La Fiancée de Lammermoor/24

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 240-248).




CHAPITRE XXIV.

le fossoyeur.


   Hamlet. Ce drôle-là n’a-t-il donc aucun sentiment de ce qu’il fait ? il chante en creusant une fosse.
   Horatio. L’babitude lui a rendu cette occupation indifférente.
   Hamlet. Oui, c’est bien cela ; la main qui travaille peu a le sens du toucher plus délicat.

Shakspeare. Hamlet.


Le sommeil de Ravenswood fut interrompu par des visions fantastiques et terribles qui l’agitèrent toute la nuit, et les intervalles qu’il passa sans dormir furent troublés par de tristes réflexions sur le passé et sur les craintes que lui inspirait l’avenir. Il fut peut-être le seul voyageur qui eût jamais couché dans ce misérable chenil sans se plaindre de son logement, ou sans s’apercevoir qu’il lui manquât une foule de choses nécessaires. C’est lorsque l’esprit est calme que le corps est délicat. Il se leva néanmoins de bonne heure, dans l’espoir que la fraîcheur du matin lui rendrait le calme que la nuit lui avait refusé, et il se mit en marche vers le cimetière, qui était éloigné de l’auberge d’environ un demi-mille.

La fumée bleuâtre et légère qui commençait à s’élever en tournoyant au-dessus du toit de la chaumière du fossoyeur, et qui faisait distinguer l’habitation des vivants de l’habitation des morts, lui apprit que celui qu’il cherchait était de retour et déjà levé. Il entra donc dans le cimetière, où il aperçut le vieillard occupé à creuser une fosse. « Ma destinée, pensa Ravenswood, semble me diriger à dessein vers des scènes de deuil et de mort… Mais allons ! il ne faut pas que mes sens se laissent égarer par mon imagination !… » Le vieillard, en le voyant approcher, s’appuya sur sa bêche, afin de recevoir ses ordres ; et comme Edgar ne se pressait pas beaucoup de parler, il entama le premier la conversation. « Vous venez, dit-il, me demander pour une noce, monsieur, j’en réponds. — Qu’est-ce qui vous porte à le croire, mon ami ? lui demanda Ravenswood. — C’est que j’exerce deux métiers, monsieur, répliqua l’enjoué vieillard : je manie le violon et la bêche ; avec l’un je remplis le monde, avec l’autre je le vide ; et trente ans d’exercice m’ont appris à connaître tout d’abord les intentions des personnes qui viennent me trouver. — Néanmoins, aujourd’hui vous vous trompez. — Vraiment ? » dit le vieillard en le regardant avec plus d’attention. « Ma foi, cela est très-possible, car tout ouvert qu’est votre front, on peut y remarquer des signes qui indiquent aussi bien la mort que le mariage. Au reste, ma pioche et ma pelle sont à votre service, de même que mon archet et mon violon. — Je désire, dit Ravenswood, que vous prépariez un enterrement convenable pour une vieille femme, Alix Gray, qui demeurait à Craigfoot, dans le parc de Ravenswood. — Alix Gray ! l’aveugle Alix ! dit le fossoyeur. Elle est donc morte ? Allons ! c’est encore un coup de cloche pour m’avertir de me tenir prêt. Je me rappelle le temps où Hobby Gray l’amena dans ce pays. C’était une jolie personne alors, et qui, parce qu’elle était du sud, nous regardait tous du haut en bas. Voilà une bien terrible chute pour son orgueil ! Elle est donc morte, enfin ? — Oui, hier à une heure. Elle a manifesté le désir d’être enterrée ici, à côté de son mari. Vous savez sans doute dans quel endroit son corps a été déposé ? — Si je le sais ! » répondit le gai fossoyeur ; « je sais où est déposé le corps de chacune des personnes qui sont enterrées ici. Mais vous parliez de la fosse d’Alix. Ah ! Dieu nous bénisse ! ce n’est pas une fosse ordinaire qu’il lui faut, si tout ce qu’on a dit d’elle dans ses dernières années est vrai ; c’en est une de six pieds qui convient pour une sorcière, pas un pouce de moins ; autrement ses commères les autres sorcières viendraient bientôt la dépouiller de son linceul, quoiqu’elle soit une vieille connaissance… Mais six pieds ou trois pieds de profondeur, qui est-ce qui me paiera, je vous prie ? — Ce sera moi, mon ami, répondit Ravenswood, et, en outre, tous les autres frais raisonnables. — Raisonnables ! Voyons : il y a la fosse, d’abord ; puis la sonnerie, quoique la cloche soit cassée, puis le cercueil, ma journée, mon pour-boire, et enfin l’eau-de-vie et l’ale pour les libations funéraires. Je ne crois pas que vous puissiez la faire enterrer décemment, comme l’on dit, à moins de seize livres d’Écosse[1]. — Les voici, et même quelque chose en sus ; faites en sorte que les choses soient faites convenablement. — Vous êtes sans doute un de ses parents anglais ? J’ai ouï dire qu’elle s’était mariée au-dessous de sa condition. C’était bien agir que de lui laisser ronger son frein pendant sa vie, et c’est bien agir aussi que de la faire enterrer décemment après sa mort ; car c’est un honneur pour vous plutôt que pour elle. On peut laisser ses parents se tirer d’affaire comme ils l’entendent, tant qu’ils sont vivants et qu’ils peuvent porter le poids de leur misère ; mais il n’est pas bien du tout de souffrir qu’ils soient enterrés comme des chiens, lorsque tout le déshonneur en rejaillit sur la famille. Quant au défunt, qu’est-ce que cela lui fait ? — Vous ne voudriez pas non plus que l’on négligeât ses parents lorsqu’il est question de noces ? » dit Ravenswood, qu’amusaient les dissertations philanthropiques de l’intéressé fossoyeur.

Le vieillard leva ses yeux gris encore pleins de vivacité, et sourit d’un air malin qui faisait voir qu’il comprenait la plaisanterie ; puis il continua avec la même gravité : « Les noces ! comment négliger les noces, quand on s’intéresse le moins du monde à la population ? Oui, sans doute, on doit les célébrer par des festins où l’on réunit ses amis, par les instruments de musique, tels que la harpe, la trompette et le psaltérion ; ou bien un bon violon et une cornemuse, lorsqu’on a de la peine à se procurer ces instruments antiques. — Et la présence du violon, je pense, répliqua Ravenswood, compenserait l’absence de tous les autres.

Le fossoyeur le regarda de nouveau d’un air malin : « Sans doute, sans doute, répondit-il ; si l’on en jouait bien. Mais voilà là-bas, » ajouta-t-il comme pour changer de discours, « la dernière demeure d’Hobby Gray, dont vous parliez, justement le troisième tertre au-delà de cette grande pierre sépulcrale qui s’élève sur la tombe de quelqu’un des Ravenswood, car il y en a plusieurs ici, ainsi que de leurs domestiques (que le diable les emporte !), bien que ce ne soit pas le lieu ordinaire de leur sépulture. — Vous ne les aimez donc pas, ces Ravenswood ? » dit Edgar, peu satisfait de cette bénédiction donnée en passant à sa famille et à son nom.

« Je ne sais qui les aimerait, répondit le fossoyeur ; lorsqu’ils avaient des domaines et de la puissance, ils ne savaient point en faire un usage convenable ; et maintenant qu’ils ont la tête basse, il est peu de personnes qui s’inquiètent de savoir s’ils seront longtemps ou non à la relever. — Vraiment ? dit Ravenswood : je n’avais jamais entendu dire que cette malheureuse famille eût mérité la haine de ses compatriotes. J’avoue que sa pauvreté, si cela peut la rendre méprisable… — Cela y fait beaucoup, vous pouvez m’en croire, répondit le sacristain de l’Ermitage. Je ne vois pas autre chose qui doive me faire mépriser, et cependant on est bien loin de me respecter comme on le ferait si je demeurais dans une belle maison à deux étages et couverte d’ardoises. Mais quant aux Ravenswood, j’en ai vu trois générations, et du diable si l’une valait mieux que l’autre. — Je croyais qu’ils jouissaient d’une bonne réputation dans le pays, dit leur descendant. — Réputation, répéta Mortsheugh ; tenez, voyez-vous, monsieur, quant au vieux bonhomme de lord, j’ai vécu sur ses terres lorsque j’étais un garçon jeune et vigoureux, et je pouvais sonner de la trompette avec qui que ce fût, car j’avais assez de vent alors et pour ce qui est de ce Marine, le trompette que j’ai entendu jouer de son instrument devant les lords du circuit[2], je n’en aurais pas plus fait de cas que d’un enfant qui souffle dans un sifflet. Je l’aurais défié de sonner comme moi le bouteselle, ou le départ, ou la marche. Il ne sonne pas juste. — Mais, mon ami, » dit Ravenswood, qui, mû par une curiosité bien naturelle dans sa position, désirait faire parler davantage le musicien sur le sujet primitif, « quel rapport y a-t-il entre le vieux lord Ravenswood et la musique dégénérée de ce trompette Marine ? — Le voici, monsieur, répondit le fossoyeur ; c’est que j’ai perdu mon haleine à son service. Voyez-vous, j’étais trompette au château, et j’étais payé pour sonner au point du jour et annoncer l’heure du dîner, et dans d’autres circonstances, comme, par exemple, lorsqu’il y avait compagnie, et qu’il plaisait à milord de se divertir. Mais lorsqu’il lui plut de lever sa milice et de la faire marcher jusqu’au pont de Bothwell[3], contre les maudits whigs de l’ouest, il fallut, bon gré mal gré, que je montasse à cheval et que j’allasse avec la troupe. — Il n’y avait rien que de raisonnable en cela, dit Ravenswood ; vous étiez son serviteur et son vassal. — Son serviteur, dites-vous ? répliqua le fossoyeur ; oui sans doute ; mais c’était pour appeler les convives à un dîner bien chaud, ou, au pis aller, pour accompagner un convoi un peu décent jusqu’au cimetière ; mais non pour pousser les gens au carnage et préparer leur repas aux corbeaux. Attendez ; vous allez voir ce qui en arriva, et si je dois chanter en l’honneur de Ravenswood. Bref, nous partîmes par une belle matinée d’été, le 24 juin 1679 ; je me souviendrai toujours de la date, du mois et de l’année. On entendait le bruit des tambours et le cliquetis des armes ; les chevaux ruaient, se cabraient et trépignaient. Hackstoun de Rathillet gardait le pont, avec des hommes armés de mousquets, de carabines, de piques, d’épées et de faux, que sais-je ? et nous, cavaliers, nous reçûmes l’ordre de remonter la rivière pour la traverser à un gué. Je n’ai jamais aimé l’eau, et elle me plaisait d’autant moins que je voyais des milliers de gens armés sur l’autre rive. Le vieux Ravenswood était là, brandissant sa bonne lame d’André Ferrara à la tête de sa compagnie, et nous criant d’avancer, comme s’il se fût agi d’aller à une foire. De son côté, Caleb Balderstone, qui vit encore, s’agitait à l’arrière-garde, et jurait par Gog et Magog qu’il enfoncerait son épée dans le ventre de quiconque tournerait bride. Enfin le jeune Allan, qui était alors le Maître de Ravenswood, était derrière moi, un pistolet armé à la main, et ce fut un grand bonheur qu’il ne partît point, me criant, à moi qui avais à peine le souffle nécessaire pour faire jouer mes poumons : Sonne, poltron que tu es ; sonne donc, lâche, ou je te brûle la cervelle. Oui, certes, je sonnai, mais une si belle fanfare, que le gloussement d’une poule qui vient de pondre serait de la vraie musique, en comparaison. — Tachez d’abréger ces détails, dit Ravenswood. — Les abréger, répéta le fossoyeur. Peu s’en fallut que ma vie elle-même ne fût abrégée, et cela dans la fleur de ma jeunesse, comme dit l’Écriture. C’est justement ce dont je me plains. Enfin donc, nous entrâmes dans l’eau, pêle-mêle, un cheval poussant l’autre, comme c’est l’ordinaire des bêtes brutes, et les cavaliers ne montrant pas plus de bon sens que leurs montures. De l’autre côté, les buissons paraissaient en flammes, tant ces coquins de whigs faisaient sur nous un feu soutenu. Mort cheval venait justement de mettre le pied sur la rive, quand un maudit coquin des provinces de l’ouest… dans cent ans d’ici je me rappellerais encore sa figure, son œil comme celui d’un faucon, sa barbe aussi large que ma pelle… ce maudit coquin, vous dis-je, dirigeait le bout de son long fusil noir à un quart de verge de mon oreille, quand, par l’effet de la miséricorde divine, mon cheval fit un écart, et je tombai d’un côté, tandis que la balle siffla de l’autre ; à ce moment le vieux lord lui porta un coup si violent de son sabre qu’il lui fendit la tête en deux, et le lourdaud tomba sur moi de tout le poids de son corps. — Vous aviez quelque obligation au vieux lord, il me semble, dit Ravenswood. — Vraiment ? dit Mortsheugh ; oh, sans doute ; d’abord, pour m’avoir exposé, bon gré mal gré, à un si grand péril, et puis pour avoir fait tomber sur moi un grand enragé qui voulut m’écraser complètement. Depuis lors, j’ai toujours eu l’haleine courte, et je ne saurais faire cent pas, sans souffler comme la vieille rosse poussive du meunier. — Vous perdîtes donc votre place comme trompette ? dit Ravenswood. — Si je la perdis ! oui sans doute, je la perdis, répliqua le fossoyeur, puisque je n’aurais pu tirer le moindre son d’un chalumeau. Je m’en serais encore assez bien tiré, car je conservai mes gages et mon logement au château, sans avoir guère autre chose à faire qu’à jouer du violon pour amuser la famille. Mais cet Allan Ravenswood, il était encore pire que son père… — Comment ! s’écria Edgar, est-ce que mon père, je veux dire le fils du vieux lord Ravenswood, vous a privé de ce que la libéralité de son père vous avait accordé ? — Oui, sans doute, il m’en a privé, répondit le vieillard ; car il jeta aux chiens tout ce qu’il possédait, et puis il a lâché sur nous ce sir William Ashton, qui ne donne rien pour rien, et qui m’a renvoyé, ainsi que tous les autres pauvres diables qui, lorsque les choses étaient sur l’ancien pied, avaient de quoi manger au château et un trou pour y fourrer la tête. — Si lord Ravenswood a fait du bien à ses vassaux tant qu’il en a eu les moyens, il me semble que ses vassaux devraient respecter sa mémoire. — Vous pouvez en penser ce que bon vous semblera, monsieur, dit l’ex-trompette, mais vous ne me persuaderez jamais qu’en se conduisant comme il l’a fait, il ait rempli ses devoirs, tant envers lui-même qu’envers nous, pauvres gens qui dépendions de lui ; il aurait pu nous donner la jouissance à vie de nos petites habitations et de nos petits terrains ; et moi, qui suis vieux et plein de rhumatismes, je ne serais pas obligé de demeurer dans cette misérable hutte, qui est plutôt faite pour des morts que pour des vivants, tandis que John Smith occupe ma jolie chambre, dont les fenêtres sont vitrées ; et tout cela, parce que Ravenswood a administré ses biens comme un fou ! — Ce n’est que trop vrai, » se dit Ravenswood, frappé de la justesse de l’observation ; « le châtiment du dissipateur est bien loin de se borner à ses propres souffrances. — Au surplus, dit le fossoyeur, il est probable que le jeune Edgar me vengera de tout le mal que m’a fait sa famille. — Vraiment ? qu’est-ce qui vous porte à le croire ? — On dit qu’il est sur le point d’épouser la fille de sir William Ashton : mais que la femme du garde des sceaux lui mette une fois la tête sous son aisselle, et vous verrez si elle ne lui tord pas le cou. Du diable si j’en voudrais, à sa place ! Devenir le gendre d’une femme qui est toujours en effervescence comme une chaudière d’eau bouillante ! Aussi, le plus grand mal que je puisse souhaiter au jeune homme, pour son crédit et sa réputation, c’est de s’allier aux ennemis de son père, qui ont enlevé les beaux domaines et ma jolie demeure à ceux qui en étaient les légitimes propriétaires. »

Cervantès remarque avec beaucoup de finesse que la flatterie plaît, même dans la bouche d’un fou, et que nous sommes sensibles à la censure ou à la louange, même lorsque nous méprisons les motifs sur lesquels elle est fondée, et la manière dont elle est exprimée. Ravenswood réitéra brusquement au fossoyeur l’ordre de veiller avec soin aux funérailles d’Alix, et s’éloigna en faisant la pénible réflexion que le vulgaire de toutes les classes aurait sur son engagement avec Lucy les mêmes idées que ce paysan ignorant et égoïste.

« Et je me suis abaissé, se dit-il à lui-même, jusqu’à m’exposer à ces discours injurieux, pour être refusé ! Ô Lucy ! votre foi doit être aussi pure, aussi parfaite que le diamant, pour compenser le déshonneur que les opinions des hommes et la conduite de votre mère font rejaillir sur le dernier rejeton de la famille de Ravenswood. »

En levant les yeux, il aperçut le marquis d’Athol, qui, étant arrivé à l’auberge du Tod’s-Hole, en était ressorti pour venir à la rencontre de son parent.

Après les compliments d’usage, le marquis fit quelques excuses au Maître de Ravenswood de n’être pas venu le trouver la veille.

C’était bien son intention, dit-il ; mais certaines circonstances imprévues l’avaient engagé à différer son départ. « J’ai appris, ajouta-t-il, qu’il y a une affaire d’amour, mon cher parent, et bien que je pusse vous blâmer de ne pas m’en avoir instruit, comme étant en quelque sorte le chef de votre famille… — Avec votre permission, milord, interrompit Ravenswood, je suis très reconnaissant de l’intérêt que vous voulez bien prendre à ce qui me regarde ; mais je ne crains pas de vous rappeler que c’est moi qui suis le chef de ma famille. — Je le sais, je le sais, dit le marquis ; dans le sens héraldique et généalogique, c’est bien certainement vous qui l’êtes ; ce que je veux dire, c’est qu’étant en quelque manière sous ma tutelle… — Je dois prendre la liberté de vous dire, milord…, » et le ton avec lequel il interrompit le marquis ne présageait pas une longue continuation d’amitié entre les deux parents, lorsque heureusement il fut lui-même interrompu par le vieux fossoyeur, qui accourait tout essoufflé pour demander si Leurs Honneurs seraient bien aises d’avoir un peu de musique à l’auberge, comme dédommagement de la mauvaise chère qu’ils y feraient.

« Nous n’avons pas besoin de musique, dit brusquement Edgar. — Eh bien ! Votre Honneur ne sait pas ce qu’il refuse, » dit le ménétrier avec l’impertinente liberté des gens de sa profession. « Je puis vous jouer plusieurs airs six fois mieux que jamais n’a su le faire Pathe Birnie. Il me faudra moins de temps pour aller chercher mon violon que pour tourner une vis de cercueil. — Retirez-vous, monsieur, dit le marquis. — Et si Votre Honneur est du nord de l’Écosse, dit le persévérant ménétrier, ce que je croirais assez d’après votre accent, je puis vous jouer des airs qui vous conviendront mieux, le Liggeram cosh, le Mullin dhu, les Cummers d’Athol[4]. — Retirez-vous, mon ami, répéta le marquis ; vous interrompez notre conversation. — Ou bien, si, n’en déplaise à Votre Honneur, continua le ménétrier, vous étiez un peu du nombre de ceux qu’on appelle honnêtes gens, je puis vous jouer (ceci fut dit à voix basse et comme en confidence) des airs jacobites, tels que le Roi reprendra sa couronne, et le vieux Stuart est de retour. La maîtresse de l’auberge est une femme fort honnête et très-discrète, qui n’entend ni ne s’inquiète des santés auxquelles on boit chez elle, ni des airs que l’on y joue ; elle n’est sensible qu’au son de l’argent.

Le marquis, que l’on soupçonnait quelquefois de jacobitisme, ne put s’empêcher de rire en jetant un dollar au ménétrier, et lui dit de le laisser tranquille, et d’aller jouer du violon à ses gens, si cela lui faisait plaisir.

« Eh bien ! messieurs, dit-il, je vous souhaite le bon jour ; j’ai reçu un dollar, et je m’en trouve mieux ; vous n’aurez pas de musique, et vous vous en trouverez plus mal, c’est tout ce que je puis vous dire. Mais je vais achever la fosse de la vieille Aily, ce qui ne me tiendra pas plus de temps qu’il n’en faudrait pour accorder un violon ; ensuite je reprendrai mon autre gagne-pain, et j’irai trouver vos gens, pour voir s’ils ont de meilleures oreilles que leurs maîtres. »





  1. Une livre d’Écosse vaut deux francs de notre monnaie.
  2. Ce sont les juges des assises ; ils font leur tournée tous les trois mois. Lorsqu’ils arrivent aux villes où se tiennent les assises, les trompettes du roi jouent un certain air devant eux. a. m.
  3. Où se donna la bataille décrite dans les Puritains d’Écosse. a. m.
  4. Noms de trois airs écossais. Le Mullin dhu signifie la Tabatière noire ; et les Cummers, les jeunes Dumes du pays d’Athol. a. m.