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La Fiancée de Lammermoor/2

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 28-37).



CHAPITRE II.

la pompe funèbre.


Eh bien ! milords, notre triomphe n’est pas complet ; quoique nous ayons forcé nos ennemis à prendre la fuite, nous trouverons encore en eux de redoutables adversaires.
Shakspeare, seconde partie de Henri VI.


Sur la route conduisant à un vallon des montagnes qui dominent les plaines fertiles de Lothian oriental, existait autrefois un vaste château, dont on ne voit plus aujourd’hui que les ruines. Ses anciens propriétaires étaient de puissants et belliqueux barons, portant le nom de Ravenswood[1], qui était aussi celui du château. Leur famille remontait à une très-haute antiquité, et était alliée à celle des Douglas, des Hume, des Swinton, des Hay, et autres qui jouissaient d’une grande influence et d’une haute distinction dans le même comté. Leur histoire se mêlait souvent avec celle de l’Écosse même, dont les annales mentionnent leurs hauts faits. Le château de Ravenswood occupait et en quelque sorte commandait une gorge entre le comté de Berwick, ou le Merse, nom de la province de l’Écosse située au sud-est, et les deux comtés de Lothian. Cette position en faisait une place importante en temps de guerre étrangère ou de querelles intestines. Des sièges fréquents, soutenus avec opiniâtreté, illustrèrent ses propriétaires. Mais, comme toutes les choses de ce monde, cette maison eut ses révolutions ; elle déchut considérablement de sa splendeur vers le milieu du dix-septième siècle ; et, à l’époque de la catastrophe qui précipita du trône Jacques second, le dernier propriétaire du château de Ravenswood se vit forcé de vendre l’ancien manoir de sa famille et de se retirer dans une tour solitaire dont les murs étaient battus par les flots de la mer. Placée sur les côtes presque glacées qui s’étendent entre Saint-Abb’s-Head et le village d’Eyemouth, elle dominait sur l’océan germanique, fécond en tempêtes et peu fréquenté par les navigateurs. Sa nouvelle résidence, seul bien qui lui restât, était entourée de pâturages d’une nature et d’un aspect sauvages.

Lord Ravenswood, l’héritier de cette famille ruinée, n’avait pu plier son esprit à sa nouvelle position. Dans la guerre civile de 1689, il avait épousé le parti le plus faible, et quoiqu’il n’eût été condamné ni à perdre la vie, ni à voir ses biens confisqués, il avait été dépouillé de sa noblesse, son titre avait été aboli, et si on l’appelait encore lord Ravenswood, ce n’était que par courtoisie.

Si ce noble déchu n’avait pas hérité de la fortune de sa famille, il en avait conservé l’orgueil et l’esprit turbulent, et il avait voué une haine profonde à celui qu’il regardait comme l’auteur de la chute complète de sa maison. L’objet de cette haine était le nouveau propriétaire de Ravenswood et des domaines dont l’héritier de la maison s’était dépouillé. Il descendait d’une famille beaucoup moins ancienne que celle de lord Ravenswood, et qui n’avait acquis d’éclat et d’importance politique que pendant les longues guerres civiles. Lui-même, destiné au barreau dès sa jeunesse, avait occupé des places éminentes dans l’administration. Habile à profiter des troubles d’un état déchiré par des factions, et gouverné par une autorité déléguée, il avait trouvé moyen d’amasser des sommes considérables d’argent, dans un pays à peu près ruiné. Les richesses, dont il connaissait le prix, et qu’il savait augmenter, servaient à accroître son pouvoir et son influence.

De pareils talents et de semblables ressources le rendaient un antagoniste dangereux pour le bouillant et imprudent Ravenswood. L’on n’était point d’accord sur les motifs de l’inimitié que le baron nourrissait contre lui. Quelques personnes attribuaient ce ressentiment au caractère vindicatif et envieux de lord Ravenswood, qui ne pouvait se résigner à voir un autre devenu, quoique par suite d’une vente juste et légitime, propriétaire du domaine et du château de ses ancêtres. Mais la majeure partie du public, composée de gens portés à dire du mal du riche en son absence, comme à le flatter lorsqu’il est présent, avait une opinion moins favorable. On publiait que le lord Keeper, ou garde-des-sceaux, car c’est à cette dignité que sir William Ashton s’était élevé, avait, avant l’acquisition définitive du domaine de Ravenswood, fait des opérations pécuniaires considérables avec l’ancien propriétaire ; et, sans rien affirmer de positif, on calculait que les chances les plus favorables dans ces opérations compliqués avaient dû être plutôt en faveur du jurisconsulte de sang-froid et habile politique, que de l’homme emporté et imprudent qui, par les voies légales, était devenu sa victime.

Le caractère particulier de l’époque venait encore à l’appui de ces soupçons. « En ces jours là il n’y avait point de roi en Israël[2]. » Depuis que Jacques VI était parti pour aller prendre possession de la couronne plus riche et plus puissante d’Angleterre, il s’était formé des partis opposés dans l’aristocratie de l’Écosse, et les grands personnages exerçaient alternativement les pouvoirs de la souveraineté qu’ils étaient parvenus, par leurs intrigues, à se faire déléguer. Les maux résultant de ce système de gouvernement ressemblaient à ceux qui, en Irlande, affligent le tenancier d’un domaine dont le propriétaire ne réside point sur ses possessions. Il n’y avait point de pouvoir suprême, ayant de droit et de fait un intérêt commun avec la masse générale de la nation, et auquel celui qui était opprimé par un tyran subalterne pût en appeler, soit pour obtenir justice, soit pour demander grâce. Quelque indolent, quelque égoïste, quelque disposé aux mesures arbitraires que soit un monarque, néanmoins, dans un pays libre, ses propres intérêts sont évidemment liés à ceux de tous ses sujets. Les funestes conséquences qui résultent de l’abus de son autorité sont certaines et imminentes ; aussi la politique la plus ordinaire, le bon sens le plus simple, démontrent-ils la nécessité de faire une égale distribution de la justice, et d’établir le trône sur la droiture et l’équité. De là le soin apporté par les souverains qui même se sont rendus odieux par l’usurpation et la tyrannie, à l’administration de la justice au sein de leurs états, toutes les fois qu’elle ne pouvait affaiblir leur puissance ou contrarier leurs passions.

Il en est tout autrement lorsque les pouvoirs de la souveraineté sont délégués au chef d’une faction aristocratique, qui redoute la rivalité et l’ambition du chef d’un parti contraire. Le peu de temps qu’il a à jouir de sa puissance précaire doit être employé à récompenser ses partisans, à étendre son influence, à opprimer et à écraser ses adversaires. Abou-Hassan lui-même[3], le plus désintéressé de tous les vice-rois, n’oublia pas, pendant son califat d’un jour, d’envoyer à sa propre maison une douceur de mille pièces d’or, et les chefs du gouvernement écossais de ce temps, élevés au pouvoir par une faction triomphante, ne manquèrent pas d’adopter les mêmes moyens pour récompenser leurs adhérents.

L’administration de la justice, surtout, était empreinte de la partialité la plus révoltante. À peine se présentait-il une cause un peu importante, dans laquelle il n’y eût quelque motif de croire que les juges s’étaient laissé influencer par l’une des parties ; leur corruption était si avérée, que l’adage : « Montre-moi l’homme et je te montrerai la loi » fut aussi généralement connu et cité qu’il était scandaleux. Un acte de corruption conduisait à un autre encore plus odieux. Le juge qui, dans une circonstance, usait de son autorité sacrée pour favoriser un ami, ou pour nuire à un ennemi, et dont les décisions étaient dictées par des considérations de politique ou de parenté, ne pouvait être supposé inaccessible à des motifs directement personnels, et on n’avait que trop souvent des raisons de soupçonner que l’or du riche avait triomphé d’un adversaire n’ayant pour lui que sa bonne cause. Les ministres subalternes de la loi cédaient facilement à la corruption. Des pièces d’argenterie, des sacs d’argent étaient envoyés en présent aux gens du roi, pour influencer leur conduite, et roulaient pour ainsi dire, chez eux, dit un auteur contemporain, sans qu’ils y missent le moindre mystère.

En des temps pareils, ce n’était pas beaucoup manquer de charité que de supposer que l’homme d’état, familier avec la marche des cours de justice, et membre puissant d’une cabale triomphante, pourrait trouver et employer les moyens de l’emporter sur son adversaire moins habile et moins favorisé ; et si l’on avait supposé que la conscience de sir William Asthon était trop timorée pour lui permettre de profiter de ces avantages, on aurait toujours cru que son ambition et le désir d’augmenter sa fortune trouvaient aussi un fort stimulant dans les exhortations de son épouse que Macbeth en trouva autrefois dans les encouragements de la sienne à atteindre le but de ses vœux.

Lady Ashton, d’une famille plus distinguée que celle de son époux, se prévalait de cet avantage pour maintenir et augmenter l’influence de son mari sur les autres, et, à moins qu’on ne l’eût grandement calomniée, la sienne sur lui-même. Elle avait été belle, et son port était encore majestueux et plein de dignité. Douée de grands moyens et de vives passions, l’expérience lui avait appris à employer les uns, et à dissimuler, sinon à modérer, les autres. Elle était stricte et sévère observatrice des formes extérieures du moins, de la religion ; son hospitalité était splendide jusqu’à l’ostentation ; son ton et ses manières, conformément à la règle générale suivie en Écosse à cette époque, étaient graves et scrupuleusement soumis aux règles de l’étiquette. Sa réputation avait toujours été à l’abri du souffle de la calomnie. Ces qualités, propres à inspirer le respect, ne lui avaient cependant point concilié l’affection. L’intérêt…, celui de sa famille, sinon le sien, paraissait trop évidemment être le ressort de ses actions, et lorsqu’il s’en aperçoit, le public, juge sévère et caustique, ne souffre pas facilement qu’on lui impose par un extérieur emprunté. On avait acquis la certitude que, dans ses politesses et ses compliments les plus agréables, lady Ashton ne perdait pas plus son objet de vue que le faucon, dans le cercle qu’il décrit au haut des airs, ne détourne ses yeux perçants de la proie sur laquelle il se propose de fondre. Aussi ses égaux n’acceptaient-ils qu’avec méfiance ses démonstrations d’amitié. Ses inférieurs lui témoignaient une sorte de crainte, qu’elle faisait servir à ses vues : car ce sentiment, incompatible avec l’estime et l’amitié, lui assurait une complaisance servile pour ses désirs et une obéissance implicite à ses ordres.

Son mari même, sur les succès duquel ses talents et son adresse avait eu une si grande influence, la regardait avec un respect mêlé de crainte plutôt qu’avec un attachement plein de confiance, et l’on prétend qu’il y avait des moments où il croyait sa grandeur bien chèrement achetée au prix de son esclavage domestique. Au reste, quelque fondés que pussent être les soupçons à cet égard, on ne pouvait en acquérir que bien peu de certitude ; lady Ashton était aussi jalouse de son honneur que du sien, et savait combien cet honneur serait compromis aux yeux du public si l’on s’apercevait qu’il fût l’esclave de sa femme. Dans toutes ses conversations, elle citait l’opinion de son mari comme infaillible ; elle en appelait à son goût ; elle l’écoutait avec cet air de déférence qu’une épouse soumise paraissait devoir à un époux du rang et du caractère de sir William Ashton. Mais ces apparences n’étaient que trompeuses, et aux yeux de ceux qui observaient ce couple avec une attention étudiée, et peut-être avec malignité, il paraissait évident que lady Ashton, d’un caractère plus hautain et plus ferme, fière d’une plus haute naissance, et possédant des vues plus décidées d’agrandissement, regardait son mari avec un certain mépris, tandis que celui-ci ressentait pour elle plutôt une crainte jalouse que de l’amour et de l’admiration.

Cependant, le but principal de sir William et de lady Ashton était le même, et ils ne manquaient jamais d’agir de concert, quoique sans cordialité, et de se témoigner extérieurement l’un à l’autre ces égards indispensables entre époux pour s’assurer la considération publique.

De plusieurs enfants qu’ils avaient eus, il ne leur en restait que trois. L’aîné voyageait sur le continent ; le second était une fille de dix-sept ans, et le troisième un garçon plus jeune d’environ trois ans, qui résidait avec ses parents à Édimbourg, pendant les sessions du parlement d’Écosse et du conseil privé, et le reste de l’année dans le vieux château gothique de Ravenswood, auquel le lord Keeper avait ajouté plusieurs bâtiments dans le style d’architecture du dix-septième siècle.

Allan, lord Ravenswood, le dernier propriétaire de cet ancien manoir et des vastes domaines qui en dépendaient, continua pendant quelque temps à guerroyer inutilement contre son successeur, au sujet de divers points litigieux occasionnés par leurs anciennes transactions. Ils furent successivement décidés en faveur de son riche et puissant compétiteur. Enfin la mort de Ravenswood vint terminer tous ces différends. Le fil de sa vie, qui depuis long-temps était devenu de plus en plus faible, se rompit dans un violent accès de fureur impuissante dont il fut assailli en recevant la nouvelle de la perte d’un procès, plus fondé peut-être sur l’équité que sur les lois, et qu’il avait soutenu contre son redoutable antagoniste. Son fils reçut ses derniers adieux, et entendit les imprécations qu’il prononça contre son adversaire, comme si elles lui eussent transmis un legs de vengeance. D’autres circonstances vinrent encore irriter une passion qui était encore le vice dominant du caractère écossais.

Ce fut dans une matinée du mois de novembre, tandis que les rochers qui dominaient sur l’Océan étaient couverts d’un brouillard épais et disposant à la tristesse, que les portes de l’antique tour à demi ruinée, dans laquelle lord Ravenswood avait passé les dernières années d’une vie agitée, s’ouvrirent pour laisser sortir ses dépouilles mortelles que l’on portait à une demeure encore plus triste et plus solitaire. La pompe à laquelle le défunt avait été étranger depuis bien des années reparut au moment où il allait être oublié pour jamais.

Un grand nombre de bannières, portant les diverses devises et armoiries de cette ancienne famille et de celles qui lui étaient alliées, se déployaient successivement en procession funèbre, dans le trajet du passage voûté de la cour. La principale noblesse du pays s’y était rendue en grand deuil ; les Cavaliers, modérant les pas de leurs chevaux, avançaient avec la solennité convenable à la circonstance. Des trompettes couvertes de crêpe noir faisaient entendre leurs sons lents et lugubres pour régler la marche du cortège. Une foule immense d’habitants de la classe inférieure et une suite de serviteurs formaient l’arrière-garde, qui n’était pas encore sortie des portes de la tour, lorsque ceux qui étaient à la tête arrivèrent à la chapelle où le corps devait être déposé.

Contre l’usage, et même contre la disposition de la loi à cette époque, le corps fut reçu par un prêtre de la communion anglicane, revêtu de son surplis, et prêt à réciter l’office des morts suivant le rit de son église. Lord Ravenswood en avait exprimé le désir dans sa dernière maladie, et les torys, ou les cavaliers, comme ils affectaient de s’appeler, faction dont la plupart de ses alliés faisaient partie, s’étaient volontiers conformés à ce désir. La cour de l’official de l’église presbytérienne, regardant cette cérémonie comme une insulte à son autorité, avait obtenu du lord garde des sceaux l’ordre de la défendre : en sorte que, lorsque l’ecclésiastique eut ouvert son livre, un officier de justice, soutenu de quelques hommes armés, lui imposa silence au nom de la loi. Cette injure enflamma d’indignation toute l’assemblée, mais surtout le fils unique du défunt, Edgard, que l’on nommait communément le Maître[4] de Ravenswood, jeune homme âgé d’environ vingt ans. Il porta la main à son épée ; il avertit l’officier de ne pas s’exposer au danger d’une seconde interruption, et commanda au prêtre de remplir ses fonctions. L’officier voulut employer la force pour se faire obéir ; mais comme une centaine d’épées brillèrent tout à coup à ses yeux, il se contenta de protester contre la violence qui lui était faite dans l’exercice de ses fonctions, et se tint à l’écart, sombre et farouche spectateur de la cérémonie. Ses murmures comprimés semblaient dire : « Vous maudirez le jour où vous m’avez ainsi interrompu dans mes fonctions. »

La scène était digne du pinceau d’un artiste. Sous les voûtes mêmes du palais de la mort, le prêtre, effrayé de la scène qui venait d’avoir lieu, et tremblant pour sa propre sûreté, récitait à la hâte et à contre-cœur les prières solennelles de l’Église, disant à l’orgueil abattu, à la postérité déchue : « Tout n’est que cendre, tout n’est que poussière. » Autour de lui étaient rangés les parents du défunt, montrant sur leurs visages plus de rage que de douleur, et leurs épées nues qu’ils brandissaient formaient un contraste terrible avec leurs vêtements de deuil. Dans les traits du jeune homme seul, le ressentiment paraissait pour le moment céder au profond chagrin avec lequel il voyait son meilleur et presque son unique ami descendre dans le tombeau de ses ancêtres. Un de ses parents remarqua une pâleur mortelle qui se répandait sur son visage, lorsqu’à la fin du service funèbre il lui fallut, comme chef du convoi, remplir le triste devoir de marcher en avant de la bière près d’être descendue dans le caveau, où les cercueils dégradés n’offraient plus que les lambeaux de leurs enveloppes de velours et les débris de leurs plaques d’argent, et dont le nouvel habitant devait partager l’état de corruption de ceux qui l’y avaient précédé. Ce parent s’approcha du jeune homme, et lui offrit son assistance ; par un geste muet Edgard Ravenswood le refusa, et remplit avec fermeté cette douloureuse et dernière fonction. La pierre du caveau fut scellée, la porte de cette partie de l’église fermée, et la clef massive remise au jeune homme.

Comme la foule des assistants quittait la chapelle, il s’arrêta sur les marches qui conduisaient au sanctuaire gothique : « Messieurs et amis, dit-il, vous avez rendu aujourd’hui avec solennité les derniers devoirs au défunt. Les honneurs funèbres, que dans d’autres pays on regarde comme religieusement dus au citoyen le plus obscur, auraient été refusés en ce jour à un allié de vos familles, appartenant à une des premières maisons d’Écosse, si votre courage ne les lui eût assurés. D’autres ensevelissent leurs morts dans la douleur et dans les larmes, dans le silence et le respect ; nos rites funéraires ont été interrompus par l’intrusion d’huissiers et d’hommes armés. Une juste indignation a remplacé la douleur que nous fait éprouver la perte de notre ami. Mais je ne sais de quelle main est parti le trait qui a été dirigé contre nous. Il n’y a que celui qui a creusé la tombe qui ait pu avoir la lâcheté de troubler les obsèques. Que le ciel permette qu’il m’en arrive autant, ou même pis, si je ne me venge pas sur cet homme et sur sa maison de la ruine et du déshonneur qu’il a attirés sur moi et sur les miens ! »

Une grande partie de l’assemblée applaudit à ce discours, comme étant la vive expression d’un juste ressentiment ; mais les esprits plus réfléchis regrettèrent que ce discours eût été prononcé. La position de l’héritier de Ravenswood était loin de le mettre en état de braver l’accroissement d’hostilité qu’ils pensaient que ce sentiment de vengeance aussi ouvertement exprimé ne pouvait manquer de provoquer de la part de son ennemi. Les événements ne justifièrent cependant pas leurs appréhensions, du moins dans les conséquences immédiates de cette affaire.

Le cortège, suivant une coutume qui n’a été que récemment abolie en Écosse, retourna à la tour s’abreuver largement en l’honneur du défunt, faire retentir la maison de douleur des cris de la joie et de la débauche, et diminuer par les énormes dépenses d’une fête splendide le modique revenu de l’héritier de celui dont on célébrait les funérailles d’une manière si étrange. Mais tel était l’usage, et dans cette occasion il fut complètement observé. Le vin coula à grands flots sur la table ; la populace réunie dans la cour, les fermiers et gens de cette classe dans la cuisine et dans l’office, firent honneur à la libéralité du jeune Ravenswood, et deux années du revenu des propriétés qui lui restaient suffirent à peine pour payer les frais de cette orgie funéraire. Le vin produisit son effet sur tous les convives, à l’exception du Maître de Ravenswood, titre qu’il conservait toujours, malgré la forfaiture encourue par son père. En faisant circuler à la ronde la coupe qu’il ne goûtait pas lui-même, il entendit bientôt mille imprécations prononcées contre le lord garde des sceaux et mille ardentes protestations d’attachement pour lui-même et pour l’honneur de sa maison. Il écouta d’un air sombre et pensif ces transports d’enthousiasme, qu’il regardait avec raison comme devant s’évanouir avec les bulles colorées produites au bord du verre par les liqueurs spiritueuses, ou du moins avec les vapeurs que son contenu faisait monter dans le cerveau de ceux qui entouraient la table du festin.

Lorsque le dernier flacon eut été vidé, les convives firent les adieux, accompagnés de vives protestations qui devaient être oubliées le lendemain, si même ceux qui les prodiguaient ne jugeaient pas nécessaire pour leur propre sûreté d’en donner une rétractation plus solennelle.

Recevant leurs adieux avec un air de mépris qu’il avait de la peine à déguiser, Ravenswood vit enfin sa misérable habitation débarrassée de cette multitude d’hôtes bruyants, et rentra dans la salle maintenant abandonnée. Elle lui parut doublement déserte par le silence qui avait succédé au bruit dont elle venait d’être remplie. Mais elle se peupla bientôt de fantômes que le jeune héritier conjurait devant lui : l’honneur de sa maison terni ; son rang perdu par la dégradation ; ses propres espérances évanouies, et surtout le triomphe de la famille qui avait ruiné la sienne. Pour un esprit naturellement sérieux, c’était un vaste champ de méditations, et celles du jeune Ravenswood furent profondes et faites sans témoins.

Le paysan qui montre les ruines de la tour couronnant encore le rocher dont la base est battue par les vagues constamment agitées de la mer, quoiqu’elles ne soient plus habitées que par la mouette et le cormoran, affirme encore que, pendant cette nuit fatale, le Maître de Ravenswood, par les amères imprécations de son désespoir, évoqua quelque démon malfaisant dont l’influence pernicieuse présida au tissu des événements de sa vie. Hélas ! quel démon peut inspirer des desseins plus funestes que ceux que nous formons sous l’influence de nos passions, lorsque nous nous livrons aveuglément à leur violence.





  1. Bois des corbeaux. a. m.
  2. Verset de la Bible. a. m.
  3. Personnage des Mille et une Nuits. a. m.
  4. Titre du fils aîné d’un baron ou vicomte. a. m.