La Fiancée de Lammermoor/9

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 103-116).



CHAPITRE IX.

la chasse.


Oui ; et lorsque les chasseurs sonnent le cor joyeux, et lorsque l’animal épouvanté sort de sa retraite, quel est celui qui, si son jeune sang échauffe ses veines (gonflées, voudrait rester, comme une motte de terre privée de vie, sans jouir de tout ce que la belle nature offre à ses regards.
Joanna Baillie. Ethwald, act. I, sc. 1.


Un repas léger procure un sommeil léger, et si l’on considère celui que la science de Caleb, ou bien la nécessité, qui quelquefois en emprunte le masque, avait servi aux hôtes de Wolf’s-Crag, on ne s’étonnera pas si leur sommeil fut court.

Au point du jour, Bucklaw entra brusquement dans l’appartement de Ravenswood ?

« Debout ! debout ! au nom du ciel ! » s’écria-t-il d’une voix retentissante ; « les chasseurs sont dans la plaine ; c’est le seul divertissement que j’aie vu depuis un mois, et vous restez là étendu sur un lit qui n’a guère d’autre mérite que celui d’être un peu plus mou que le pavé du caveau de vos ancêtres. — J’aurais été charmé, M. Hayston, » dit Ravenswood en levant la tête d’un air de mauvaise humeur, « que vous ne fussiez pas venu plaisanter d’aussi bonne heure. Il n’est réellement pas fort agréable de perdre le très-court repos que je commençais à goûter, après une nuit passée à réfléchir sur ma triste position. »

« Bah, bah ! reprit son hôte ; levez-vous, levez-vous ; les chiens sont lâchés ; j’ai sellé moi-même les chevaux ; car le vieux Caleb était occupé à appeler des palefreniers et des laquais, et ne se serait pas mis à l’ouvrage avant d’avoir employé deux heures à faire des excuses pour l’absence d’hommes qui étaient à cent milles de nous. Allons, maître, levez-vous, je vous répète que les chiens sont lâchés ; levez-vous, vous dis-je ; la chasse est commencée. » Et Bucklaw disparut.

« Et moi je vous dis, » répondit Ravenswood en se levant lentement, « qu’il n’y a rien qui puisse m’intéresser aussi peu… À qui sont les chiens qui viennent si près de nous ? — À l’honorable lord Littlebrain, » répondit Caleb, qui avait suivi l’impatient laird de Bucklaw dans la chambre à coucher de son maître, « et vraiment je ne pense pas qu’ils aient le droit de venir aboyer et hurler dans les domaines forestiers de votre Seigneurie. » — Ni moi non plus, Caleb, si ce n’est que ces gens-là ont acheté et les terres et le droit de chasse, et qu’ils se croient autorisés à exercer des droits qu’ils ont payés de leur argent. — Cela peut être, milord ; mais ce n’est pas agir en vrai gentilhomme que de venir exercer ici de pareils droits, lorsque votre seigneurie est dans son château de Wolf’s-Crag. Le lord Littlebrain devrait bien se rappeler ce qu’était sa famille autrefois. — Et nous ce que nous sommes aujourd’hui » dit le maître en réprimant un sentiment d’amertume. « Mais donnez-moi mon manteau, Caleb ; je veux contenter Bucklaw en allant voir cette chasse. Il y aurait de l’égoïsme à immoler le plaisir de mon hôte au mien. — Immoler ! » répéta Caleb d’un ton qui semblait indiquer qu’il regardait comme absurde la moindre concession de la part de son maître en faveur de qui que ce fût. Immoler, ma foi !… Mais je vous demande pardon, milord…, et quel manteau voulez-vous porter ? — Celui que vous voudrez, Caleb ; ma garde-robe n’est pas très bien fournie. — N’est pas très-bien fournie ! quand il y a l’habit gris brodé en argent, que votre seigneurie donna à Hughes Hildebrand, votre piqueur, et celui de velours français, qui fut donné avec la vieille garde-robe de votre père, Dieu veuille avoir son âme ! aux amis pauvres de la famille ; et le manteau de drap de Berry… — Que je vous ai donné, Caleb, et qui, je crois, est le seul qu’il y aurait quelque probabilité d’avoir, à l’exception de celui que je portais hier. Donnez-moi celui-là, je vous prie, et que tout soit fini. — Si Votre Honneur le veut ainsi… Il est sûr que cet habillement est d’une couleur bien triste, et que vous êtes en deuil. Néanmoins, je n’ai jamais essayé de drap de Berry ; il me convient peu de le porter ; et comme Votre Honneur n’a pas d’habits de rechange pour le moment, et qu’il est bien brossé, et qu’il y a des dames là-bas. — Des dames ! et quelles dames ? — Comment le saurais-je, milord, pendant que je les observais du haut de la tour des gardes, je n’ai pu que les voir passer, leurs brides sonnant, leurs plumes se balançant, comme à la cour d’Elfland[1]. — C’est bien, c’est bien, Caleb ; aidez-moi à mettre mon manteau, et donnez-moi mon baudrier… Quel est ce bruit que j’entends dans la cour — C’est justement Bucklaw, qui amène les chevaux, » répondit Caleb, après avoir regardé par la fenêtre, « comme s’il n’y avait pas assez de monde dans le château, ou comme si je ne pouvais remplacer quelqu’un de ceux qui ne se trouvent point là. — Hélas ! Caleb, il nous manquerait peu de chose, si votre pouvoir égalait vos bonnes intentions. — Et j’espère que Votre Seigneurie n’a pas beaucoup manqué de ce peu ; car, tout considéré, je me flatte que nous soutenons l’honneur de la famille aussi bien que les circonstances le permettent. Seulement Bucklaw est si brusque et si prompt !… Et voilà qu’il a amené le palefroi de Votre Honneur, sans que la selle soit décorée de la housse brodée et que j’aurais pu brosser en une minute. — Tout cela est très-bien, » dit son maître, en s’échappant et en descendant l’escalier étroit qui conduisait, en tournant, dans la cour.

« Il est possible que ce soit très-bien, dit Caleb avec un peu d’humeur ; » mais si votre seigneurie veut s’arrêter un instant, je vous dirai ce qui ne sera pas très-bien. — Et qu’est-ce que c’est ? » demanda Ravenswood, s’arrêtant avec impatience.

« Ma foi, c’est simplement que vous n’ameniez personne à dîner ; car je ne saurais faire un autre jour de jeune d’un jour de fête, comme quand je me suis servi de la reine Marguerite avec Bucklaw ; et à vous dire vrai, si votre seigneurie pouvait trouver quelque moyen d’être invité à dîner chez le lord Littlebrain, je vous réponds que je prendrais des mesures pour demain ; ou, au lieu de cela, si vous vouliez dîner avec eux à l’auberge, vous pourriez trouver quelque excuse pour ne pas payer votre écot ; vous pourriez dire que vous avez oublié votre bourse… ou que l’aubergiste n’a pas payé sa redevance, et que vous lui en tiendrez compte dans le règlement. — Ou tout autre mensonge qui me viendra à l’esprit, je m’imagine. Adieu, Caleb ; je loue votre zèle officieux pour l’honneur de la famille. » Et se jetant sur son cheval, il suivit Bucklaw, qui, au risque de se rompre le cou, s’était mis à descendre au galop le sentier raide qui conduisait à la tour, du moment qu’il avait vu Ravenswood mettre le pied à l’étrier.

Caleb Balderstone les suivit d’un œil inquiet, et secoua ses cheveux blancs. « Et j’espère qu’il ne leur arrivera pas de mal, dit-il. Mais les voilà dans la plaine, et personne ne niera que les chevaux soient vigoureux et pleins de feu. »

Animé par son impétuosité naturelle et par la fouge de son caractère, le jeune Bucklaw se précipitait avec la rapidité d’un tourbillon, sans réfléchir à aucun danger. Ravenswood ne se modérait guère plus dans sa course ; car son âme ne sortait qu’à regret d’une inactivité contemplative ; mais dès qu’il était une fois en mouvement, il acquérait une force de progression qui allait jusqu’à la violence. Encore son ardeur n’était-elle pas toujours proportionnée au motif de l’impulsion, et aurait-elle pu être comparée à la vitesse d’une pierre, qui roule avec la même rapidité du haut d’une montagne, soit qu’elle ait été lancée par le bras d’un géant, soit qu’elle ait été jetée par la main d’un enfant. Il se livra donc avec une impétuosité peu ordinaire au plaisir de la chasse, passe-temps si naturel à la jeunesse de toutes conditions, qu’il semble être plutôt une passion inhérente à notre nature, qui fait disparaître toutes les différences de rang et d’éducation, qu’une habitude acquise d’exercice violent.

Les sons répétés du cor, dont alors on se servait toujours pour encourager et diriger les chiens, leurs aboiements lointains, les cris de chasseurs qui parvenaient à peine à l’oreille, la vue à peine distincte des cavaliers, tantôt sortant des vallons qui traversaient les bruyères, tantôt volant sur leur surface, tantôt cherchant à franchir les marécages qui leur barraient le chemin, et plus que tout cela, le sentiment de la rapidité de sa propre course, animaient le Maître de Ravenswood, et bannissaient de son esprit, au moins pour le moment, les pénibles souvenirs dont il était environné. La première chose qui lui rappela ces circonstances désagréables fut la certitude qu’il acquit que son cheval, malgré tous les avantages qu’il recevait de la connaissance que son cavalier avait du pays, était incapable de suivre la chasse. Au moment où il venait de tirer la bride, en songeant avec amertume que sa pauvreté l’empêchait de goûter l’amusement favori de ses ancêtres, leur unique occupation lorsqu’ils n’étaient pas engagés dans des entreprises militaires, il fut accosté par un étranger bien monté qui l’avait suivi pendant quelque temps sans en être aperçu.

« Votre cheval est essoufflé, » dit cet homme avec une complaisance peu ordinaire dans une partie de chasse, « oserais-je prier Votre Honneur de faire usage du mien. — Monsieur, » répondit Ravenswood plus surpris que satisfait d’une telle proposition, « je ne sais réellement pas comment j’ai pu mériter une semblable faveur de la part d’un étranger. — Oh ! ne faites pas de questions là-dessus, dit Bucklaw, qui, bien malgré lui, avait jusqu’alors retenu son excellent coursier pour ne pas dépasser celui de son hôte ; prenez le bien que Dieu vous envoie, comme dit le grand Jean Dryden… ou bien attendez, tenez, mon ami, prêtez-moi ce cheval ; je vois depuis une demi-heure que vous avez de la peine à le retenir ; s’il a le diable dans le corps, je l’en ferai bien sortir. Maintenant, maître, prenez le mien, qui vous portera avec la rapidité d’un aigle.

Et jetant la bride de son cheval au Maître de Ravenswood, il s’élança sur celui que l’étranger lui cédait, et continua sa course au grand galop.

« Vit-on jamais un pareil étourdi ? dit Ravenswood ; et vous, mon ami, comment avez-vous pu lui confier votre cheval ? — Le cheval, dit l’homme, appartient à une personne qui sera toujours disposée à accueillir Votre Honneur et vos honorables amis. Et son nom est… ? demanda Ravenswood. — Votre Honneur voudra bien m’excuser, répondit l’étranger ; vous l’apprendrez d’elle-même. Si vous voulez bien prendre le cheval de votre ami et me laisser votre galloway[2], je vous rejoindrai à la curée ; car j’entends que l’on sonne aux abois. — Je crois, mon ami, que ce sera le meilleur moyen de recouvrer votre bon cheval, » répondit Ravenswood ; et montant sur le coureur de son ami Bucklaw, il se dirigea avec le plus de vitesse possible vers l’endroit où le son du cor annonçait que le cerf était au moment de se rendre.

Ces sons joyeux étaient entremêlés des cris des chasseurs, comme : Hyke à Talbot ! Hyke a Teviot ! now, boys, now[3] ; et semblables exclamations encourageantes de l’ancienne vénerie, auxquelles les aboiements impatients des chiens, tout près alors de l’objet de leur poursuite, venaient se joindre, pour faire de cet ensemble un chorus prolongé. Les cavaliers épars commencèrent à se rallier dans le lieu de la scène, en accourant de toutes parts comme vers un centre commun.

Bucklaw, qui avait continué sa course avec la même ardeur qu’il l’avait commencée, arriva le premier à l’endroit où le cerf, incapable de prolonger sa fuite, s’était retourné sur les chiens, et, comme disent les chasseurs, était aux abois. Avec sa tête majestueuse, penchée, ses flancs couverts d’écume, ses yeux exprimant tout à la fois la rage et la terreur, l’animal, bien qu’épuisé, était devenu à son tour un objet d’alarme pour ceux qui le poursuivaient. Les chasseurs arrivaient l’un après l’autre et guettaient une occasion pour l’attaquer avec avantage, ce qui, en pareilles circonstances, ne peut se faire qu’avec précaution. Les chiens se tenaient à l’écart, et témoignaient par leurs aboiements redoublés leur impatience et leur frayeur, et chacun des chasseurs semblait attendre que son camarade se chargeât de la tâche périlleuse d’attaquer l’animal et de le mettre hors d’état de se défendre. Le terrain, qui était creux dans cet endroit, offrait peu d’avantage pour aborder le cerf, sans en être aperçu. Bientôt l’on entendit un cri général de triomphe. Bucklaw, avec une dextérité qui distinguait un cavalier accompli du jour, sauta à bas de son cheval, et se précipitant subitement sur le cerf, le fit tomber en lui coupant une jambe de derrière avec son petit couteau de chasse. Les chiens accourant sur leur ennemi abattu mirent bientôt fin à ses souffrances et proclamèrent sa mort par leurs aboiements. Les fanfares des cors et les voix des chasseurs firent entendre un chant de mort qui retentit au loin sur les vagues de l’océan voisin.

Le chef des chasseurs rappela alors la meute encore acharnée sur le cerf privé de vie, et mettant un genou en terre, présenta son couteau à une belle dame montée sur un palefroi blanc, qui, par crainte, ou peut-être par compassion, s’était jusqu’alors tenue à distance. Elle avait un masque de soie noire, mode alors généralement adoptée, tant pour préserver le teint de la pluie et des ardeurs du soleil, que par un motif de bienséance qui ne permettait pas à une dame de paraître la figure découverte au milieu d’un divertissement bruyant, auquel prenaient part des personnes de toutes les classes. La richesse de sa parure néanmoins, aussi bien que la beauté de son palefroi et le compliment champêtre que lui fit le veneur, firent juger à Bucklaw que c’était la reine de la chasse. Ce ne fut pas sans un sentiment de pitié, qui approchait même du mépris, que ce chasseur enthousiaste la vit refuser le couteau qu’on lui offrait pour qu’elle fît la première incision dans la poitrine du cerf, afin de reconnaître la qualité de la venaison. Il fut tenté de la saluer ; mais éloigné, par son genre de vie, des classes élevées de la société, il éprouvait, malgré son audace naturelle, une espèce d’embarras et de mauvaise honte lorsqu’il voulait adresser la parole à une dame d’un rang distingué.

À la fin, rassemblant tout son courage, il eut assez de résolution pour approcher de la belle chasseresse et lui dire qu’il espérait que son amusement avait répondu à son attente. La réponse de la dame fut polie et modeste, et elle témoigna de la gratitude au brave cavalier qui avait clos la chasse avec tant d’adresse, lorsque les chiens et les chasseurs paraissaient n’oser s’avancer.

« Madame, » dit Bucklaw, que cette observation ramena aussitôt sur son terrain, « La chose n’est pas difficile, et il n’y a pas de mérite dans tout cela, pourvu qu’on n’ait pas trop peur d’avoir une paire de cornes enfoncée dans le ventre. J’ai chassé plus de cinq cents fois, madame, et je n’ai jamais vu le cerf aux abois, soit sur terre, soit dans l’eau, que je ne me sois hardiment avancé sur lui. Il ne faut que de l’usage et de la pratique, et cependant je vous dirai, madame, qu’il faut beaucoup d’attention et de prudence ; et vous ferez bien, madame, d’avoir votre couteau de chasse bien affilé et à double tranchant, afin que vous puissiez frapper en avant, ou en arrière, suivant que vous le trouverez nécessaire ; car une blessure faite par un coup de corne est dangereuse et sujette à s’envenimer. — Je pense, monsieur, dit la jeune dame, » dont le masque cachait avec peine le sourire, « que j’aurai bien rarement occasion de prendre de semblables précautions. — Mais, avec tout cela, ce que monsieur dit est très-juste, » s’écria un vieux chasseur, qui avait écouté la harangue du Bucklaw et en avait été très-édifié ; « et j’ai entendu dire à mon père, qui était un forestier à Cabrach, que la morsure du sanglier était plus facilement guérie que la blessure faite par la corne du cerf, comme l’expriment ces vers du vieux chasseur :

« Si du cerf la corne vous blesse,
Sa blessure vous fait mourir ;
Mais du sanglier que l’on presse,
La blessure se peut guérir. »

— Si j’avais un avis à donner, » continua Bucklaw, placé sur son terrain, et qui désirait diriger toutes les opérations, « comme les chiens sont fatigués, la tête du cerf devrait leur être distribuée pour les récompenser ; et s’il m’est permis de parler, le chef des chasseurs, qui dépècera l’animal, doit auparavant boire à la santé de milady un bon et grand gobelet de bière, ou un verre d’eau-de-vie ; car s’il le dépèce sans boire, la venaison ne se conservera point. »

Ce conseil très-agréable fut, comme on peut bien le croire, reçu et suivi par le veneur, qui, en revanche, présenta à Bucklaw le couteau qui avait été refusé par la jeune dame, et celle-ci joignit ses instances à celles de son serviteur.

« Je pense, monsieur, » dit-elle en s’éloignant du cercle, « que mon père, pour l’amusement de qui lord Littlebrain a fait sortir aujourd’hui sa meute, s’en rapportera volontiers, pour de semblables usages, à un homme qui a autant d’expérience que vous. »

Alors, lui faisant une inclination gracieuse, elle lui souhaita le bonjour, et se retira suivie d’un ou deux domestiques qui paraissaient être immédiatement attachés à son service. Bucklaw, trop enchanté de trouver l’occasion de déployer ses talents en vénerie, pour s’occuper ni d’homme ni de femme, n’y fit que fort peu d’attention. Il se débarrassa bientôt de son habit, retroussa ses manches et enfonça ses bras, nus jusqu’au coude, dans le sang et la graisse, coupant, taillant et dépeçant, avec la précision de sir Tristrem lui-même ; disputant et argumentant avec tous ceux qui étaient autour de lui, sur les nombles, les buchets, les flancards, les daintiers, termes usités dans l’art de la vénerie ou de la boucherie, comme le lecteur voudra l’appeler, et qui probablement sont maintenant surannés.

Lorsque Ravenswood, qui avait suivi d’assez près son ami, vit que le cerf avait succombé, son ardeur momentanée pour la chasse fit place à ce sentiment de répugnance qu’il éprouvait à rencontrer, dans son état de décadence, les regards de ses égaux ou de ses inférieurs. Il monta à cheval sur le sommet d’une petite éminence, d’où il observa la scène bruyante et animée qui se passait au-dessous de lui, et entendit les cris des chasseurs mêlés aux aboiements des chiens, au hennissement et au piétinement des chevaux. Mais ces sons joyeux, en frappant l’oreille du gentilhomme ruiné, remplissaient son cœur de tristesse. La chasse et tous ses agréments ont toujours, depuis les temps féodaux, été regardés comme un privilège presque exclusif de l’aristocratie, et c’était autrefois la principale occupation des grands en temps de paix. Lorsqu’il songeait qu’il était privé par sa position de goûter le champêtre divertissement, privilège spécial de son rang ; que des hommes nouveaux exerçaient cette prérogative sur les dunes, que ses ancêtres avaient toujours été jaloux de réserver pour leur propre amusement, tandis que lui, l’héritier du domaine, était forcé de se tenir éloigné de leur parti, cette situation réveillait en lui des réflexions qui faisaient une impression profonde sur une âme comme celle de Ravenswood, naturellement contemplative et mélancolique. Sa fierté cependant le fit bientôt triompher de cet état d’abattement, qui fit place à l’impatience, en voyant que Bucklaw, toujours léger, ne paraissait guère empressé de revenir avec le cheval qu’il avait emprunté, et que Ravenswood, avant de s’éloigner, désirait voir rendre à son complaisant propriétaire. Comme il s’apprêtait à se diriger vers le groupe de chasseurs, il fut joint par un cavalier, qui, comme lui, s’était tenu à l’écart pendant la chute du cerf.

Ce personnage avait l’air âgé. Il portait un manteau écarlate boutonné jusqu’au haut du visage, et un chapeau, dont la ganse était défaite et qui se rabattait sur ses yeux, probablement pour se préserver des injures de l’air. Son cheval était celui d’un fort et solide cavalier plus désireux de voir la chasse que d’y prendre part. Un domestique le suivait à quelque distance, et tout indiquait un seigneur avancé en âge. Il aborda Ravenswood très-poliment, mais non sans quelque embarras. « Vous paraissez un jeune homme brave, monsieur, dit-il, et cependant vous semblez aussi indifférent pour ce noble amusement que si vous étiez accablé sous le fardeau de la vieillesse comme moi. — Je me suis livré avec plus d’ardeur à ce divertissement dans d’autres occasions, répondit le maître ; aujourd’hui des événements arrivés dans ma famille doivent me servir d’excuse…, et d’ailleurs, ajouta-t-il, j’étais assez mal monté au commencement de la chasse. — Je crois, dit l’étranger, qu’un de mes domestiques a eu l’esprit de prêter un cheval à votre ami. — J’ai été très reconnaissant de sa politesse et de la vôtre, répliqua Ravenswood. Mon ami est M. Hayston de Bucklaw, que, j’en suis sûr, vous trouverez au milieu des plus ardents chasseurs. Il rendra le cheval à votre domestique et reprendra le mien, et joindra, » ajouta-t-il en détournant son cheval pour s’éloigner, « ses remercîments les plus sincères aux miens pour votre obligeance. »

Le Maître de Ravenswood, après s’être exprimé ainsi, suivit la route qui conduisait chez lui, de l’air d’un homme qui a pris congé de la compagnie. Mais l’étranger n’entendait pas se séparer de lui de cette manière. Il tourna également son cheval et avança dans la même direction, si près de Ravenswood, que celui-ci, à moins que de le dépasser, ce que la civilité, l’étiquette du temps et le respect dû à l’âge de l’étranger, qui venait de lui faire une politesse, ne lui permettaient pas, ne pouvait facilement échapper à sa société.

L’étranger ne resta pas long-temps silencieux. « Voici donc l’ancien château de Wolf’s-Crag, dont il est souvent fait mention dans les annales écossaises, » dit-il en regardant la vieille tour, qui dérobait aux regards une nuée orageuse, composant le fond du tableau ; car à la distance de moins d’un mille, le cerf ayant fait un détour, avait ramené les chasseurs à peu près au même point où ils étaient parvenus lorsque Ravenswood et Bucklaw étaient partis pour se joindre à eux.

Ravenswood répondit à cette observation par un assentiment froid et réservé.

« C était à ce que j’ai ouï dire, » continua l’étranger que ne décourageait nullement sa froideur, « une des plus anciennes propriétés de l’honorable famille de Ravenswood. — La plus ancienne, répondit le Maître, et probablement la dernière. — Je… je… j’espère que non, monsieur, » dit l’étranger, toussant à plusieurs reprises pour s’éclaircir la voix, et faisant effort pour surmonter une sorte d’hésitation : « l’Écosse sait ce qu’elle doit à cette ancienne famille et n’a pas oublié ses exploits nombreux et honorables. Je ne doute pas que si l’on représentait d’une manière convenable à Sa Majesté qu’une famille aussi noble est exposée à la dilapidation…, je veux dire à la décadence, on ne pût découvrir les moyens ad reœdificandam antiquam domum[4]. — Je veux vous épargner la peine, monsieur, de prolonger cette discussion, dit le maître avec hauteur. Je suis l’héritier de cette maison infortunée ; je suis le Maître de Ravenswood ; et vous, monsieur, qui paraissez d’une naissance et d’une éducation distinguées, vous devez sentir que, s’il est quelque chose de plus pénible que le malheur, c’est la mortification de se voir l’objet d’une pitié qu’on n’invoque point. — Je vous demande pardon, monsieur, dit le vieillard ; je ne savais pas… Je sens que je n’aurais pas dû faire mention… rien n’était plus loin de ma pensée que de supposer… — Il n’est pas besoin d’excuses, monsieur, répondit Ravenswood ; car je pense que nous devons ici nous séparer, et je vous assure que je vous quitte sans conserver le moindre ressentiment. »

En disant ces mots, il dirigea la tête de son cheval vers une chaussée étroite par laquelle on approchait autrefois de Wolf’s-Crag, à laquelle on aurait réellement pu appliquer ces vers du chantre de l’Espérance :


« Il était peu foulé, le sentier de gazon
Où marchaient le guerrier et le chasseur rapide,
Jusqu’au pied du riant vallon
Qui borde la plaine liquide. »


Mais avant qu’il pût se débarrasser de son compagnon, la jeune dame dont nous avons parlé arriva près de l’étranger, suivie de ses domestiques.

« Ma fille, » dit-il à la dame masquée, « voici le Maître de Ravenswood. »

Il était naturel que celui-ci répondît à cette politesse par quelque civilité ; mais les manières gracieuses, la réserve modeste de la jeune dame, firent une telle impression sur lui, que non seulement il ne songea pas à demander à qui, et par qui il était ainsi présenté, mais même qu’il resta complètement muet. En ce moment, le nuage qui, depuis long-temps, s’abaissait sur l’éminence où était situé le château de Wolf’s-Crag, à mesure qu’il s’avançait se déployait en groupes plus sombres et plus épais ; il interceptait la vue des objets éloignés et enveloppait dans les ténèbres ceux qui étaient plus rapprochés. La couleur de la mer était plombée ; la teinte de la bruyère était noirâtre. Le tonnerre s’annonça dans le lointain par deux ou trois coups. Deux éclairs, se succédant presque sans intervalle, firent voir au loin les tourelles grisâtres de Wolf’s-Crag ; et, plus près, les vagues agitées de la mer, qui brillaient d’une lueur pourprée et éblouissante.

Le cheval de la belle chasseresse se montra indocile à la main qui le dirigeait, et Ravenswood connaissait trop les devoirs de l’humanité et de l’honneur pour abandonner la jeune dame aux soins d’un vieillard et à ceux de ses domestiques. Il fut donc, ou du moins il se crut obligé par les lois de la courtoisie à saisir la bride de son cheval et à l’aider à le gouverner. Pendant ce temps, l’étranger fit remarquer que l’orage semblait augmenter ; qu’ils étaient éloignés du château de lord Littlebrain, chez qui ils étaient en visite, et qu’il aurait beaucoup d’obligation au Maître de Ravenswood s’il voulait lui indiquer l’endroit le plus proche où ils pourraient trouver un abri contre la tempête. En même temps il jeta un regard expressif, mais embarrassé, sur la tour de Wolf’s-Crag, dont le propriétaire ne put dès lors se dispenser d’offrir au vieillard et à sa fille de venir s’y réfugier. L’état même de la jeune dame rendait cet acte de politesse indispensable ; car au milieu des soins qu’il lui donnait, il ne pouvait s’empêcher de remarquer son extrême agitation, résultat probablement de la frayeur que lui inspirait l’orage qui s’approchait.

J’ignore si le maître de Ravenswood partageait ses craintes ; mais il parut ne pas en être tout à fait exempt, lorsqu’il dit : « La tour de Wolf’s-Crag n’a autre chose à offrir que l’abri de son toit ; mais, s’il peut être agréable dans un pareil moment… » Il s’arrêta, comme s’il lui eût été impossible d’achever sa phrase d’invitation. Mais le vieillard, qui s’était, de son propre chef, constitué son compagnon, ne lui laissa pas le temps de se rétracter, bien que l’invitation n’eût pas été précisément exprimée.

« L’orage, disait-il, dispensait de toute cérémonie ; la santé de sa fille était délicate ; elle avait beaucoup souffert d’une frayeur qu’elle avait eu récemment ; il espérait que le maître de Ravenswood ne trouvait pas tout à fait inexcusable de leur part qu’ils acceptassent l’hospitalité qu’il leur offrait, et que, quant à lui, la sûreté de son enfant lui était plus chère que l’étiquette. »

Il n’y avait pas moyen de retirer ses offres. Le maître de Ravenswood montra le chemin, et continua à tenir la bride du cheval de la jeune dame, pour réprimer les écarts que pourrait lui faire faire quelque explosion soudaine de la foudre. Il n’était pas tellement absorbé dans ses réflexions qu’il ne remarquât que la pâleur mortelle qui couvrait le cou et les tempes, ainsi que les traits du visage qui n’étaient point cachés par le masque, faisait place à une vive rougeur, et il sentait, avec quelque confusion, que, par une sympathie secrète, ses joues se couvraient de couleurs non moins vives. L’étranger, avec une attention qu’il déguisait sous l’apparence de crainte pour la sûreté de sa fille, continuait à observer l’expression de la figure du Maître de Rawenswood, pendant que l’on montait la colline voisine de Wolf’s-Crag. Lorsque enfin ils arrivèrent en face de cette antique forteresse, Ravenswood éprouva des émotions nombreuses et variées ; en entrant dans la cour, en appelant Caleb pour venir donner les soins nécessaires, il y avait dans son ton et ses manières une sorte de sévérité, je dirais presque de sauvagerie, qui ne semblait guère s’accorder avec la courtoisie d’un homme qui reçoit chez lui des hôtes de distinction.

Caleb arriva, et ni la pâleur de la belle étrangère au commencement de l’orage, ni celle de toute autre personne, en toute autre circonstance, n’égala celle qui se répandit sur les joues maigres du désolé sénéchal, lorsqu’il vit cette augmentation de convives, et qu’il réfléchit que l’heure du dîner venait bien vite.

« Est-il devenu fou ? » murmura-t-il tout bas ; « est-il complètement fou ? Nous amener des seigneurs et des dames, et une armée de laquais à leur suite, et lorsque midi a sonné ! » S’approchant alors de son maître, il lui demanda pardon pour avoir permis au reste de ses gens d’aller voir la chasse, ajoutant qu’il ne s’attendait pas que sa seigneurie dût revenir avant la nuit, et qu’il craignait qu’ils ne lissent l’école buissonnière[5].

« Silence, Balderstone ! » dit Ravenswood d’un ton sévère, « votre folie est hors de saison. Monsieur et madame, dit-il en se tournant vers ses hôtes, ce vieillard et une femme encore plus âgée et plus infirme composent tout mon domestique. Nos moyens de vous restaurer sont encore plus chétifs qu’un aussi petit nombre de serviteurs et une maison aussi délabrée ne sembleraient le promettre ; mais, quels qu’ils soient, ils sont à votre service. »

L’étranger, frappé de l’état de ruine et de l’aspect sauvage de la tour, à laquelle les nuages qui obscurcissaient l’horizon donnaient une teinte encore plus sombre, et peut-être un peu ému par le ton sévère et décidé dont Ravenswood lui avait parlé, ainsi qu’à sa fille, jeta autour de lui des regards inquiets ; il semblait se repentir de l’empressement avec lequel il avait accepté l’hospitalité qui lui avait été offerte. Mais il n’était plus possible de sortir de la position embarrassante où il s’était placé lui-même.

Pour Caleb, il fut si complètement étourdi de l’aveu public et nullement déguisé que fit son maître de sa complète pénurie, que, pendant deux minutes, il marmotta dans sa barbe, qui n’avait pas senti le rasoir depuis six jours : « Il est fou, entièrement fou ;… il a perdu la tête. Mais que le diable emporte Caleb Balderstone, » ajouta-t-il, en appelant à son secours toutes les ressources de son invention, « si l’honneur de la famille en souffre, fût-il aussi fou que les sept sages. » Il s’avança alors hardiment, et, malgré les regards de mécontentement et d’impatience de son maître, il demanda gravement s’il ne servirait pas quelques légers rafraîchissements à la jeune dame, et un verre de Tokai, ou de vin des Canaries, ou… — Trêve à vos folies hors de saison, dit Ravenswood ; mettez les chevaux à l’écurie et ne nous fatiguez pas plus long-temps de vos absurdités. — Votre Honneur sera toujours obéie dans tout ce qu’elle désire, dit Caleb ; néanmoins, quant aux vins des Canaries et de Tokai, que vos honorables hôtes ne paraissent pas disposés à accepter… »

Mais, en ce moment, la voix de Bucklaw, qui se faisait entendre au milieu du bruit du pas des chevaux et du son des cors, annonça qu’il s’approchait de la tour, à la tête de la plus grande partie des chasseurs.

« Je les défie, » dit Caleb, prenant courage en dépit de cette nouvelle invasion de Philistins, d’être plus fins que moi. Cet infernal étourdi ! m’amener une pareille troupe de bandits, qui s’attendent à trouver de l’eau-de-vie en aussi grande abondance que de l’eau de puits ; et cela, lorsqu’il connaît parfaitement la position dans laquelle nous nous trouvons à présent ! Mais je crois que, si je pouvais me débarrasser de ces rustauds de laquais qui se sont introduits dans la cour, à la suite de leurs supérieurs, comme plus d’un flatteur qui cherche à se pousser, je me tirerais d’affaire au bout du compte. »

Le lecteur verra dans le chapitre suivant les mesures qu’il adopta pour exécuter cette courageuse résolution.





  1. Mot écossais qui veut dire pays des fées. a. m.
  2. Espèce de petit cheval bien constitué et alerte. C’est un nom générique. a. m.
  3. « Courage ! Talbot ; huau ! allons, mes garçons, allons ! » Talbot et Teviot sont des noms de chiens de chasse. a. m.
  4. De réparer l’ancienne maison. a. m.
  5. Play the truant, dit le texte, phrase dont le sens indique un écolier qui s’absente de l’école sans permission. a. m.