que devait suivre, certains jours, le contrebandier pour rentrer à la maison.

Valserine s’arrêta sur les derniers mots qu’il avait écrits « en bas du couloir ». C’était là qu’il s’était fait prendre.

Mais la fillette leva la main comme pour chasser ce souvenir. Son père avait fini sa prison. Et elle ne voulait penser qu’à son retour. Il ne pouvait tarder, sans doute ; mais comme elle était impatiente de le voir, elle décida d’aller au-devant de lui sur le chemin qui menait à Gex, où était la prison.

Et sur le vieux cahier, au cas où son père rentrerait par un autre chemin, elle écrivit très gros : « Attends-moi. »

Un bruit d’aile et deux petits coups frappés à la vitre la firent soudain se retourner. C’était la tourterelle qui arrivait du bois comme aux jours passés ; Valserine ouvrit la fenêtre, et l’oiseau se posa sur le rebord en saluant et roucoulant comme s’il avait mille et mille choses à dire. Mais quand la fillette tendit la main pour le caresser, il battit précipitamment des ailes, et s’envola au loin.

L’heure était peu avancée. Le versant d’en face était encore plein de brume. Cependant, à la couleur du ciel, on voyait que le soleil commençait d’éclairer les glaciers. En bas, dans la vallée, on distinguait déjà les maisons blanches de Mijoux. Valserine reconnaissait facilement parmi elles la petite maison carrée des douaniers. Elle n’était jamais passée devant sans éprouver un peu de terreur, depuis qu’elle savait que son père faisait la contrebande. Tout au fond de la combe on voyait briller le ruisseau La Valserine. Il coulait, paisible et frais, tout en replis et détours, et semblait un être vivant se promenant à son gré parmi les herbes. Valserine ferma encore une fois la porte de sa maison ; mais avant de s’éloigner elle lança de toutes ses forces le cri d’appel que le contrebandier connaissait si bien, et auquel il avait souvent répondu ; mais ce cri resta sans réponse, comme celui de la veille, quoiqu’il fût répété par l’écho. Et Valserine, sans plus s’en inquiéter, gagna la haute montagne par des chemins qu’elle connaissait depuis toujours.

Le soleil dominait tout lorsqu’elle atteignit le mont Rond, d’où elle pouvait voir tout ce qui venait d’en bas vers elle. Jamais la plaine de Gex ne lui avait paru aussi étendue, ni aussi barrée de haies. Et le lac qui terminait la plaine lui sembla pareil à une étoffe déteinte par l’usure et toute déchirée au bord. Tout ce qu’elle voyait aujourd’hui lui paraissait différent des autres fois. La tête de vieillard à longue barbe qu’elle avait toujours vue au sommet du mont Blanc prenait la forme d’un chien levant son museau pour hurler tristement ; et les barques du lac, avec leurs voiles pointues comme les ailes des hirondelles, la faisaient penser à de grands oiseaux blessés en danger de se noyer. Elle fermait les yeux pour tâcher de revoir les choses sous leur ancienne forme, mais elle n’y parvenait pas. Elle n’en éprouvait d’ailleurs nul ennui. Elle regrettait seulement que son père ne fût pas là pour en rire avec elle, ainsi qu’il l’avait fait la première fois qu’ils étaient venus ensemble sur ce chemin, et qu’elle avait vu les choses tout à l’envers.

C’était à la place même où elle se trouvait en ce moment que le contrebandier s’était arrêté pour lui dire :

— Tu n’as pas de chance, on ne voit pas le lac de Genève aujourd’hui.

Il avait ajouté en abaissant son bâton :

— Tiens, il est caché sous ce monceau de nuages gris, que tu vois là, tout en bas.

Mais Valserine avait aussitôt tendu la main vers les hauts glaciers. Son père se trompait sûrement. Le lac, c’était cette large étendue de ciel bleu que les nuages aux formes de montagnes entouraient de toutes parts. Peu après, elle avait vu avec terreur que le mont Blanc était tout en flammes ; et il avait fallu toute la tendresse moqueuse de son père pour la rassurer et lui faire comprendre que le mont de glace était seulement éclairé par le soleil levant.

Pour l’instant, rien ne cachait le lac et le pays de Gex montrait clairement ses routes. Valserine surveillait les plus proches. Elle trouvait que les gens mettaient beaucoup de temps pour aller d’un endroit à un autre. Ils avaient l’air de sauter sur place plutôt que de marcher, et le moindre de leurs gestes lui paraissait plein de signification.

La journée se passa, pour la fillette, en attente et en cris d’appel. La faim lui tiraillait l’estomac, et pour la faire cesser elle mâchait des brins d’herbe et suçait des baies acides.

Quand le soir s’annonça, il lui fallut bien se décider à prendre le chemin du retour. Le soleil, las sans doute d’avoir tant éclairé la montagne, s’en éloignait et passait de l’autre côté pour aller se coucher. Valserine ne put s’empêcher de frissonner en le voyant si rouge. Il passa entre des nuages longs comme des arbres coupés, sur lesquels il laissa des taches qui ressemblaient à du sang, et il entra dans un gros nuage sombre qui semblait l’attendre pour l’envelopper comme d’une chaude couverture de laine. Mais, pour lui, l’heure du repos n’était pas venue encore, sans doute, car, presque aussitôt, il déchira la couverture en deux et s’en échappa. Puis il se montra arrondi seulement par le haut, ainsi que l’était la porte des douaniers de Mijoux, et après avoir taché de rouge tout ce qui l’entourait, il s’enfonça dans le noir et disparut. Au passage de Valserine de jeunes corneilles criaient en regagnant leur nid. Et un oiseau, qui semblait la suivre, voletait d’un arbre à l’autre en faisant entendre un bruit semblable à des ciseaux que l’on ouvre et ferme sans rien couper.

— Tsic, tsic, tsic.

La nuit commença de tomber, et Valserine qui n’avait jamais eu peur sur les routes se retournait à chaque instant pour regarder derrière elle.

Le chemin qu’elle suivait avait été autrefois une route que l’herbe et les pierres encombraient maintenant. Elle glissait sur les mousses et butait contre les petits sapins tordus qui sortaient du creux des pierres. Et toujours l’oiseau qu’elle ne voyait pas voletait d’un arbre à l’autre en faisant :

— Tsic, tsic, tsic…

Arrivée devant sa maison, elle ne fut pas surprise de la trouver fermée. Elle avait imaginé tant de choses sur l’absence de son père que tout lui semblait naturel à présent. De plus, la faim et une lassitude intense la laissaient déprimée et incapable de fixer ses idées. Elle n’eut aucune envie d’entrer dans sa maison. Elle s’assura seulement que la clé était toujours au creux du vieil arbre, et elle alla s’appuyer sur la porte à claire-voie du jardin.

Il n’y avait pas plus de lune que la veille, mais par cette nuit de juin les étoiles étaient si brillantes que leur clarté se répandait jusque sur la terre.

L’odeur d’une fumée de bois vert rappela tout à coup à Valserine que la mère Marienne habitait à peu de distance. Elle s’étonna de l’avoir oubliée, et aussitôt un désir violent lui vint d’aller lui parler de son père. Elle hésita cependant quelques minutes à cause de l’heure tardive, mais la pensée que Bernard était là l’enhardit, et malgré la fatigue qui lui alourdissait les jambes, elle dévala le sentier rocailleux. Aucun bruit ne s’élevait de la maison, mais la lueur qui en sortait par la porte ouverte s’étendait jusqu’à la paille étalée au delà du seuil.

Sans plus réfléchir, Valserine entra. La mère Marienne, debout et le dos tourné au foyer, tenait ses deux poings contre ses tempes. Elle les abaissa en reconnaissant la fillette, et elle lui dit, comme en colère :

— Les gendarmes sont passés par ici. Ils te cherchent.

Valserine ne sut pas démêler si c’était contre elle ou contre les gendarmes que la mère Marienne était fâchée. Cependant elle prit du courage et dit :

— J’attends mon père.

La mère Marienne la regarda comme si elle ne comprenait pas, et la fillette reprit :

— Oui, il a fini sa prison, et il ne peut tarder à revenir.

Et tandis que la vieille femme continuait à la regarder de ses yeux trop brillants, elle s’empressa d’ajouter :

— Je venais vous demander si vous l’aviez vu ?

Les deux poings de la mère Marienne remontèrent d’un seul coup à ses tempes. Ses paupières se mirent à battre avec rapidité. Et en s’y reprenant à plusieurs fois, comme si les mots lui faisaient mal à la gorge, elle cria :

— Mais il est mort, ton père. Il est mort en prison, ne le sais-tu pas ?

Valserine regardait le visage tout convulsé de la mère Marienne, et la terreur qu’elle en ressentait l’empêchait de bouger. La vieille femme s’approcha d’elle pour crier plus fort :

— Oh, ils l’ont tué, bien sûr, comme autrefois mon pauvre homme.

Elle fit un geste violent au-dessus de sa tête, puis elle mit ses poings sur ses jeux, comme pour s’empêcher de voir une chose affreuse. Et Valserine s’enfuit épouvantée.



IV


L’été finissait, et depuis plus de deux mois déjà Valserine habitait chez la mère Marienne.

Au soir de son épouvante, elle s’était enfuie dans le bois, où Bernard l’avait retrouvée le lendemain, couchée parmi les buis et les cyclamens sauvages. Elle était toute raidie par le froid, et ses cris de petite fille désolée semblaient ne jamais plus pouvoir s’arrêter.

Pendant plusieurs semaines, elle avait empli la maison de plaintes et de sanglots ; et ni les soins dévoués de la vieille femme, ni les prévenances affectueuses du jeune garçon, n’avaient réussi à la détourner de sa peine. Puis les longues journées de grand air et de soleil avaient peu à peu calmé son chagrin ; mais si ses plaintes ne se faisaient plus entendre, on voyait bien que l’oubli n’était pas venu. Au lieu de mener paître sa chèvre ou d’aider la mère Marienne dans les travaux du ménage, elle restait assise sur le seuil, et s’y tenait toute ramassée pendant des heures. Elle ne parlait plus de son père, mais ses yeux tristes suivaient la route qui montait au plateau, et qu’on apercevait, de place en place, de l’autre côté de la vallée. Sans cesse elle revoyait la plaine de Gex avec ses routes et ses villages. Et toujours sa pensée faisait le tour d’un grand bâtiment fait de briques rouges, qu’elle imaginait tout noir au-dedans, et où son père était mort loin d’elle. Et, toujours aussi, lorsqu’elle tournait la tête vers le chemin qui la ramènerait un jour à Saint-Claude, elle apercevait au loin un jeune bouleau, tout seul au bord d’un ravin, et que le vent secouait et courbait, comme s’il eût voulu l’arracher pour le jeter au fond.

La mère Marienne s’inquiétait parfois de l’immobilité de la fillette, mais elle ne savait pas la gronder. Il lui arrivait même de s’asseoir auprès d’elle sur le seuil pour essayer de la distraire. Et selon que Valserine souriait ou restait grave, elle lui parlait comme à une petite fille ou comme à une femme.

La fillette n’avait plus peur de la mère Marienne ; elle ne reconnaissait pas dans cette vieille femme, attentive et dévouée, la créature farouche et violente qui l’avait si souvent effrayée, et dont elle s’était si longtemps méfiée.

Bernard aussi cherchait à distraire Valserine. Pendant ses heures libres, il l’entraînait en de longues courses dans la montagne. Et lorsque, trop lasse, elle refusait d’avancer, il ne craignait pas de la porter à dos comme une toute petite fille.

À la maison il ne parlait guère, mais tout le long du jour il chantonnait entre ses dents, et sifflait comme un oiseau des bois.

Depuis qu’il remplaçait son père auprès de sa grand’mère, il rapportait chaque semaine, de Saint-Claude, quelques douzaines de pipes sur lesquelles il taillait patiemment des figures. Il s’installait tout près de la porte, à l’endroit le plus clair de la maison, et jusqu’au soir on entendait le bruit sec et fin que faisait la lame de son outil sur le bois dur.

Puis il vint un temps où la mère Marienne put parler de ceux qui étaient morts et qu’elle avait aimés. D’aussi loin qu’elle se souvenait tous les hommes de la contrée avaient été contrebandiers. « Et comment ne pas l’être, disait-elle, quand on est si près de la frontière, et qu’il y a tant de chemins détournés par où l’on peut passer lorsqu’on est adroit et résolu ? »

Pourquoi, aussi, ce qui coûtait un prix d’un côté de la douane, en coûtait-il le double de l’autre côté ?

La mère Marienne n’y avait jamais rien compris, et elle n’avait pas cru mal faire en conseillant à son fils le métier qu’avait fait son mari. Pourtant ce métier n’avait pas réussi longtemps à l’homme qu’elle avait aimé pour son courage et son audace. Et elle raconta à Bernard et à Valserine l’affreux malheur qui l’avait rendue veuve, alors qu’elle était encore en pleine jeunesse.

Son mari faisait la contrebande de l’alcool, et cela rapportait gros. Souvent il partait pour plusieurs jours avec sa voiture et ses deux chevaux. Les douaniers le poursuivaient de tous côtés, ce qui le faisait rire et se moquer d’eux.

Mais voilà que pendant une nuit, on ne sait pour quelle raison, le passage à niveau qui se trouvait au fond d’une étroite vallée garda ses barrières fermées. Le contrebandier, qui croyait le passage libre, et le savait dangereux pour lui, arrivait à fond de train sur la route en pente. L’attelage ne put s’arrêter à temps. Il enfonça la première barrière et vint s’écraser contre la seconde. Et peu après on avait relevé le corps du contrebandier plié en deux sous sa voiture.

Valserine n’avait rien trouvé à dire à la mère Marienne après son récit ; mais les jours qui suivirent, les deux femmes se retrouvèrent plus souvent ensemble assises sur le seuil. Et, sans que ni l’une ni l’autre parlât du passé, elles sentaient bien toutes deux que leur malheur si pareil les unissait comme un lien de parenté.

Le jour où Valserine se décida enfin à suivre la mère Marienne aux champs, sa mémoire s’enrichit de tout le passé de ses parents. Son père ne lui avait jamais parlé de sa mère dont elle n’avait aucun souvenir, et ce fut comme si la mère Marienne ouvrait une porte pour la lui montrer venant à elle.

— Elle était courageuse et belle, lui dit la vieille femme, et ton père n’eut pas besoin de la voir deux fois pour l’aimer.

Et sans que Valserine posât de questions, la mère Marienne, selon l’heure ou l’endroit, disait sans hâte, et presque sans suite, tout ce qu’elle savait du jeune ménage dont la vie avait été tout de suite mêlée à la sienne.

En son temps de jeune fille, la mère de Valserine habitait tout au bas de la côte avec son vieux père qui faisait la contrebande. Elle lavait et repassait le linge des familles aisées de Mijoux ; et par tous les temps on la trouvait au bord de la Valserine où son battoir menait grand bruit.

Ce fut ainsi que le fils du gendarme la vit un matin, alors qu’il accompagnait son père dans sa tournée. Il revint seul le lendemain. Il revint tous les jours auprès de la belle laveuse, jusqu’à ce qu’il eût obtenu qu’elle voulût bien devenir sa femme.

De ce jour rien ne put séparer les deux jeunes gens. Ni les remontrances du vieux contrebandier, qui ne voulait à aucun prix d’un fils de gendarme comme gendre ; ni la colère du gendarme qui refusait obstinément pour bru la fille d’un contrebandier. Ils se marièrent, sans bruit ni fête, et, rejetés de leurs familles, vinrent demeurer dans la maison qui était maintenant l’héritage de Valserine.

Le jeune mari s’était tout de suite fait bûcheron ; mais ce métier trop dur pour ses forces lui avait enlevé la santé. Alors, ne sachant à quoi s’employer pour gagner sa vie, il s’était décidé à faire aussi la contrebande : et sa femme n’avait pas tardé à l’aider de tout son pouvoir.

Et la mère Marienne mit dans sa voix beaucoup de chaleur et d’admiration en disant :

— Il fallait les voir descendre ensemble à Mijoux, lui chargé d’un panier plein de fruits de son jardin ou des produits de sa basse-cour, elle, avec un paquet de linge qu’elle allait laver au bord de la Valserine, comme de coutume. Et lorsque, le soir venu, elle remontait la côte avec son paquet de linge mouillé sur l’épaule, elle se tenait si droite et paraissait si forte, que les douaniers eux-mêmes la saluaient au passage.

Pourtant, la contrebande se trouvait souvent dissimulée au cœur du paquet mouillé, et ta mère ressentait un grand orgueil à la passer ainsi sous le nez des douaniers qui n’avaient d’attention que pour le panier que ton père portait aussi sur l’épaule.

À rappeler ses souvenirs la mère Marienne paraissait elle-même toute fière. Ses yeux, si brillants déjà, brillaient plus encore ; et toute sa personne semblait plus légère et plus vive.

Puis elle raconta la venue au monde de la fillette, trois ans après le mariage de ses parents.

La jeune femme, sur la fin de sa grossesse, avait voulu aller encore une fois laver au ruisseau. Mais ce soir-là le contrebandier n’entendit pas les coups de battoir habituels. Et quand il arriva auprès de sa femme, il la trouva avec un petit enfant qui venait de naître, et qu’elle tâchait d’envelopper dans ses propres vêtements. Tous deux avaient remonté lentement la côte, chargés seulement du poids de leur petite fille qu’ils portaient avec amour, et qu’ils avaient, tout en riant, baptisée Valserine.

La mère Marienne n’était pas pressée de dire la suite, et il fallut que Valserine levât les yeux sur elle plusieurs fois avant qu’elle ne dise :

— Leur bonheur fut immense. Comme j’étais leur seule amie, je fus seule à le connaître. Mais le malheur veillait. Ta mère, qui avait pris froid pendant son accouchement, languit tout l’hiver, et mourut au printemps.

Dans le long silence qui s’établit ensuite, Valserine comprit qu’elle aimait maintenant sa mère autant que son père, et que jamais elle ne pourrait les séparer dans sa pensée. Elle n’arrivait pas à les voir sur le chemin de Mijoux, comme la mère Marienne les lui avait montrés. Et le ruisseau, La Valserine, ne lui laissait que le souvenir d’une eau claire dans laquelle elle avait trempé son mouchoir pour étancher le sang de l’affreuse blessure que son père s’était faite au front ; mais dans le vent qui sifflait à ses oreilles, et courbait les arbres au-dessus de sa tête, elle croyait entendre deux voix chéries unies à jamais, et qui parlaient d’un bonheur qui durerait l’éternité.



V


En septembre le fils de la mère Marienne revint de prison. Lui aussi avait aimé le père de Valserine, et sa peine fut grande en apprenant sa mort. C’était un homme silencieux et doux, aux grands yeux paisibles, et dont les cheveux commençaient seulement à grisonner. Il parlait à sa mère avec un grand respect, et sans jamais la contredire ; mais quand il s’adressait à Bernard sa voix prenait un accent joyeux et tout son visage rayonnait de tendresse.

À L’encontre du père de Valserine, le bonheur n’avait pas habité sa maison. Sa femme, qui aimait le bruit des villes, était partie un dimanche, abandonnant la montagne et le petit Bernard pour toujours. L’enfant, qui n’avait pas deux ans alors, avait grandi sans souci de ces choses ; et dès que la petite Valserine avait pu le suivre, il l’avait fait participer à tous ses jeux, n’ayant pas d’autre camarade.

À courir par les sentiers de la montagne, il était devenu fort avant l’âge. Et la mère Marienne, qui croyait retrouver en lui le caractère audacieux de son mari, avait tout de suite parlé d’en faire un contrebandier habile.

Mais le père, avec une fermeté douce, qu’aucune raison n’avait pu ébranler, avait refusé la contrebande pour son enfant, et l’avait conduit à Saint-Claude afin qu’il apprît le métier de pipier.

Bernard avait tout de suite fait montre d’une adresse surprenante à façonner les pipes. Et, son apprentissage terminé, il avait aussitôt pris rang parmi les meilleurs ouvriers de la fabrique. De plus, il aimait son MÉTIER par-dessus tout et ne désirait rien d’autre que de le continuer toute sa vie.

À présent que son père était revenu, il parlait de retourner sans retard à Saint-Claude, où un travail plus rémunérateur l’attendait.

À l’inverse de Bernard, Valserine ne parlait nullement de départ. Cependant la mère Marienne aurait bien voulu la voir retourner aussi à Saint-Claude, où Mme Rémy la réclamait avec insistance, craignant surtout que l’apprentissage si difficile des premiers temps ne fût perdu, et qu’il fallût tout recommencer. Mais Valserine paraissait avoir oublié la diamanterie autant que la maison de Mme Rémy. Elle prenait goût à soigner les bêtes et les mener paître en remplacement de la mère Marienne, et bien souvent elle ne les ramenait de la forêt qu’à la nuit noire.

Dans la maison elle ne savait s’occuper à rien. Seul le travail de Bernard retenait de temps à autre son attention ; et il lui arrivait de prendre des pipes sur la table, et de les retourner longuement entre ses doigts.

Un jour qu’elle était plus attentive encore, la mère Marienne en profita pour l’encourager à reprendre son métier, et retourner à Saint-Claude en même temps que Bernard.

— Te voilà presque grande, lui dit-elle, et il te faut absolument gagner ta vie.

Valserine abaissa son visage sans répondre. Elle écoutait le léger claquement des pipes que Bernard prenait dans la corbeille pour les ranger par groupes sur la table. Et brusquement elle demanda :

— Est-ce que les femmes font aussi des pipes ?

— Oui, dit la mère Marienne.

Et ses yeux brillaient étrangement tandis qu’elle ajoutait :

— J’étais polisseuse de pipes avant de me marier.

Et comme si sa jeunesse lui revenait d’un seul coup à la mémoire, elle parla avec une vivacité extraordinaire de Saint-Claude et du quartier de la Poyat où ses parents avaient été pipiers. Elle dit comment les polisseuses de pipes entouraient leurs cheveux d’un mouchoir pour les protéger contre la poussière de racine de bruyère qui les teignait en une couleur rose foncé. Elle nommait les jeunes filles d’alors comme si Valserine les avait connues :

— Adèle portait un mouchoir bleu.

» Agathe en avait toujours un jaune.

Et, avec un mouvement très haut de la tête, elle ajouta :

— Moi, j’en portais un rouge !

Elle toucha celui qui était sur sa tête, et comme si ce simple toucher lui rappelait que celui-ci était de couleur noire, ses yeux cessèrent de briller…

Il y eut un silence. La mère Marienne semblait regarder dans le passé. Et son fils, qui n’avait pas bougé tandis qu’elle parlait, se rapprocha de Bernard pour l’aider à empaqueter les pipes qu’il venait de terminer.

Valserine, qui n’avait pas bougé non plus, se mit soudain debout et dit avec fermeté :

— Je veux être polisseuse de pipes.

La mère Marienne se mit debout aussi pour demander, tout étonnée :

— Tu aimes mieux être polisseuse que diamantaire ?

— Oui, fit Valserine en la regardant bien en face.

Et tout en repoussant des deux mains ses boucles brunes, elle ajouta très vite :

— Les pipes sont plus belles que le diamant.

Bernard et son père se mirent à rire. Et la mère M arienne, qui ne riait pas, dit en touchant les pipes :

— C’est vrai qu’elles sont plus belles, et le diamant ne sert à rien !

À quelques jours de là Bernard, qui était allé reporter des pipes, revint de Saint-Claude avec la réponse que Valserine attendait.

Elle habiterait, comme par le passé, chez Mme Rémy ; mais au lieu de retourner à la diamanterie, elle entrerait à la fabrique de pipes où Bernard était ouvrier.


Dès le lendemain, accompagnée de Bernard et de son père, Valserine se rendit à sa maison. Elle voulait revoir chaque chose avant son départ, et aussi emporter certains objets qui lui seraient des souvenirs précieux.

Tout en grimpant le chemin raviné, elle songeait à la « cachette » où elle désirait se reposer une fois encore, craignant que pendant les mois d’hiver le sable et les cailloux ne viennent à la combler et en boucher pour toujours l’ouverture. Mais à peine arrivée en haut du chemin, elle vit que le mal était déjà fait. Les énormes pierres qui, autrefois, se dressaient au-dessus du trou, s’y étaient enfoncées, déplaçant dans leur chute une masse de terre, des arbres et des pierres de toutes tailles.

Aux alentours, tout était désordre. Des sapins tombés de haut restaient la tête en bas, toutes racines au vent, tandis que d’autres, à moitié déracinés, se penchaient et s’appuyaient de toutes leurs branches à ceux qui avaient la chance d’être restés debout.

La cabane de la chèvre, elle-même, n’avait pas été épargnée. Tout un côté était détruit, et le trop-plein de terre accumulé sur son toit glissait le long des planches et menaçait de l’ensevelir.

Pas très loin, en contre-bas, deux cantonniers achevaient de construire avec des fagots une sorte de mur de soutènement pour empêcher les arbres déracinés de glisser jusqu’à la route proche.

Dans la maison, rien n’était changé. Valserine y retrouva le lourd silence qu’elle y avait laissé dans sa nuit d’attente.

Et comme dans cette nuit-là il lui vint le désir violent de voir tout à coup entrer son père. Mais, par la porte ouverte, dans le doux soleil d’octobre, seules les feuilles pourchassées par le vent s’engouffrèrent et s’éparpillèrent en bruissant sur les dalles où elles restèrent sans plus bouger, comme si elles avaient enfin trouvé là un lieu de repos.

Ce fut le grand jardin carré qui retint le plus longtemps les trois amis. Appuyés contre la haie basse d’où ils découvraient toute la vallée, ils regardaient au loin l’endroit où le contrebandier s’était fait prendre. On ne voyait pas le bas de la pente où il était tombé. Mais dans la clairière on apercevait un vieil arbre mort, devenu couleur de pierre, et qui, à cette distance, semblait une croix à laquelle il manquait un bras.

Valserine, dont le chagrin renaissait, dit soudain :

— Si je n’avais pas crié, ce jour-là, papa serait encore en vie.

— Peut-être bien, fit doucement le père de Bernard.

Et, comme pour consoler la fillette, il ajouta très vite :

— Beaucoup se sont perdus à faire ce métier-là.

Après un silence il dit encore, la voix sourde, comme en colère :

— C’est un métier de malheur.

Et Bernard, qui tenait les yeux fixés sur son père, vit bien qu’il ne ferait jamais plus de prison pour contrebande.

Tous trois revinrent sans se presser chez la mère Marienne. Bernard disant sa joie de reprendre un travail régulier aux côtés d’une camarade qu’il aimait de tout son cœur, son père assurant que les deux jardins et les soins à donner aux bêtes l’occuperaient suffisamment ; et Valserine marchant auprès d’eux les lèvres serrées, n’osant avouer son regret de quitter la montagne avec ses plateaux, ses sous-bois et ses précipices.


Le lundi suivant Bernard et Valserine furent levés de bon matin, car il fallait gagner Saint-Claude à pied.

Au moment où ils s’éloignaient, la mère Marienne rappela Valserine pour lui remettre un mouchoir noir.

— Prends-le, lui dit-elle, il te servira pendant le temps de ton deuil.

La fillette la remercia d’un mouvement vif et affectueux, puis, en courant, elle rejoignit Bernard qui s’engageait déjà dans le sentier difficile qui allait, de beaucoup, raccourcir leur trajet.

La mère Marienne et son fils, sortis de leur maison, les regardèrent s’éloigner. Ils s’émerveillaient de les voir si agiles dans ce chemin tout en zigzag et en fondrières, où peu de gens osaient s’aventurer. Ils virent Bernard prendre Valserine à la taille pour lui faire franchir un passage dangereux. Ils virent le baiser que la fillette mit sur la joue de Bernard pour le remercier de son aide.

Et quand les jeunes gens eurent disparu derrière une masse de rochers, la mère Marienne désigna du doigt la maison de Valserine en disant à son fils :

— Aies-en soin autant que du jardin, car je suis sûre que ces deux enfants-là y demeureront ensemble un jour…

Comme pour fêter le départ de Valserine tout était clair dans la vallée ce matin-là. Des fils de la Vierge, tout brillants de rosée, se balançaient d’un arbre à l’autre et semblaient des écharpes de tulle disposées exprès pour elle le long du chemin.

Le soleil, qui ne pouvait donner toute sa chaleur, donnait cependant toute sa lumière.

Et pour que rien ne vînt assombrir cette lumière, un vent frais déchirait en tout petits morceaux les nuages qui voulaient se reposer sur la montagne.

C’était l’époque où les troupeaux de génisses descendent par bandes des hauts plateaux, et déjà la montagne était pleine du bruit de leurs clochettes. Des pâtres chantaient, et leurs voix fortes s’élevaient des routes et des sentiers. L’un d’eux, un jeune et solide garçon, quitta son troupeau pour descendre au fond d’un ravin où un large ruisseau chantait aussi. Il écarta violemment les broussailles qui s’accrochaient à son habit comme pour le retenir au passage. Il évita les rochers tout tapissés de mousse qui se creusaient en forme de sièges. Et quand il eut coupé à un vieux saule sa plus belle branche, il fit retour par le même chemin en cognant ses souliers pleins de terre contre les rochers, et en s’aidant des broussailles qu’il avait si fort malmenées auparavant. Et dès qu’il fut en haut, il souleva son chapeau comme pour un adieu, et s’en alla rejoindre son troupeau qui l’attendait patiemment sur la route.

Dans ce bruit de chants et de clochettes Valserine suivait le pas allongé de Bernard sans en ressentir la moindre fatigue. Une joie qu’elle n’avait pas prévue se levait en elle ; il lui semblait qu’elle était devenue tout à coup responsable d’elle-même et qu’aucune volonté ne viendrait désormais contrecarrer la sienne. Elle avait envie de chanter comme les pâtres et de descendre au fond du ravin comme le fort garçon.

Elle avait envie de s’asseoir dans tous les creux de rochers, et de courir d’un caillou à l’autre avec le ruisseau d’en bas. Et lorsqu’elle se trouva face à face avec le bouleau solitaire qui l’avait si souvent attristée, elle se mit à rire en le voyant secouer fortement ses feuilles jaunies comme pour se débarrasser d’un vêtement usé.

Le voyage continuait, rapide. Bernard qui connaissait tous les passages secrets n’en négligeait aucun, et se servait peu de la route. Dans les sentiers resserrés où on ne pouvait avancer qu’un seul à la fois, il se retournait à tout instant vers sa compagne pour l’encourager du regard. Et chaque fois, dans ses yeux brillants et noirs, comme ceux de sa grand’mère, Valserine retrouvait la douceur et la tranquillité qu’il tenait de son père.

Ils se reposèrent un moment sur les hauteurs de Montbrillant d’où ils pouvaient voir Saint-Claude enfoncée au creux des monts, et qui semblait une ville tombée au fond d’un gouffre. Ensuite ils dépassèrent des tailleries de diamants, des moulins, des scieries, où le travail battait déjà son plein ; puis ils laissèrent derrière eux un village et entrèrent enfin dans la ville où ils gagnèrent presque en courant la fabrique de pipes.

Bernard prit Valserine par la main pour la conduire au polissage. Elle traversa avec lui râtelier des hommes où les scies filaient des sons aigus en donnant une forme aux racines de bruyère. Elle vit voler sur elle et autour d’elle les fins copeaux roulés qui sautaient des établis pendant que les machines à tourner et à percer chantaient comme des essaims de bourdons dans la montagne. Elle remarqua les visages ouverts et pleins d’énergie des ouvriers. Et quand elle entra dans l’atelier des polisseuses, elle regarda sans crainte les ouvrières toutes debout et tournées vers elle, attendant sa venue. Elle eut encore le temps de voir le poêle en forme de pipe au milieu de la pièce, et tout de suite une jeune fille vint la prendre pour la conduire à sa place.

La jeune fille écartait du pied les caisses et les paniers qui encombraient le passage, et après avoir aidé Valserine à mettre sa blouse de polisseuse, elle lui offrit un mouchoir de même couleur que celui qu’elle portait elle-même.

Valserine eut un sourire qui éclaira tout son visage en repoussant le mouchoir bleu. Puis elle tira de sa poche celui que la mère Marienne lui avait donné, et elle en couvrit aussitôt ses cheveux.