La Fiancée de Lammermoor/12

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 132-144).




CHAPITRE XII.

caleb en maraude.


Eh bien, dame, s’écria-t-il, je vous dis sans doute, n’eussé-je d’un chapon que le foie, et de votre pain blanc qu’un morceau, et après cela la tête d’un cochon rôti (mais je ne voudrais pas que pour moi on tuât aucun animal), je passerais volontiers ma vie avec vous dans cette humble demeure.
Chaucer. Conte d’été.


Ce ne fut pas sans quelque souci que Caleb partit pour son voyage de découverte. Au fait, son expédition était difficile pour trois raisons. Il n’avait osé parler à son maître de l’offense commise dans la matinée envers Bucklaw, toujours pour l’honneur de la famille ; il n’osait pas convenir qu’il eût agi avec trop de précipitation en refusant la bourse ; et enfin il craignait les conséquences désagréables de sa rencontre avec Hayston, exaspéré de l’affront qu’il avait reçu, et dont la tête était probablement échauffée par la quantité d’eau-de-vie qu’il avait bue.

Caleb, il faut lui rendre justice, était brave comme un lion lorsqu’il s’agissait de l’honneur de la famille de Ravenswood ; mais il avait ce courage réfléchi qui ne s’expose point à un danger inutile. Ceci néanmoins n’était qu’une considération secondaire ; le point important était de cacher l’état du dénûment où l’on était au château, et de justifier l’éloge pompeux de la bonne chère qu’il pouvait se procurer par ses propres ressources, sans le secours de Lockhard et sans la bourse de son maître. C’était un point d’honneur aussi rigoureux à ses yeux qu’il l’avait été pour le généreux éléphant auquel nous l’avons déjà comparé, qui, chargé d’une tâche au-dessus de ses forces, se fracassa le crâne au milieu des efforts que le désespoir lui inspira, dans la vue d’exécuter ce que l’on exigeait de lui, lorsqu’il vit qu’on en amenait un autre pour l’aider.

Le village auquel il se rendait avec Lockhard lui avait souvent fourni des ressources dans d’autres cas semblables de détresse ; mais depuis quelque temps les choses avait bien changé de face.

C’était un petit hameau composé d’habitations éparses sur les bords d’une crique formée par un ruisseau qui se jetait dans la mer ; on ne l’apercevait point du château, dont il était autrefois une dépendance, à cause d’une partie de la crête de la colline, qui se projetait dans la mer et formait une espèce de promontoire. On le nommai Wolf’s-Hope, c’est-à-dire Wolf’s-Haven[1], et ses habitants, peu nombreux, gagnaient une subsistance précaire au moyen de deux ou trois bateaux employés à la pêche du hareng dans la belle saison, et en introduisant du gin[2] et de l’eau-de-vie en contrebande pendant les mois d’hiver. Ils avaient une sorte de respect héréditaire pour les seigneurs de Ravenswood ; mais la plupart d’entre eux avaient profité des embarras et de la gêne où se trouvait la famille. Ils avaient réussi à racheter les redevances de leurs petites propriétés, de leurs cabanes, de leurs enclos, droits de pacage et autres ; en sorte qu’ils se voyaient émancipés des chaînes de la dépendance féodale, et à l’abri des diverses exactions dont sous tous les prétextes possibles, ou même sans en assigner aucun, les lairds écossais, qui, à cette époque, étaient très-pauvres, avaient coutume d’accabler à leur gré leurs vassaux plus pauvres encore.

On pouvait donc les regarder réellement comme indépendants, circonstance singulièrement mortifiante pour Caleb, habitué à exercer sur eux, pour en exiger des contributions, une autorité despotique égale à celle des pourvoyeurs royaux dans les anciens temps. Ceux-ci, sortant de leurs châteaux gothiques, abusaient de leurs droits et de leurs privilèges pour acheter des provisions, au lieu de donner de l’argent, rapportaient au logis le produit du pillage de cent marchés, et tout ce qu’ils avaient pu arracher à une population qui fuyait à leur approche, et avaient soin de déposer leur butin dans cent cavernes[3].

Caleb chérissait ce souvenir, et déplorait la perte de cette autorité qui imitait en petit les grandes exactions des seigneurs féodaux : et comme il aimait à se flatter que cette loi respectable et cette juste suprématie, qui attribuaient aux barons de Ravenswood un intérêt principal, l’intérêt le plus effectif, dans toutes les productions de la nature, dans un rayon de cinq milles autour de leur château, ne faisaient que sommeiller, et n’avaient nullement été abandonnées, il se promettait d’en rappeler de temps en temps le souvenir par quelques petites exactions sur les habitants. Ils s’y soumirent d’abord avec plus ou moins de bonne volonté ; car ils avaient été si long-temps habitués à regarder les besoins du baron et de sa famille comme devant passer avant les leurs, que leur indépendance actuelle ne leur donnait pas un sentiment bien clair et bien évident de leur liberté. Ils ressemblaient à un homme qui a été long-temps enchaîné, et qui, même après avoir obtenu sa liberté, s’imagine encore sentir l’étreinte des fers dont il a été chargé. Mais la jouissance de la liberté est promptement suivie du sentiment intime de ses droits, de même que le prisonnier élargi, en faisant librement usage de ses membres, dissipe bientôt la sensation de gêne qu’ils avaient éprouvée.

Les habitants de Wolf’s-Hope commencèrent à murmurer, puis ils se hasardèrent à résister, et enfin refusèrent positivement de se soumettre aux exactions de Caleb Balderstone. En vain il leur rappela que, lorsque lord Ravenswood, onzième du nom, surnommé le Skipper[4], à cause du goût qu’il avait pour tout ce qui tenait à la marine, eut encouragé le commerce de leur port, en faisant construire une jetée (espèce de digue de pierres grossièrement empilées les unes sur les autres) pour mettre les bateaux pêcheurs à l’abri des gros temps, il avait été entendu qu’il aurait la première motte de beurre[5] après que les vaches auraient vêlé dans toute l’étendue de la baronnie, ainsi que le premier œuf (d’où est venue l’expression d’œuf du lundi), qui serait pondu chaque lundi de l’année.

Les feuars[6] entendirent et se grattèrent la tête ; ils toussèrent, ils éternuèrent, et, comme on les pressait de faire une réponse, ils finirent par déclarer unanimement qu’ils ne savaient que dire, ressource universelle du paysan écossais lorsqu’on veut l’obliger à reconnaître un droit dont sa conscience lui démontre la justice, mais que son intérêt le porte à nier.

Caleb, néanmoins, remit aux notables de Wolf’s-Hope une réquisition de beurre et d’œufs qu’il réclamait pour arrérages de ladite redevance ou don gratuit, payable comme il est ci-dessus mentionné ; et après leur avoir donné à entendre qu’il ne serait pas éloigné d’entrer en composition et de recevoir lesdits arrérages en argent ou autrement, s’ils trouvaient de l’inconvénient à s’acquitter en nature, il les laissa se débattre entre eux sur le mode de répartition qu’ils jugeraient convenable d’adopter.

Ils s’assemblèrent ; mais ce fut, au contraire, avec la résolution de résister à cette exaction. Ils cherchaient un motif plausible d’opposition, lorsque le tonnelier, personnage important dans un endroit où la pêche fait l’occupation des habitants, et qui était un des pères conscrits du village, déclara que leurs poules avaient long-temps caqueté pour les lords de Ravenswood, et qu’il était temps qu’elles caquetassent pour ceux qui leur fournissaient des juchoirs et de l’orge. L’assemblée accueillit cette idée par ses rires unanimes. « Et si vous le désirez, continua l’orateur, je ferai une petite promenade jusqu’à Dunse[7], et j’irai parler à Davie Dingwall, le procureur qui est venu du nord pour s’établir dans le pays, et il mettra toute cette affaire en ordre, je vous en réponds. »

On fixa donc un jour pour tenir une grande conférence à Wolf’s-Hope au sujet des réquisitions de Caleb, qui fut invité à s’y rendre.

Il y alla, les mains ouvertes et l’estomac vide, dans l’espoir de remplir les unes pour le compte de son maître et l’autre pour le sien, aux dépens des redevanciers de Wolf’s-Hope. Mais cet espoir fut bien trompé. Comme il entrait dans le village par le côté de l’est, il vit arriver par l’extrémité opposée la figure peu aimable de Davie Dingwall, procureur de village, rusé, sec, madré, dur. Agent principal de sir William Ashton, il avait déjà été à même d’agir contre la famille de Ravenswood. Chargé d’un portemanteau de cuir contenant toutes les chartes des habitants du hameau, il aborda M. Balderstone, en disant qu’il espérait qu’il ne l’avait pas fait attendre ; qu’il était porteur d’instructions et de pleins pouvoir pour payer ou recevoir, composer ou compenser en un mot, agir suivant les circonstances au sujet de tous les droits réciproques et non réglés quelconques, appartenant ou compétant à l’honorable Norman Ravenswood, vulgairement appelé le Maître de Ravenswood…

Le très-honorable Norman lord Ravenswood, » interrompit Caleb avec beaucoup d’emphase ; car, quoiqu’il sût fort bien qu’il n’avait pas grand espoir de réussir dans la contestation qui allait avoir lieu, il était résolu à ne rien sacrifier de l’honneur de la famille.

« Lord Ravenswood, soit, dit l’homme de loi ; nous n’aurons point de dispute sur des titres qui ne sont que de pure courtoisie… ordinairement appelé lord Ravenswood ou Maître de Ravenswood, propriétaire, par droit d’hérédité, des domaines et de la baronnie de Wolf’s-Crag, d’une part, et à John Whitefish et autres, redevanciers, habitants du hameau de Wolf’s-Hope, située dans la susdite baronnie, d’autre part. »

Caleb savait, d’après une triste expérience, qu’il faudrait avec ce champion mercenaire faire une tout autre guerre qu’avec les tenanciers eux-mêmes ; car en parlant à ceux-ci, il pouvait en appeler à leurs anciens souvenirs, à leurs prédilections, à leur manière de penser, et aurait pu employer une foule de raisonnements auxquels leur représentant aurait été tout à fait insensible. Le résultat de la discussion prouva que ses craintes étaient bien fondées. Ce fut en vain qu’il employa toutes les ressources de son esprit et de son éloquence, qu’il rassembla en une seule masse tous les arguments tirés des anciens usages et du respect héréditaire, des services que les lords de Ravenswood avaient anciennement rendus aux habitants de Wolf’s-Hope et de ceux qu’ils pourraient encore leur rendre par la suite ; le procureur s’en tint aux termes de ses chartes… Il ne voyait rien de tout cela… ce n’était point dans le titre ; et lorsque Caleb voulut essayer ce que produirait un ton plus élevé, qu’il lui parla des conséquences qui résulteraient du refus que ferait lord Ravenswood de leur continuer sa protection, que même il donna à entendre que l’on pourrait prendre des mesures coercitives, l’homme de loi lui rit au nez.

« Ses clients, dit-il, avaient pris la résolution de veiller eux-mêmes aux intérêts et à la sûreté de leur village, et il pensait que lord Ravenswood, puisque c’était un lord, avait assez affaire que de s’occuper de son propre château. Quant aux menaces d’oppressions arbitraires, par la règle du pouce[8], ou via facti, dit la loi, il priait M. Balderstone de remarquer que le temps actuel ne ressemblait pas aux temps anciens ; qu’ils demeuraient au sud du Forth et loin des highlands ; que ses clients se croyaient en état de se protéger eux-mêmes ; que cependant, s’ils voyaient qu’ils se fussent trompés, ils s’adresseraient au gouvernement pour avoir la protection d’un caporal et de quatre habits rouges[9], qui, ajouta M. Dingwall, seraient parfaitement capables de les garantir de toute violence que lord Ravenswood et tous ses adhérents pourraient employer. »

Si Caleb avait pu concentrer dans ses yeux toutes les foudres de l’aristocratie pour pulvériser ce contempteur de l’allégeance[10] et du privilège, il les lui aurait lancées à la tête, sans s’inquiéter des conséquences. Mais ne pouvant rien changer à l’état des choses, il fut forcé de s’en retourner au château, où il resta une demi-journée invisible et inaccessible, même à Mysie, enfermé dans son propre donjon, où il passa tout ce temps à frotter un seul plat d’étain, sifflant l’air de Maggy Lauder[11] pendant six heures consécutives.

Le résultat de cette malheureuse réquisition fut de priver Caleb de toutes les ressources qu’auraient pu lui fournir Wolf’s-Hope et ses environs, l’Eldorado, le Pérou, où, dans les circonstances urgentes, il avait toujours pu se procurer des secours. Aussi avait-il dit qu’il voulait que le diable l’emportât s’il remettait jamais le pied dans le village, et il avait tenu parole jusqu’alors. Ce qu’il y avait même d’étrange, c’est que cette retraite avait été, comme il se le proposait, une sorte de punition pour les redevanciers réfractaires. M. Balderstone avait toujours été regardé comme une personne qui a des relations avec des êtres d’un ordre supérieur ; sa présence ajoutait beaucoup d’agrément à leurs petites fêtes ; ses avis étaient utiles en beaucoup d’occasions, et ses visites fréquentes étaient regardées comme un honneur pour le village : ils reconnaissaient maintenant « que Wolf’s-Hope n’était plus ce qu’il était, et ce qu’il devrait être, depuis que M. Caleb ne quittait plus le château ; mais certainement, ajoutaient-ils, quant aux œufs et au beurre, c’était une prétention tout à fait déraisonnable, comme M. Dingwall l’avait fort justement démontré. »

Telle était la situation des deux parties, lorsque le vieux sommelier se trouva dans la cruelle et désespérante alternative, ou d’avouer, en présence d’un étranger de distinction, et ce qui était encore pire, en présence du domestique de cet étranger, l’impossibilité où l’on était au château de Wolf’s-Crag d’organiser un dîner, ou bien d’aller à Wolf’s-Hope implorer la compassion des redevanciers. C’était une affreuse dégradation ; mais il fallait bien obéir à l’impérieuse nécessité. Ce fut donc en faisant cette réflexion que Caleb entra dans le village.

Désirant se débarrasser le plus tôt possible de son compagnon, il indiqua à M. Lockhard l’auberge de Luckie Smalltrash[12], d’où partait un bruit causé par l’orgie de Bucklaw, de Craigengelt et de leurs compagnons, et qui se faisait entendre fort loin dans la rue. Une lueur rougeâtre, que l’on apercevait à travers la fenêtre, éclairait en ce moment le crépuscule, et jetait une sombre clarté sur un amas de vieilles cuves, de baquets et de barils entassés dans la cour du tonnelier, de l’autre côté de la rue.

« Si vous voulez bien, monsieur Lockhard, dit Caleb, entrer dans l’auberge où vous voyez cette lumière, et où je crois qu’on chante à présent cauld kail in Aberdeen[13], vous pouvez faire votre commission relativement à la venaison, et je ferai la mienne au sujet du lit de Bucklaw, après m’être procuré le reste des provisions. Ce n’est pas que la venaison soit absolument nécessaire, » ajouta-t-il en retenant son collègue par un bouton ; « mais c’est une politesse que l’on fait aux chasseurs, comme vous le savez… Et, à propos, monsieur Lockhard, si l’on vous offre à boire de la bière, ou un verre de vin, ou d’eau-de-vie, vous ferez bien d’accepter ; car je crains fort que le tonnerre n’ait fait aigrir tout cela au château. »

Alors il laissa partir Lockhard. Pour lui, profondément préoccupé, il s’avança lentement dans la rue mal alignée du village, méditant sur le choix de celui de ses habitants contre qui il dirigerait sa première attaque. Il fallait trouver quelqu’un sur lequel le souvenir d’une grandeur passée eût plus de pouvoir que la satisfaction d’une indépendance récente, et qui se sentît flatté de sa demande, en la considérant comme un acte de haute dignité et de clémence. Mais il ne se rappelait aucun habitant qui fût dans une semblable disposition d’esprit. « Notre soupe sera assez froide aussi, » se dit-il à lui-même, d’après le refrain de cauld kail in Aherdeen, qui résonnait à son oreille. Le ministre avait eu sa place sur la présentation du feu lord ; mais une querelle s’était élevée entre eux au sujet des dîmes. La femme du brasseur fournissait depuis long-temps à crédit, et l’on avait toujours ajouté au compte. Si la dignité de la famille ne l’exigeait pas impérieusement, ce serait un crime que de mettre une pauvre veuve dans l’embarras. Personne n’était plus en état, mais en même temps personne ne serait moins disposé à venir à son secours dans cette circonstance que Gibbie Girder[14], l’homme aux cuves et aux barils, dont nous avons déjà fait mention, et qui s’était mis à la tête de l’insurrection, au sujet du subside en œufs et en beurre. « Mais tout consiste à savoir prendre les gens du bon côté, pensa Caleb ; j’ai eu le malheur de lui dire une fois qu’il n’était qu’un sot de nouveau-venu dans notre village, et le rustre en a toujours voulu à la famille depuis ce temps là. Mais il a épousé une brave jeune commère, Jeanne Lighibody[15], la fille du vieux Lightbody, de celui qui avait remplacé Loup-the-Dyke, qui avait lui-même épousé Marion, qui était attachée au service particulier de milady… il y a bien quarante ans de cela. Ah ! nous avons fait les fous plus d’une fois ensemble, la mère de Jeanne et moi… et l’on dit qu’elle demeure avec eux. Le coquin a des jacobus et des georges[16], si l’on savait seulement comment mettre la main dessus ; et certes, c’est un honneur que je lui ferai, quoiqu’il ne le mérite guère, le drôle… et quand même il perdrait tout avec nous, ce serait peu de chose pour lui, car il est assez riche sans cela. »

Surmontant son irrésolution, et revenant sur ses pas, Caleb se hâta de se rendre à la maison du tonnelier, leva le loquet sans cérémonie, et dans un moment se trouva derrière le hallan, ou la cloison, d’où il pouvait, sans être vu lui-même, reconnaître l’intérieur du but ou de la cuisine[17].

Quel contraste avec le triste ménage de Wolf’s-Crag ! Un excellent feu brillait dans la cheminée du tonnelier. Sa femme, entourée de ses robes et de ses bijoux, achevait une toilette élégante ; elle contemplait sa figure agréable et de bonne humeur dans un débris de miroir que, pour sa commodité, elle avait placé sur le binck, ou le rayon qui soutenait la vaisselle. Sa mère, la vieille Luckie Loup-the-Dyke[18], la plus madrée qu’il y eût à vingt milles à la ronde, au dire de toutes les commères, était assise auprès du feu, toute brillante de sa robe de grogram[19], de son collier d’ambre et de son bonnet de mousseline propre, fumant sa pipe tout à son aise, et veillant au soin de la cuisine. Mais un spectacle bien plus intéressant que celui d’une jeune femme enjouée ou d’une vieille bavarde s’offrit aux regards du sommelier inquiet et affamé : on voyait bouillonner au-dessus de cet excellent feu un énorme pot, ou plutôt une chaudière remplie de viande de boucherie et de volaille, tandis que, sur le devant, deux broches, tournées par les apprentis du tonnelier, faisaient leurs révolutions ; l’une était chargée d’un quartier de mouton, et l’autre d’une oie grasse et d’une couple de canards sauvages. La vue de cette bonne chère, et l’odeur exquise qui s’en exhalait achevèrent presque de désespérer le pauvre Caleb. Il se tourna un instant pour examiner ce qui se passait dans le ben, au salon à l’autre bout de la maison, et y vit un tableau encore plus mortifiant. Une grande table ronde, préparée pour dix à douze personnes, décorée, suivant son expression favorite, d’une nappe blanche comme la neige ; de grands pots d’étain, parmi lesquels on voyait une ou deux coupes d’argent, et qui probablement étaient remplies de quelque chose digne de leur extérieur brillant ; d’assiettes propres, de cuillers, de fourchettes, de couteaux bien polis, bien aiguisés, prêts à être employés ; tout indiquait les apprêts d’une fête particulière.

« Ce rustaud de fabricant de baquets a le diable au corps, » pensa Caleb, dévoré d’envie et de curiosité ; « c’est une honte que de voir de pareilles gens se régaler de cette manière. Mais si quelque portion de cette bonne chère ne prend pas ce soir le chemin de Wolf’s-Crag, mon nom n’est pas Caleb Balderstone. »

Plein de cette résolution, il entra hardiment, et alla embrasser[20] la mère et la fille avec beaucoup de politesses et de marques d’intérêt. Wolf’s-Crag était la cour de la baronnie et Caleb en était le premier ministre. Il est généralement reconnu que les percepteurs de taxes, assez mal reçus des maris qui les paient, sont toujours accueillis par les femmes, auxquelles ils fournissent les sujets de conversation les plus récents et les modes les plus nouvelles. Toutes les deux sautèrent donc en même temps au cou du vieux Caleb, et s’écrièrent ensemble :

« Eh, bon Dieu ! M. Balderstone, est-ce bien vous ? Votre visite nous portera bonheur ; asseyez-vous, asseyez-vous là… Mon mari sera enchanté de vous voir ; vous ne l’aurez jamais trouvé de si bonne humeur de toute votre vie. Mais nous devons baptiser notre enfant ce soir, comme vous l’avez sans doute entendu dire, et vous allez rester pour assister à la cérémonie. Nous avons tué un mouton, et un de nos ouvriers est sorti avec son fusil pour aller au marais… Vous aimiez le gibier autrefois, ce me semble ? — Non, non, ma bonne femme, dit Caleb, je suis venu seulement pour vous faire mon compliment de félicitation, et j’aurais été bien aise de parler à votre mari ; mais… » Et il fit un mouvement pour s’en aller.

« Vous ne vous en irez pas, » dit la vieille mère en riant et le retenant avec un air de liberté qu’autorisait leur ancienne connaissance ; « votre départ serait d’un mauvais augure pour notre petit enfant. — Mais je suis extrêmement pressé, bonne mère, répliqua le sommelier, tout en se laissant entraîner vers un siège sans faire beaucoup de résistance ; « quant à manger, » ajouta-t-il, en voyant la maîtresse de la maison s’empresser de mettre un couvert devant lui, « quant à manger, ah ! mon Dieu ! nous n’en pouvons plus là-haut à force de manger depuis le matin jusqu’au soir ; c’est une véritable vie d’épicuriens, et c’est vraiment honteux. Mais voilà ce que nous avons gagné à introduire les maudits puddings anglais. — Bah ! laissez donc là vos puddings anglais, dit Luckie Lightbody ; goûtez des nôtres, M. Balderstone ; en voilà du noir, en voilà du blanc ; voyez celui que vous trouverez le meilleur. — Tous les deux bons, tous les deux excellents, ils ne sauraient être meilleurs ; mais l’odeur seule me suffit après le dîner que je viens de faire. (Le malheureux n’avait rien pris de toute la journée.) Cependant je ne voudrais pas faire un affront à votre talent pour la cuisine, ma bonne femme, et avec votre permission je vais les envelopper dans ma serviette, et je les mangerai ce soir ; car je suis las de la pâtisserie de Mysie : vous savez que j’ai toujours préféré les plats du pays, Marion, et les filles du pays aussi, » ajouta-t-il en regardant la femme du tonnelier. Mais, en vérité, je crois qu’elle a meilleure mine que lorsqu’elle épousa Gilbert, et c’était la plus jolie fille de notre paroisse et même de la paroisse voisine ; mais belle brebis, jolie agneau. »

Les femmes sourirent du compliment, chacune à part soi d’abord, et puis en se regardant l’une l’autre, lorsque Caleb se mit à envelopper les puddings dans une serviette qu’il avait apportée, comme un dragon se munit de son sac de maraude pour y mettre tout ce qui pourra lui tomber sous la main,

« Et quelles nouvelles au château ? » demanda la femme du tonnelier.

« Quelles nouvelles ? répondit Caleb ; les nouvelles les plus intéressantes que vous ayez jamais entendu raconter. Le lord Keeper est au château avec sa charmante fille, tout disposé à la jeter à la tête de milord si celui-ci ne veut pas la recevoir de sa main, et je vous réponds qu’il attachera l’ancien domaine de Ravenswood à la queue de sa robe. — Oui ? ah ! vraiment ? Et la voudra-t-il ? Et quelle est la couleur de ses cheveux ? Et comment s’habille-t-elle ? À l’anglaise ou à l’écossaise ? » Toutes ces questions furent faites à la fois par les deux femmes et sans le moindre intervalle pour attendre la réponse.

« Ta, ta, ta ! dit Caleb ; il me faudrait une journée pour satisfaire à tout ce que vous me demandez, et je n’ai pas une minute à moi. Où est votre mari ? — Il est allé chercher le ministre, répondit madame Girder, le brave M. Pierre Bide-the-Bent[21], qui demeure à Mosshead ; le pauvre homme a gagné un rhumatisme en couchant au milieu des montagnes pendant la persécution. — Comment ! un whig et un montagnard, » s’écria Caleb d’un ton de mauvaise humeur qu’il ne put réprimer ; « j’ai vu le temps, Marion, où vous et toute autre femme, en pareilles circonstances, vous vous seriez contentées des sermons de M. Cufcushion[22] et des prières ordinaires. — Tout cela est bien vrai, dit la veuve de Lightbody ; mais que voulez-vous que l’on fasse ? Il faut que Jeanne chante ses psaumes et lace son corset comme son mari l’entend, et pas autrement ; car il est maître et plus que maître chez lui, monsieur Balderstone ; c’est tout ce que je peux vous dire. — Et a-t-il aussi la clef du trésor, » demanda Caleb, qui n’espérait rien de bon de cette toute-puissance maritale.

« Il n’en laisse pas échapper un sou, répondit Marion ; mais il habille sa femme fort proprement, comme vous voyez ; elle n’a pas beaucoup à se plaindre, et, pour une qui sera mieux, vous en trouverez dix qui seront pis. — Ah ! ma bonne Marion ! » dit Caleb déconcerté mais non complètement abattu, « ce n’est pas de cette manière que vous gouverniez votre mari ; mais enfin, chacun a la sienne. Allons, il faut que je parte. Je voulais seulement informer votre mari que j’ai entendu dire là-haut que Pierre Puncheon[23], qui était tonnelier du magasin de la reine, au grand chantier de Leith[24], est mort, et que je pense qu’un mot de la part de Milord au lord Keeper pourrait être utile à Gilbert ; mais puisqu’il n’est pas ici… — Oh ! il faut que vous restiez jusqu’à ce qu’il revienne, répliqua-t-elle ; j’ai toujours dit que vous lui vouliez du bien ; mais il se fâche au moindre mot. — Eh bien ! ajouta Caleb, j’attendrai jusqu’à la dernière minute que je pourrai vous donner. — Ainsi donc, monsieur Balderstone, dit la jeune et charmante épouse de Girder, vous pensez que miss Ashton est jolie ; et vraiment c’est ce qu’elle doit être pour prétendre à un jeune lord qui a une figure ! une main ! un maintien à cheval ; tels qu’on le prendrait pour le fils d’un roi. Savez-vous, monsieur Balderstone, qu’il regarde toujours à ma fenêtre, toutes les fois qu’il se promène dans le village ? ainsi vous jugez si je dois le connaître. — Je sais parfaitement cela, répondit Caleb ; car j’ai entendu dire à Sa Seigneurie que la femme du tonnelier avait les yeux les plus noirs de toute la baronnie. Je le crois bien, ai-je dit, milord ; ce sont les yeux de sa mère, et j’ai appris à les connaître à mes dépens, n’est-ce pas Marion ? ha, ha, ha ! Ah ! c’était le bon temps ? — Allons taisez-vous, vieux libertin, dit la vieille ; parler ainsi devant de jeunes personnes ! Mais, Jeanne, en bien ! que fais-tu donc là ? n’entends-tu pas l’enfant crier ? je suis sûre que c’est une fièvre sèche qui le tourmente. » Et vite la mère et la grand’mère se levèrent et coururent, en se coudoyant, à une chambre écartée où le jeune héros de la soirée était couché. Dès que Caleb vit le champ libre, il prit une bonne prise de tabac, pour stimuler son courage et s’affermir dans sa résolution.

« Que je meure, pensa-t-il, si Bide-the-Bent ou Girder touchent à rien de ce qui est enfilé dans cette broche ! » Puis s’adressant au garçon le plus âgé, qui pouvait avoir environ onze ans, et lui mettant de l’argent dans la main : « Tiens, mon homme, dit-il, voici deux pences[25] ; porte-les à madame Smalltrash, et fais-lui remplir ma tabatière ; pendant ce temps-là je tournerai la broche à ta place… et elle te donnera un morceau de pain d’épice pour ta peine. »

L’enfant ne fut pas plus tôt parti pour remplir sa commission, que Caleb, jetant un regard ferme et sévère sur le second tourneur de broche, retira du feu la broche garnie de l’oie et des canards, enfonça son chapeau sur sa tête, et sortit en triomphe, muni de son butin. Il s’arrêta un instant à la porte de l’auberge, seulement pour dire, en très-peu de mots, que M. Hayston de Bucklaw ne devait pas compter sur un lit au château pour cette nuit.

Si ce message fut fait par Caleb dans un style un peu trop laconique, il devint une véritable grossièreté en passant par la bouche d’un aubergiste de faubourg : aussi Bucklaw s’en trouva-t-il vivement blessé, et, certes, tout homme plus calme et plus modéré que lui l’eût été de même. Le capitaine Craigengelt, aux applaudissements unanimes de tous ceux qui étaient présents, proposa de donner la chasse au vieux renard, avant qu’il pût regagner son terrier, et de le faire danser sur une couverture. Mais Lockhard, prenant un ton d’autorité, fit entendre aux domestiques de son maître, et à ceux de lord Bittlebrain[26], que sir William Ashton se croirait hautement offensé de la moindre insulte qui serait faite à un serviteur du Maître de Ravenswood. Après s’être exprimé de manière à empêcher toute agression de leur part, il sortit de l’auberge, suivi de deux domestiques chargés des provisions qu’il avait pu se procurer, et rejoignit Caleb au moment où celui-ci sortait du village.



  1. Wolf’s Hope veut dire « l’espérance du loup » ; mais hope est une corruption de haven, qui signifie baie, port ou havre. a. m.
  2. Eau-de-vie de genièvre importée de Hollande. a. m.
  3. Discours de Burke sur la réforme économique, tome III de ses Œuvres, p. 256. a. m.
  4. Mot qui sert à désigner le commandant d’un petit bâtiment marchand. a. m.
  5. A stone of butter, dit le texte ; ce qui veut dire un poids de quatorze livres. a. m.
  6. Un feuar est un petit propriétaire anglais qui possède un petit coin de terre pour lequel il paie à son seigneur baronnial une redevance annuelle de quelques shillings sous le nom de feu. Il peut revendre sa propriété, mais elle demeure grevée de ce droit. a. m.
  7. Ville du midi de l’Écosse. a. m.
  8. Allusion à celui qui travaille sans règle, c’est-à-dire sans dessein arrêté. Via facti, voie de fait. La rivière de Forth sépare les terres hautes ou highlands des terres basses ou lowlands. a. m.
  9. Toute l’infanterie anglaise a l’uniforme rouge. a. m.
  10. Foi due au seigneur ou au monarque. a. m.
  11. Maggy Lauder, Marguerite Lauder, nom d’un air écossais. a. m.
  12. Nom dont le sens serait mauvaise petite bière. a. m.
  13. « Il y a de la soupe froide à Aberdeen ; » titre d’une chanson écossaise. a. m.
  14. Gibbie est une abréviation de Gilbert, et girder veut dire un faiseur de cercles en fer, ce qui s’applique très bien au tonnelier. a. m.
  15. Mot qui veut dire corps léger. a. m.
  16. Le jacobus et le georges étaient des guinées à l’effigie du roi Jacques et du roi Georges. a. m.
  17. Le hallan est une cloison entre la porte extérieure et la cuisine ; le but est proprement la cuisine, qui communique au ben, la meilleure pièce de la maison. a. m.
  18. Comme qui dirait la mère saute-muraille. a. m.
  19. Étoffe grisâtre et commune dont les paysannes écossaises font leurs robes. a. m.
  20. Saluted signifie à la fois embrasser ou saluer. Toutefois il n’y a guère que les proches parents qui s’embrassent en Angleterre. a. m.
  21. Bide-the bent, mot à mot souffre-le-pli. a. m.
  22. Cuff, coup de poing ou soufflet ; cushien, coussin, comme qui dirait bat-le-coussin. Au reste, ces mots, forgés par Walter Scott, n’ont pas toujours un sens aussi exact. a. m.
  23. Mit qui veut dire tonneau ou barrique. a. m.
  24. Port d’Édimbourg, sur le golfe de Forth. a. m.
  25. Monnaie écossaise. a. m.
  26. Notre texte a ce mot écrit de la sorte ; mais peut-être faut-il lire Littlebrain, qui signifie petit cerveau ou peu de cervelle. a. m.