La Fiancée de Lammermoor/3

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 37-48).




CHAPITRE III.

portraits.


À Dieu ne plaise alors, dit le roi, que tu doives tirer sur moi !
William Bell, Clim o’ the Cleugh.


Dans la matinée du jour qui suivit celui des funérailles, l’officier de justice dont l’autorité avait été insuffisante pour interrompre les funérailles du feu lord Ravenswood, s’empressa d’informer le lord garde des sceaux des causes qui l’avaient empêché d’exécuter son ordre.

L’homme d’état était assis dans une vaste bibliothèque, autrefois salle de banquet du vieux château de Ravenswood, comme le prouvaient les armoiries que l’on voyait encore sur le plafond sculpté et fait de bois de châtaignier d’Espagne. Elles étaient également peintes sur les vitraux de la croisée. Le soleil dardait au travers ses rayons un peu affaiblis par les couleurs, et venait éclairer les longues rangées de tablettes, qui fléchissaient sous le poids des commentaires sur les lois et des histoires écrites par les moines. C’était alors la partie la plus essentielle et la plus estimée de la bibliothèque d’un historien écossais. Sur la lourde table de bois de chêne, ainsi que sur le pupitre, était un amas confus de lettres, de pétitions et de parchemins, dont l’examen faisait tout à la fois le charme et le tourment de la vie de sir William Ashton. Il avait l’air grave et même noble, tel que devait le paraître celui d’un homme qui occupait un poste élevé dans l’état. Mais ce n’était qu’après avoir eu pendant long-temps des rapports intimes avec lui sur des objets d’un intérêt pressant et personnel, qu’un étranger pouvait découvrir qu’il était vacillant et peu stable dans ses résolutions. Cette faiblesse de caractère provenait d’un excès de prudence et de timidité. Néanmoins, connaissant jusqu’à quel point elle influait sur son esprit, il cherchait par tous les moyens possibles, et autant par orgueil que par politique, à la dérober aux regards des autres.

Il écouta avec l’air du plus grand sang-froid le récit exagéré du tumulte qui avait eu lieu aux funérailles, du mépris que l’on avait montré de son autorité et de celle de l’Église et de l’État ; il ne parut même pas ému en entendant le rapport fidèle des expressions injurieuses et menaçantes dont s’étaient servis le jeune Ravenswood et quelques autres, et qui étaient évidemment dirigées contre lui. Il écouta aussi tranquillement ce qu’avait pu recueillir cet officier, qui dénaturait les faits et aggravait les circonstances relatives aux toasts portés et aux menaces proférées pendant le repas qui avait suivi les funérailles. Néanmoins il prit une note exacte de tous les détails, écrivit les noms des personnes qui, au besoin, pourraient être appelées pour attester la vérité d’une accusation fondée sur des procédés aussi violents, puis il renvoya le délateur, bien sûr qu’il était dès lors maître du reste de la fortune du jeune Ravenswood, et même de sa liberté personnelle.

Lorsque la porte fut refermée, le lord garde des sceaux resta un moment plongé dans une profonde méditation ; puis, se levant tout à coup, il se mit à marcher à grands pas dans l’appartement, comme un homme qui est sur le point de prendre une résolution soudaine et importante. « Le jeune Ravenswood, murmura-t-il tout bas, est maintenant à moi ; il est ma propriété ; il s’est placé sous ma main, et il pliera, ou rompra. Je n’ai pas oublié l’opiniâtreté soutenue, et même brutale, avec laquelle son père m’a contesté chaque point, depuis le premier jusqu’au dernier, a résisté à toutes les tentatives que j’ai faites pour en venir à un compromis, et a cherché à ternir ma réputation lorsqu’il a vu qu’il ne pouvait me disputer mes droits. Cet enfant qu’il a laissé après lui, cet Edgar, cette tête chaude, cet écervelé, a fait naufrage avant d’être sorti du port. Il faut empêcher qu’il ne profite de quelque retour de marée pour remettre sa barque à flot. Toutes ces notes, mises d’une manière convenable sous les yeux du conseil privé, ne peuvent manquer de faire regarder cette affaire comme une révolte, accompagnée de circonstances graves, dans laquelle la dignité des chefs civils et ecclésiastiques se trouve compromise. On pourrait le condamner à une forte amende ; un ordre de détention au château d’Édimbourg ou à celui de Blacknes pourrait aussi être obtenu ; il y aurait lieu aussi à une accusation de haute trahison, motivée sur plusieurs expressions. À Dieu ne plaise cependant que je porte les choses aussi loin ! Non, je n’en ferai rien ; je n’attenterai pas à sa vie, quand même il serait en mon pouvoir… Et cependant, s’il vit, et que les circonstances viennent à changer, à quoi devrai-je m’attendre ? à une restitution, à une vengeance peut-être. Je sais qu’Athol avait promis son appui au vieux Ravenswood, et voilà son fils qui s’agite déjà, et qui, par son influence, digne seulement de mépris, organise une faction. Quel instrument, tout prêt à être employé, pour ceux qui épient l’instant du renversement de notre administration ! »

Tandis que ces pensées agitaient l’esprit de l’astucieux homme d’état et qu’il cherchait à se persuader que son intérêt et la sûreté aussi bien que l’intérêt et la sûreté de ses amis et de son parti, dépendaient de la promptitude avec laquelle il profiterait de l’occasion qui se présentait pour perdre le jeune Ravenswood, le lord garde des sceaux se mit à son bureau et s’occupa à rédiger, pour être lu au conseil privé, un rapport des désordres qui, au mépris de son autorité, avaient eu lieu aux funérailles de lord Ravenswood. Il savait que les noms de la plupart des acteurs de cette scène, aussi bien que la scène elle-même, disposeraient défavorablement ses collègues, et serviraient probablement à les déterminer à faire, sinon un exemple du jeune Ravenswood, au moins à l’effrayer.

Il y avait cependant ici un point fort délicat, c’était de choisir des expressions d’après lesquelles on pût reconnaître la culpabilité, sans voir une accusation directe, ce qui, de la part de sir William Ashton, ancien antagoniste du père d’Edgar, n’aurait pu que paraître suspect et odieux. Tandis qu’il était occupé à sa rédaction, cherchant avec soin les termes les plus propres à désigner Edgar Ravenswood comme la cause du tumulte, sans l’en accuser positivement, sir William, dans un moment de réflexion, leva par hasard la tête, et aperçut les armoiries de la famille contre l’héritier de laquelle il aiguisait en ce moment le fer de ses flèches et préparait les filets de la loi, sculptées sur l’une des corbeilles au plafond voûté de l’appartement. C’était une tête de taureau noir, avec la devise : J’attends le moment ; et la circonstance qui les avait fait adopter se rapportait d’une manière bien remarquable avec l’objet de ses méditations actuelles.

On disait, d’après une tradition constante, qu’un certain Malisius de Ravenswood avait, au treizième siècle, été dépouillé de son château et de ses domaines par un usurpateur puissant, qui avait joui pendant quelque temps du fruit de ses rapines. Enfin, un jour qu’un splendide banquet devait avoir lieu, Ravenswood, qui avait épié l’occasion, s’introduisit dans le château avec une troupe d’amis fidèles. Les convives étaient impatients de voir servir le banquet, et le maître temporaire du château le demandait à grands cris. Ravenswood, qui, dans cette occasion, s’était déguisé sous le costume d’un écuyer tranchant, répondit, en le regardant d’un air sévère : « J’attends le moment, » et au même instant une tête de taureau, ancien symbole de la mort, fut posée sur la table. Au signal donné, la conspiration éclata, et l’usurpateur et ses adhérents furent mis à mort. Il y avait peut-être dans cette histoire, encore connue et souvent rapportée, quelque chose qui parlait directement à l’âme et à la conscience du lord garde des sceaux ; car, mettant de côté le papier sur lequel il avait commencé son rapport, et serrant soigneusement les notes qu’il avait prises, il les renferma sous clef dans une armoire placée près de lui, et se prépara à sortir, comme dans le dessein de recueillir ses idées et de réfléchir plus mûrement sur les conséquences de la démarche qu’il allait faire, avant qu’elles devinssent inévitables.

En traversant une grande antichambre gothique, sir William Ashton entendit le son du luth de sa fille. La musique, lorsque ceux qui l’exécutent sont cachés, nous cause un plaisir mêlé de surprise, et nous rappelle le concert naturel des oiseaux cachés sous le feuillage d’un bosquet. L’homme d’état, quoique peu accoutumé à ouvrir son âme à de douces émotions, était cependant homme et père. Il s’arrêta donc et écouta les sons argentins de la voix de Lucy Ashton qui chanta, en s’accompagnant de son luth, un ancien air sur lequel on avait composé le couplet suivant :

« De la beauté n’observe point les charmes ;
Laisse les rois prendre sans loi les armes ;

Ne goûte point le nectar pétillant ;
Reste muet lorsque le peuple entend ;
Ferme l’oreille à la voix qui résonne ;
Ne touche pas à l’or qui brille et sonne ;
Œil, cœur et main, que tout soit vide : alors
Gai tu vivras, et mourras sans remords. »

La musique cessa, et le lord garde des sceaux entra dans l’appartement de sa fille.

Les paroles qu’elle avait choisies semblaient particulièrement adaptées à son caractère ; car les traits de Lucy Ashton, beaux, mais enfantins, exprimaient la paix et la sérénité de l’âme, et l’éloignement des vains plaisirs du monde. Ses cheveux, d’une couleur d’or rembrunie, se divisaient sur un front d’une blancheur éclatante, comme un rayon pâle et affaibli du soleil sur une colline couverte de neige. Sa physionomie, empreinte de la bonté, de la douceur, de la timidité, de toute l’amabilité de la femme, semblait plutôt se dérober au moindre regard même accidentel d’un étranger, que rechercher son admiration. Elle avait quelque rapport avec les madones de Raphaël : peut-être était-ce le résultat d’une santé délicate et de sa résidence au milieu d’une famille composée de personnes ayant un caractère plus altier, plus actif et plus ferme que le sien.

Cependant ce naturel passif ne provenait nullement d’une âme indifférente ou insensible. Abandonnée à l’impulsion de ses goûts et de ses sentiments, Lucy Ashton était particulièrement susceptible de se laisser affecter par tout ce qui tenait un peu du romanesque. Elle avait un secret plaisir à lire ces vieilles légendes remplies d’ardents dévouements, d’affections inaltérables, entremêlées, comme elles le sont si souvent, d’aventures étranges et d’horreurs effrayantes. C’était là son royaume favori de féerie ; c’était là qu’elle bâtissait ses palais aériens ; mais elle ne se livrait qu’en secret à ces douces illusions ; dans la retraite de son appartement, ou dans le silence du bosquet qu’elle avait choisi pour elle-même et auquel elle avait donné son nom, son imagination distribuait les prix des tournois, animait de ses regards les valeureux combattants ; ou bien elle errait dans le désert avec Una, ou s’identifiait avec la simple mais noble Miranda, dans l’île des merveilles et des enchantements.

Mais, dans ses rapports extérieurs avec les choses de ce monde, Lucy cédait facilement à l’impulsion des personnes qui l’entouraient. L’alternative lui était en général trop indifférente pour qu’elle se sentît le moindre désir de résister, et elle aimait à trouver dans l’opinion de ses parents un motif de décision qu’elle aurait peut-être cherché en vain dans sa propre conviction. Chacun de mes lecteurs peut avoir remarqué dans une famille de sa connaissance quelque individu d’un naturel doux et facile, qui, se trouvant parmi d’autres individus d’un caractère plus ferme et plus ardent, se laisse entraîner par la volonté des autres, sans être plus capable de résister que ne l’est la fleur que l’on vient de jeter au courant d’un fleuve. Il arrive ordinairement que ce caractère docile et complaisant qui, sans le moindre murmure, se laisse guider par les autres, devient l’objet favori de ceux aux désirs desquels il sacrifie les siens sans effort et sans regret.

Telle était absolument la position de Lucy Ashton. Son père, malgré sa politique, sa circonspection et ses vues mondaines, sentait pour elle une affection qui lui faisait quelquefois éprouver, comme par surprise, une émotion peu commune. Son frère aîné, qui suivait la carrière de l’ambition avec des dispositions encore plus altières que celles de son père, avait aussi des sentiments plus tendres. Quoique militaire, quoique vivant dans un siècle dépravé, il préférait sa sœur Lucy, même aux plaisirs, aux espérances d’avancement, aux distinctions. Son plus jeune frère dans un âge où son esprit n’était encore occupé que de bagatelles, la prenait pour confidente de toutes ses joies, de toutes ses inquiétudes, de ses succès à la chasse, à la pêche, et autres divertissements de la campagne, et de ses querelles avec son précepteur et ses maîtres. Lucy écoutait avec une aimable complaisance tous ces détails, quelque insignifiants qu’ils fussent. Ils agitaient, ils intéressaient Henri, c’en était assez pour qu’elle lui donnât cette preuve d’amitié.

Sa mère seule n’avait point pour Lucy cette même prédilection marquée que ressentait le reste de la famille. Elle regardait ce qu’elle appelait un manque d’énergie dans le caractère de sa fille, comme une preuve que le sang plus plébéien de son père dominait dans les veines de sa fille, et avait coutume de la nommer, par dérision, sa Bergère de Lammermoor. Avoir de l’éloignement pour un être aussi innocent et aussi doux, c’était une chose impossible ; mais Lady Ashton préférait son fils aîné, qui avait hérité en grande partie de son caractère ambitieux et intrépide, à une fille chez laquelle la douceur naturelle semblait être alliée à la faiblesse d’esprit. Sa préférence pour lui était d’autant plus grande, que, contre l’usage des grandes familles d’Écosse, on lui avait donné le nom du chef de la maison maternelle.

« Mon Sholto, disait-elle, conservera sans tache l’honneur de la maison de sa mère, et il élèvera et il soutiendra celle de son père. La pauvre Lucy n’est pas faite pour les cours ni pour les salons. Il faut qu’elle épouse quelque laird campagnard, assez riche pour lui procurer toutes ses aisances, sans aucun effort de sa part, et sans qu’elle ait une larme à verser, excepté par la tendre appréhension qu’il ne se rompe le cou en chassant au renard. Ce n’est pas ainsi cependant que notre maison s’est élevée, et ce n’est pas ainsi qu’elle peut se fortifier et acquérir de plus hautes distinctions. La dignité de lord garde des sceaux est encore toute nouvelle pour sir William, il faut la soutenir comme si nous étions habitués à son poids, en montrant que nous sommes dignes de ce haut rang et disposés à en réclamer et à en maintenir les prérogatives. Devant les anciennes autorités les hommes se courbent par une déférence héréditaire et habituelle ; en notre présence ils se tiendront debout et la tête haute, à moins qu’ils ne soient contraints à se prosterner. Une fille qui n’est bonne que pour vivre dans une bergerie ou dans un cloître n’est guère propre à commander un respect qui n’est rendu qu’avec répugnance ; et puisque le ciel nous a refusé un troisième garçon, Lucy aurait dû avoir reçu un caractère propre à le remplacer. Heureux le moment qui disposera de sa main en faveur d’un homme doué de plus d’énergie qu’elle, ou dont l’ambition sera aussi facile à satisfaire ! »

Ainsi raisonnait une mère pour qui les qualités du cœur de ses enfants, aussi bien que la perspective de leur bonheur domestique, était peu de chose en comparaison de la grandeur et du rang auquel ils pouvaient s’élever dans le monde. Mais, comme plus d’un père et d’une mère d’un caractère ardent et impétueux, elle se trompait dans le jugement qu’elle portait des sentiments de sa fille. Sous l’apparence d’une indifférence extrême, Lucy nourrissait le germe de ces grandes passions qui croissent quelquefois en une nuit, comme la courge du prophète, et qui étonnent l’observateur par leur ardeur et leur intensité inattendues. Dans le fait, si les sentiments de Lucy paraissaient froids et inertes, c’est qu’aucune circonstance ne s’était présentée qui pût les intéresser et les exciter.. Jusqu’ici le cours de sa vie avait été doux et uniforme ; heureuse si cette surface unie du courant n’eût pas ressemblé à celle d’un fleuve qui coule tranquillement en s’approchant de la cataracte !

« Eh bien, Lucy, » lui dit son père, en entrant dès que la chanson fut achevée, « est-ce que votre philosophe poète vous enseigne à mépriser le monde avant que vous le connaissiez ? Il me semble que c’est un peu prématuré : ou bien parliez-vous comme les jeunes filles qui doivent toujours affecter du mépris pour les plaisirs de la vie, jusqu’à ce qu’un galant chevalier ait l’adresse de les déterminer à les partager ? »

Lucy rougit, repoussa toute induction que l’on pouvait tirer du choix de cette chanson relativement à ses propres sentiments, et quitta aussitôt son instrument pour se conformer à la demande que lui faisait son père de venir à la promenade avec lui.

Un grand parc bien boisé, ou plutôt un terrain disposé pour la chasse, s’étendait le long de la colline derrière le château, qui, occupant comme nous l’avons dit, un passage conduisant à une haute plaine, semblait avoir été bâti dans la gorge même pour défendre l’approche de la forêt qui s’élevait majestueusement derrière ce défilé. C’était vers ce lieu romantique que le père et la fille, se tenant par le bras, s’avançaient dans une superbe avenue d’ormes, dont les branches supérieures s’entrelaçaient en berceau voûté, sous lequel on voyait errer des groupes de bêtes fauves. Comme ils se promenaient paisiblement, admirant les divers points de vue et les beautés de la nature, pour lesquelles sir William Asthon, malgré le genre de ses occupations habituelles, avait beaucoup de goût et presque de l’enthousiasme, ils furent joints par le garde forestier ou gardien du parc ; tout entier à sa chasse, l’arc au côté, et son enfant menant un chien en laisse, il s’avançait dans l’intérieur de la forêt.

« Tu vas nous tuer une pièce de venaison, n’est-ce pas, Norman ? » lui dit son maître en lui rendant son salut.

« C’est vrai, Votre Honneur, c’est ce que je vais faire, répondit-il. Désirez-vous voir la chasse ? — Non, non, » dit sir William, après avoir jeté un regard sur sa fille, qui pâlit à l’idée de voir tuer un daim, bien que, si son père eût cependant consenti au désir du garde, il est probable qu’elle n’aurait pas laissé entrevoir la moindre répugnance.

Le garde haussa les épaules. « C’est bien décourageant, dit-il, quand aucun des maîtres ne vient honorer notre divertissement de sa présence. M. Sholto ne tardera peut-être pas à revenir ; car pour M. Henri, on le tient sévèrement à son ennuyeux latin, quoiqu’il ne demande pas mieux de parcourir la forêt depuis le matin jusqu’au soir ; c’est absolument un garçon perdu, et on n’en fera jamais un homme. Il n’en était pas ainsi, d’après ce que j’ai entendu dire dans le temps de lord Ravenswood ; lorsqu’il s’agissait de tuer un daim, toute la famille accourait pour jouir du spectacle, et lorsque l’animal était abattu, le couteau était toujours présenté au chevalier, qui ne donnait jamais moins d’un dollar pour récompenser l’honneur qu’on lui faisait. Nous avons, continua-t-il, Edgar Ravenswood, qu’on appelle maintenant le maître de Ravenswood ; lorsqu’il va dans la forêt, il égale les meilleurs chasseurs du temps de Tristrem ; lorsque sir Edgar a tiré sa flèche, il faut que le daim tombe. Mais, de ce côté-ci de la montagne, on n’entend plus rien à la chasse. »

Il y avait dans cette harangue beaucoup de choses qui blessaient singulièrement l’amour-propre de lord Keeper. Il ne put s’empêcher de remarquer que cet homme, qui était son domestique, le méprisait presque ouvertement, parce qu’il n’avait pas pour la chasse ce goût qui, à cette époque, était regardé comme une qualité naturelle et indispensable à tout vrai gentilhomme. Mais le maître de la chasse ou le garde forestier était dans tous les châteaux un homme de grande importance et avait essentiellement son franc-parler. Aussi sir William se contenta-t-il de sourire, et de répondre qu’il avait ce jour-là à penser à toute autre chose qu’à tuer des daims ; en même temps il tira sa bourse et donna au garde un dollar en forme d’encouragement. Ce dernier le reçut du même air que le garçon d’un hôtel à la mode reçoit d’un Provincial le double de la gratification qui lui revient, c’est-à-dire avec un sourire dans lequel le plaisir que lui cause le présent est mêlé de mépris pour celui qui le fait. « Votre Honneur est un mauvais caissier, dit-il, qui paie avant que la besogne soit terminée. Que feriez-vous si je manquais le daim, maintenant que vous m’avez donné ma gratification ? — Je m’imagine, » dit le lord Keeper en souriant, « que vous ne comprendriez guère ce que je voudrais dire en vous parlant de conditio indebiti[1]. — Non, sur mon âme, répliqua le garde ; probablement quelque phrase de loi ; mais contre qui n’a rien, le roi… Votre Honneur connaît le reste. Mais avec tout cela, je veux être juste envers vous ; à moins que mon arc et mon chien ne me manquent, vous aurez une pièce de venaison qui aura deux travers de doigt de graisse sur le bréchet. »

Tandis qu’il s’éloignait, son maître le rappela, et lui demanda, comme par hasard, si le Maître de Ravenswood était effectivement aussi brave et aussi bon tireur qu’on le disait.

« Brave ? oh oui, brave ! je vous en réponds, dit Norman. J’étais au bois de Tyningham, un jour que plusieurs cavaliers chassaient avec milord ; il y avait un cerf, qui, après avoir été mis aux abois, nous força tous à nous tenir éloignés ; superbe animal, bois magnifique, vieux cerf dix cors, front aussi large que celui d’un taureau. Il se précipite à l’improviste sur le vieux lord, et la pairie eût perdu là un de ses membres, si le Maître ne se fût pas jeté promptement en avant, et ne lui eût coupé les jarrets avec son coutelas. Il n’avait encore que seize ans, que Dieu le bénisse ! — Mais est-il aussi adroit avec son fusil qu’avec son couteau ? demanda sir William. — À quatre-vingts verges de distance, répondit-il, il enlèvera ce dollar que vous voyez entre mon pouce et mon index, et je le tiendrai moi-même pour un marc d’or. Que peut-on désirer de plus de l’œil, de la main, du plomb et de la poudre ? — Oh ! rien de plus, assurément, dit le lord Keeper ; mais nous vous retenons, Norman ; adieu, bon Norman. »

Le garde-chasse s’enfonça dans le bois, en fredonnant son rondelet rustique : le son de sa voix peu harmonieuse s’affaiblissait à mesure qu’il s’éloignait.

« Lorsque l’on sonne les matines,
Le moine doit quitter son lit ;
Mais l’abbé dort et s’amollit
Au son des cloches argentines.
Pour le chasseur, il doit sortir
Dès que le cor se fait entendre.
Allons, amis, sans plus attendre :
Il en est temps, il faut partir.

Les daims traversent la bruyère
De Bilhope, riche en troupeaux ;
Vite, arrachons-nous au repos :
Suivons leur course aventurière.
Mais une biche près du bois
A, plus blanche qu’un lis superbe,
De l’épais gazon foulé l’herbe,
Et vaut tous les cerfs aux abois. »

« Cet homme-là, » dit le lord Keeper, lorsque la voix du garde forestier eut cessé de chanter, « a-t-il jamais servi dans la famille de Ravenswood, pour qu’il y prenne tant d’intérêt ? je m’imagine que vous le savez, Lucy ; car vous vous faites un cas de conscience de déposer dans vos annales l’histoire de chaque rustaud qui habite le voisinage. — Je ne tiens pas aussi scrupuleusement à l’exactitude de mes chroniques, mon cher papa, répondit Lucy ; mais je crois que Norman a servi ici, dans sa jeunesse, avant d’aller à Ledington, d’où vous l’avez fait venir. Mais si vous voulez savoir quelques détails sur les anciens propriétaires, vous ne pouvez mieux vous adresser qu’à la vieille Alix. — Eh ! qu’ai-je à faire de ces gens-là, je vous prie, Lucy, » dit son père, « ou de leur histoire ou de leurs talents ? — Certes, mon père, je n’en sais rien, répondit-elle ; je n’en parle que parce que vous faisiez des questions à Norman au sujet du jeune Ravenswood. — Bah ! cela ne veut rien dire, » répliqua-t-il ; mais aussitôt après, il ajouta : « Et qui est cette vieille Alix ? je crois que vous connaissez toutes les vieilles du pays. — Oui, sans doute, je les connais, reprit Lucy ; autrement comment pourrai-je venir à leur secours lorsque les temps sont durs ? mais pour Alix, c’est bien l’impératrice des vieilles femmes et la reine des commères, en tout ce qui a rapport aux légendes des anciens temps. Elle est aveugle, la pauvre créature ; mais quand elle parle, on dirait qu’elle a trouvé quelque moyen de lire dans le cœur. Je vous assure qu’il m’arrive souvent de me couvrir la figure, ou de tourner la tête, car on croirait qu’elle voit quand on change de couleur, quoiqu’elle soit aveugle depuis vingt ans. Il vaut la peine de la visiter, quand ce ne serait que pour dire que vous avez vu une vieille femme paralytique et aveugle, qui a une si grande finesse de perception et tant de dignité dans ses manières. Je vous assure qu’on la prendrait pour une comtesse, à en juger par son ton et son langage. Allons, il faut que vous veniez voir Alix ; il n’y a pas un quart de mille d’ici à sa chaumière. — Tout ceci, ma chère, dit le lord Keeper, ne répond pas à ma question. Quelle est cette femme, et quelles relations a-t-elle avec la famille de l’ancien propriétaire ? — Oh ! il s’agit ici de nourrice et de nourrisson, je crois, dit Lucy, et elle reste ici, parce qu’elle a deux de ses petits-fils qui sont au nombre de vos serviteurs. Mais je m’imagine que c’est malgré elle ; car la pauvre créature regrette le changement des temps et celui de la propriété. — Je lui suis fort obligé, répliqua son père. Elle et les siens mangent mon pain et vident ma coupe, et regrettent en même temps de ne plus être au service d’une famille qui n’a jamais pu faire du bien ni à elle-même ni aux autres. — En vérité, répliqua Lucy, vous ne rendez pas justice à la vieille Alix. Elle n’est nullement mercenaire, et ne voudrait pas prendre un denier qui lui serait offert comme charité, dût-il l’empêcher de mourir de faim. Elle est causeuse, comme toutes vieilles gens, quand on les met sur le chapitre des histoires de leur jeunesse, et elle parle de la famille de Ravenswood chez laquelle elle a vécu très-longtemps. Mais je suis sûre qu’elle est reconnaissante de la protection que vous lui accordez, et qu’elle causerait avec vous avec plus de plaisir qu’avec toute autre personne. Je vous en prie, mon père, venez voir la vieille Alix. »

Et avec la liberté que se donne une fille chérie, elle fit prendre au lord Keeper le chemin qu’elle désirait.





  1. Condition de l’insolvable. a. m.