La Fiancée de Lammermoor/27

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 271-277).



CHAPITRE XXVII.

départ de ravenswood.


Eh bien ! à présent je tiens la fortune par les cheveux, et si je la laissé échapper, ce sera ma faute. Celui qui a été ballotté par le vent de l’adversité sait mieux que tout autre diriger sa course de manière à rencontrer des vents favorables.
Vieille comédie.


Nos voyageurs arrivèrent sans accident à Édimbourg, et le Maître de Ravenswood, ainsi qu’il avait été convenu, établit son domicile chez son noble parent.

Cependant la crise politique à laquelle on s’était attendu éclata, et le parti des torys obtint dans les conseils de la reine Anne un ascendant de peu de durée, dont il n’entre pas dans notre plan de retracer les causes ni les résultats. Il suffit de dire que les divers partis politiques s’en trouvèrent affectés suivant leurs principes ou leurs intérêts. En Angleterre, nombre d’épiscopaux, ayant à leur tête Harley, depuis comte d’Oxford, affectèrent de se séparer des jacobites, et pour cette raison reçurent la domination de Whimsicals[1]. En Écosse, au contraire, le parti de la haute Église, ou les cavaliers, comme ils s’appelaient eux-mêmes, furent plus conséquents, quoique moins prudents peut-être dans leur politique, et regardèrent tous les changements qui s’opéraient comme autant de préparatifs ayant pour but, à la mort de la reine, d’appeler au trône son frère, le chevalier de Saint-Georges. Ceux qui avaient souffert pour s’être attachés à sa fortune, conçurent alors les espérances les plus extravagantes, non seulement d’être indemnisés de leurs pertes, mais encore de se venger de leurs adversaires politiques, tandis que les familles attachées au parti whig n’avaient en perspective que le renouvellement des maux dont elles avaient été accablées sous les règnes de Charles II et de son frère, et les confiscations, en représailles de celles qui avaient été prononcées par elle contre les jacobites pendant le règne de Guillaume.

Mais ceux qui éprouvaient les plus vives alarmes par suite de ce changement de système étaient ces hommes prudents, qui se trouvent dans tous les gouvernements, et qui abondent surtout dans une administration provinciale, telle qu’était celle de l’Écosse à cette époque, ces hommes politiques que Cromwell appelait Waiters upon Providence[2], ou, en d’autres termes, ces hommes qui s’attachent toujours au parti entre les mains duquel est tombé le pouvoir. Plusieurs de ces derniers s’empressèrent d’aller chanter la palinodie chez le marquis d’Athol ; et comme il était facile de voir qu’il prenait un grand intérêt aux affaires de son parent, ils furent les premiers à lui suggérer les mesures propres à faire recouvrer au Maître de Ravenswood une partie de ses domaines et de revenir sur la sentence de dégradation prononcée contre son père.

Le vieux lord Turntippet se montra un des plus chauds partisans de ces mesures ; car, disait-il, il se sentait navré jusqu’au fond du cœur, en voyant réduit à une si triste situation un jeune gentilhomme si brave, issu d’une famille si ancienne et si noble, et, ce qui était plus encore, proche parent du marquis d’Athol, de l’homme, disait-il, qu’il honorait le plus sur la terre. Pour contribuer, autant que ses faibles moyens le lui permettaient, à relever une maison aussi ancienne, il envoya à Edgar trois portraits de famille sans cadres, et six chaises à hauts dossiers, garnies de coussins en cuir de Turquie ouvragé, sur lesquels étaient brodées les armoiries de Ravenswood ; le tout, faisait-il remarquer, sans exiger un sou, soit en capital, soit en intérêts, pour restitution du prix auquel il avait acheté ces objets, seize années auparavant, lors de la vente publique des meubles de la maison de Ravenswood, dans Canongate[3].

Au grand désappointement de lord Turntippet, bien qu’il affectât d’éprouver tout au plus de la surprise, le marquis reçut son présent d’une manière fort sèche, et lui fit observer que sa restitution, s’il s’attendait à ce qu’elle fût acceptée par le Maître de Ravenswood et par ses amis, devait comprendre une assez grande ferme qui lui avait été hypothéquée pour une somme bien au-dessous de sa valeur, et qu’il avait su, grâce au désordre qui régnait dans les affaires de la famille, et par des moyens bien connus des hommes de loi de l’époque, se faire adjuger en pleine et entière propriété.

Le vieux serviteur de tous les hommes parvenus au pouvoir se montra extrêmement récalcitrant à une réquisition de cette nature, et prit Dieu à témoin qu’il ne voyait pas pour quelle raison le jeune homme se mettrait sitôt en possession de ce domaine, puisque, selon toutes les probabilités, il allait recouvrer ceux dont sir William Ashton s’était indûment emparé, ce à quoi il était disposé à contribuer par tous les moyens en son pouvoir, comme cela était juste et raisonnable ; et il finit par déclarer qu’il était prêt à assurer à son jeune ami la propriété de cette ferme après son décès.

Mais cette offre si généreuse n’eut pas plus de succès, et il fut forcé de rendre la propriété, en recevant toutefois le remboursement de la somme pour laquelle elle avait été hypothéquée : c’était le seul moyen qu’il eût de faire la paix avec les puissances du jour ; et il retourna chez lui, chagrin et mécontent. Il exhala sa bile devant ses confidents intimes, en disant que chaque mutation ou changement dans l’état lui avait jusqu’ici valu quelque avantage dans ses petites affaires, mais que celle-ci, maudite fût-elle ! lui coûtait la meilleure plume de son aile.

Pareilles mesures furent adoptées à l’égard d’autres personnes qui avaient profité des débris de la fortune de Ravenswood, et sir William Ashton fut particulièrement menacé d’un pourvoi devant le parlement, en cassation des jugements qui l’avaient mis en possession du château et de la baronnie de Ravenswood. Cependant Edgar, tant à cause de l’hospitalité qu’il avait reçue chez lui que par l’attachement qu’il avait voué à Lucy, voulut déployer à son égard la plus grande franchise. Il écrivit donc au ci-devant garde des sceaux (car sir William n’occupait plus cet emploi), et lui avoua sans détour l’engagement qui existait entre lui et miss Ashton, le priant de consentir à leur union, et l’assurant qu’il était disposé à arranger tous les différends qui pouvaient exister entre eux de la manière que sir William lui-même trouverait la plus convenable.

Le courrier chargé de cette lettre en reçut une autre pour lady Ashton. Ravenswood la priait d’oublier tout sujet de mécontentement qu’il aurait pu lui donner, bien contre son intention ; il lui parlait fort au long de l’attachement qu’il avait pour miss Ashton, et du point auquel il avait été porté, la conjurant d’oublier généreusement, et comme il convenait à une femme du nom et du caractère de Douglas, ses anciennes préventions, des mésintelligences dénuées de tout motif ; et la priant enfin de croire que sa famille avait acquis un ami, et elle-même un respectueux et fidèle serviteur dans la personne de celui qui signait Edgar, Maître de Ravenswood.

Il écrivit une troisième lettre adressée à Lucy, et le messager reçut l’ordre de chercher quelque moyen sûr de la lui remettre secrètement. Cette lettre contenait les plus vives protestations d’un amour constant, et parlait surtout d’un prochain changement dans la position de Ravenswood, changement d’autant plus avantageux qu’il tendrait à écarter tous les obstacles qui s’opposaient à leur union. Il l’informait des démarches qu’il avait faites pour vaincre les préjugés de ses parents, surtout ceux de sa mère, et exprimait l’espoir d’un résultat favorable ; s’il en était autrement, il se flattait encore que son absence d’Écosse, pour remplir une mission importante et honorable, donnerait aux préjugés le temps de se dissiper, et que la constance de miss Ashton, sur laquelle il comptait aveuglément et sans le moindre doute, triompherait de tout ce que l’on pourrait tenter pour lui faire rétracter l’engagement qu’il avait pris avec lui. Il y avait dans cette lettre beaucoup d’autres choses qui, bien que fort intéressantes pour les deux amants, ne le seraient nullement pour le lecteur, à qui elles n’apprendraient rien qu’il ne sache déjà.

Le Maître de Ravenswood reçut une réponse à chacune de ces trois lettres, mais par des voies différentes et dans des styles bien différents aussi.

La réponse de lady Ashton lui fut apportée par son messager lui-même, à qui elle ne permit de rester à Ravenswood que le temps qui lui fut nécessaire pour écrire ce qui suit :

« Monsieur l’inconnu,

« J’ai reçu une lettre, signée Edgar, Maître de Ravenswood ; je ne sais qui l’a écrite, puisque cette famille a été dégradée pour cause de haute trahison, en la personne d’Allan, feu lord Ravenswood.

« Si, par hasard, monsieur, vous êtes la personne qui prend ce titre, je veux bien vous dire que je réclame le plein exercice des droits d’une mère sur miss Ashton, de la main de laquelle j’ai irrévocablement disposé en faveur d’un époux digne d’elle. J’ajouterai, monsieur, que, lors même qu’il en serait autrement, je ne prêterais point l’oreille à une proposition de votre part, ni de qui que ce soit de votre famille ; car elle s’est constamment montrée contraire à la liberté des sujets et aux immunités de l’Église de Dieu. Ce n’est pas le souffle léger d’une prospérité éphémère qui peut me faire changer d’opinion à cet égard. De même que le saint roi David, j’ai déjà vu le méchant élevé au pouvoir, et brillant de tout l’éclat du laurier paré de fleurs ; j’ai passé, et il n’était plus ; son souvenir même était effacé.

« Désirant que vous vous pénétriez bien de ces vérités et que vous les mettiez à profit, je vous prie de ne plus vous occuper à l’avenir de votre servante, qui désire être pour vous une inconnue.

« Marguerite Douglas,
« autrement appelée Ashton. »

Deux jours après avoir reçu cette épître bien peu satisfaisante, le Maître de Ravenswood passant dans la grande rue d’Édimbourg, fut accosté par une personne qui, en ôtant son chapeau pour lui faire ses excuses de l’arrêter ainsi, lui présenta la figure de Lockhard, le domestique de confiance de sir William Ashton : lui glissant une lettre dans la main, cet homme disparut aussitôt. Le paquet contenait quatre feuilles in-folio d’une écriture serrée, que cependant, comme il arrive quelquefois dans les compositions des grands jurisconsultes, on pouvait réduire de beaucoup ; mais ce que l’on y reconnaissait aisément, c’est que l’écrivain s’était trouvé dans une position fort embarrassante.

Sir William s’étendait d’abord fort au long sur l’attachement sincère qu’il avait pour son jeune ami, le Maître de Ravenswood, et sur la haute estime et la grande considération que lui inspirait son très-cher et vieil ami, le marquis d’Athol. Il se flattait que, quelques mesures que M. Edgar Ravenswood adoptât, en ce qui le concernait, il n’oublierait pas le respect et les égards dus à la sainteté des arrêts et jugements obtenus in foro contentioso[4] ; il protestait devant les hommes et à la face du ciel que si les lois de l’Écosse et les jugements rendus conformément à ces lois par des cours de justice régulièrement établies, venaient à être violés par une assemblée quelconque, les maux qui en résulteraient pour le public causeraient à son cœur une blessure plus profonde que le préjudice qu’il éprouverait par suite de procédés aussi irréguliers. Il s’exprimait en termes fleuris sur la générosité, sur le pardon des injures, et glissait quelques phrases sur l’instabilité des choses humaines, texte ordinaire des partis politiques qui succombent. Il regrettait pathétiquement et censurait, mais sans amertume, la précipitation avec laquelle on l’avait dépouillé de l’emploi de garde des sceaux, que son habitude des affaires le mettait en état de remplir à l’avantage du public, sans même prendre le temps de reconnaître jusqu’à quel point ses sentiments politiques différaient de ceux des personnes qui composaient l’administration actuelle. Il était convaincu que le marquis d’Athol était aussi sincèrement intentionné pour le bien public que lui-même ou que qui que ce fût ; et si, dans une conférence, ils avaient pu tomber d’accord sur les mesures propres à leur faire atteindre le but commun de leurs désirs, son expérience et son intérêt se seraient réunis pour appuyer la présente administration. À l’égard de l’engagement pris entre Ravenswood et sa fille, il n’en parlait que d’une manière vague et obscure ; il regrettait que cette liaison prématurée entre un jeune homme et une jeune fille eût eu lieu, et conjurait Edgar de se rappeler qu’il ne lui avait jamais donné aucun encouragement, lui faisant observer d’ailleurs que ce n’était qu’une transaction inter minores[5], et que cet engagement, contracté sans le secours des curateurs naturels de sa fille, était de toute nullité devant la loi. Cette mesure précipitée, ajoutait-il, avait produit sur l’esprit de lady Ashton un très-mauvais effet que, pour le moment, il était impossible de détruire. Son fils, le colonel Douglas Ashton, partageait absolument les sentiments de sa mère, et sir William ne pouvait se décider à donner les mains à une alliance qui leur serait désagréable et qui amènerait nécessairement une rupture aussi funeste que préjudiciable à la famille ; il espérait que le temps, ce grand médecin, remédierait à tous ces maux.

Dans un post-sriptum, sir William s’exprimait plus clairement : il disait en peu de mots, que, plutôt que d’exposer les lois d’Écosse à recevoir une blessure plus profonde, par l’arrêt du parlement qui prononcerait la cassation du jugement des cours suprêmes, dans l’affaire de la baronnie de Ravenswood, il consentirait extra-judiciairement à des sacrifices considérables.

Enfin, à peu de jours de là, un inconnu remit à Ravenswood le billet suivant :

« J’ai reçu votre lettre, mais non sans le plus grand risque ; ne m’écrivez plus, jusqu’à un temps plus favorable. Je suis cruellement obsédée, mais je resterai fidèle à ma parole tant que je conserverai l’usage de ma raison. Savoir que vous êtes dans une situation prospère, c’est une consolation pour moi ; c’est plus encore, c’est un besoin. » Ce billet était signé L. A.

À cette lecture, Ravenswood fut en proie aux plus vives alarmes. Malgré la défense de miss Ashton, il fit plusieurs tentatives pour lui faire parvenir des lettres, et même pour obtenir une entrevue avec elle ; mais ces tentatives furent vaines, et il n’eut que la mortification d’apprendre que les précautions les plus grandes et les plus efficaces avaient été prises pour leur ôter toute possibilité de correspondre. Toutes ces circonstances le contrariaient d’autant plus, qu’il lui était impossible de différer davantage son départ d’Écosse afin de s’acquitter d’une mission importante qui lui avait été confiée. Avant de partir, il remit la lettre de sir William Ashton entre les mains du marquis d’Athol, qui dit en souriant que le jour de grâce était passé pour sir William, et qu’il devait maintenant apprendre quel côté de la haie le soleil éclairait de ses rayons. Ce fut avec la plus grande difficulté que Ravenswood arracha du marquis la promesse de transiger sur la procédure commencée devant le parlement, dans le cas où sir William serait disposé à consentir à son mariage avec Lucy.

« J’aurais de la peine, lui répondit le marquis, à vous laisser sacrifier aussi légèrement les droits de votre naissance, si je n’étais parfaitement convaincu que lady Ashton, ou lady Douglas, comme il lui plaît de s’appeler, gardera son obstination, comme disent les Écossais, et que son mari n’osera la contredire. — Cependant, reprit Edgar, je me flatte que votre Seigneurie voudra bien regarder mon engagement comme sacré. — Sur mon honneur, croyez que je veux vous servir jusque dans vos folies, et qu’après vous avoir fait connaître mon opinion, je tâcherai, si l’occasion s’en présente, d’agir selon la vôtre. »

Le Maître de Ravenswood ne put que remercier son généreux parent, son aimable patron, et lui donner plein pouvoir d’agir dans ses affaires suivant qu’il jugerait à propos. Enfin, il partit pour aller remplir sa mission, qui paraissait devoir le retenir sur le continent pendant quelques mois.



  1. Capricieux. a. m.
  2. Serviteurs de la Providence. a. m.
  3. Une des principales rues d’Édimbourg. a. m.
  4. Devant les tribunaux compétents. a. m.
  5. Entre mineurs. a. m.