La Fille aux voluptés défendues/8

La bibliothèque libre.
(pseudonyme, auteur inconnu)
Éditions du Vert-Logis (p. 157-174).


VIII


Dans la vie, l’on n’obtient jamais ce que l’on désire.

Le jour suivant, en sortant du lycée, Sarah aperçut Fontaine qui l’attendait au coin de la rue.

Une minute, elle eut l’intention de fuir, préférant rencontrer Gorges qui renouvellerait certainement le grand jeu de la veille.

Mais Louis l’avait vue, elle accepta la situation avec bonhomie.

L’explication de son absence de la veille ne lui occasionna pas des recherches prolongées.

— Mon chéri, maman était venue m’attendre pour m’emmener en visite.

C’était plausible, il la crut, mais afin de ne pas perdre un temps précieux, il l’entraîna vers un hôtel relativement proche.

Quand elle se vit en face de lui, entre les murs de la chambre, il se produisit en elle une évolution soudaine. Certes, elle ne pensait plus à se refuser comme auparavant, mais prétendit qu’il méritât son abandon.

Ce fut donc, au début, la même comédie que d’ordinaire, elle se roulait sur le lit en répétant :

— Non… non… entre deux rires brefs.

Puis elle lui échappa brusquement et, debout, les poings sur les hanches, posa ses conditions :

— Si tu es bien gentil…

Vaincu, secoué par le désir, il acquiesça et, dès cet instant, il fut un esclave caressant, obéissant aux fantaisies les plus extravagantes de la maîtresse. Il oubliait tout amour-propre, tout scrupule, le désir lui embrasait le cerveau. Enfin, il avait une promesse ferme.

Parfois, il revenait à la charge, mais le front serein, elle le repoussait :

— Encore ça…

Et il obéissait, éprouvant une joie sauvage à se sentir tyrannisé par la passion qui bouillonnait en lui.

Elle frissonnait, brisée par la volupté, tordue elle aussi par le désir intime ; elle résistait cependant, voulant atteindre le paroxysme de cette exaltation.

Ce fut à bout de forces qu’elle s’écroula sur le lit et, aussitôt, Louis fut près d’elle.

Il n’en croyait pas ses sens ; ainsi, il l’avait à lui, enfin, après des jours et des jours de lutte.

Elle apportait autant de frénésie que lui dans l’acte d’amour, ayant la veille goûté à la coupe enchantée.

L’apaisement soudain et simultané les étonna, ils ne se résignèrent point à se lâcher.

Comme il arrive toujours, le premier maître ayant eu les difficultés à vaincre n’avait pas procuré la même somme de plaisir que le second. Celui-ci avait eu en outre l’avantage d’un énervement préalable.

En sa simplicité, Sarah conclut que Louis était bien supérieur à Georges.

Lui, demeurait étonné de son succès, il contemplait l’amoureuse compagne avec une sorte de déception.

Elle lui cercla le cou de ses bras tièdes.

— Chéri ! chéri ! bégaya-t-elle.

Et les caresses reprirent, subtiles, persévérantes.

Ce soir-là, Sarah s’arracha avec peine des bras de l’amant.

En revanche, il ne l’accompagna point comme d’habitude, lui disant au revoir à quelques pas de l’hôtel.

Cet incident, quoique minime, la rendit songeuse, elle se dit que dès qu’un homme avait obtenu ce qu’il convoitait, il se détachait.

De cette constatation, elle se promit de faire son profit à l’avenir.

Assez maussade, elle rentra au logis et trouva celui-ci plus mélancolique encore que de coutume. Madame Clarizet lui parut d’une mollesse décourageante et elle nota que son père fleurait l’alcool à dix pas.

En résumé, elle se sentait mal disposée envers le genre humain tout entier.

Elle se coucha de bonne heure et, par extraordinaire, s’endormit aussitôt d’un sommeil d’enfant, et le lendemain matin, elle se vit reposée comme elle n’avait jamais été. Elle attribua tout naturellement ce changement à ses ébats de la veille.

Sans qu’elle se l’avouât implicitement, elle gardait une sourde rancune à l’égard de Louis et décida brusquement que, ce jour-là, elle verrait Georges.

Dès la sortie du lycée, elle sauta dans un taxi et se fit conduire à la garçonnière du jeune homme.

Celui-ci l’attendait, comme il l’avait attendu le soir précédent. L’excuse de sa mère venue la chercher à l’école fut encore une explication suffisante.

Georges prétendit immédiatement commencer des jeux ordinaires, elle réclama quelques préliminaires. S’il condescendit, ce fut de mauvaise grâce et ne tarda pas à gronder :

— Maintenant, voilà, j’en ai marre !

Comme il se montrait têtu, elle dut se plier à sa volonté. En revanche, il répéta le jeu à maintes reprises avec un brio qui surprit la jeune fille encore peu au courant.

Toutefois, cette répétition, ne compensa point chez elle l’absence de préparatifs. Le tempérament sensuel et languissant qu’elle tenait de sa mère ne se réveillait que très lentement. Il lui fallait l’accumulation de sensations diverses, de voluptés séparées pour faire naître réellement le désir.

C’était d’abord l’imagination qui se mettait en mouvement, puis venait progressivement, l’exaltation de la chair.

Elle quitta Georges assez dépitée, s’affirmant qu’au bout du compte, elle préférait Louis.

Ce fut donc ce dernier qu’elle rencontra le lendemain.

Ayant un précédent, il voulut commander en maître, son impatience le poussa lui aussi à réduire les préparatifs.

Mais, cette fois, Sarah se révolta, elle sauta sur sa chemise en hoquetant de fureur :

— Tu es une brute, tu ne m’aimes pas. Donc, tu n’auras rien du tout. Ça t’apprendra !

Apeuré, il se fit suppliant, et elle accepta enfin d’abandonner sa chemise en échange d’une promesse formelle qu’il se soumettrait à ses fantaisies.

Force lui fut d’accepter, et la comédie reprit, comme aux débuts de leurs amours. Sarah aimait la fantaisie, elle le lui montra bien. Il fut un esclave docile, soumis, qui ne recula jamais.

Ce ne fut qu’à bout de résistance, tout l’être tendu par le désir, qu’elle se jeta sur le lit, appelant l’amant au secours.

Cette fois, elle goûta pleinement la volupté ; ce fut un plaisir entier, profond, durable, qui la laissa ensuite toute frissonnante, pendant dix bonnes minutes, avec l’impression que des milliers de fourmis lui couraient à travers les entrailles.

Reconnaissante, elle embrassa le jeune homme :

— T’es un beau gosse, aussi je t’adore !

Il en fut convaincu, et l’aima lui-même un peu plus.

Néanmoins, il ne l’accompagna qu’un court chemin. L’apaisement charnel ranimait son égoïsme, il aspirait à d’autres distractions, en particulier à revoir son bookmaker, afin de savoir s’il avait gagné.

Il l’embrassa rapidement aux lèvres, sans grand transport.

Cette fois, pour la jeune femme, ce ne fut point de la rancune qui s’éleva dans son cœur, mais une tristesse.

Elle croyait aimer, se supposait aimée, et constatait que tout se résumait à ce que Rabelais appelle faire la bête à deux dos.

Elle n’en eut point de répugnance, reconnaissant avec sincérité qu’elle prenait grandement sa part de plaisir. Mais, à son tour, elle se dit que le plaisir était tout, le sentiment restant inexistant.

Ainsi, peu à peu, elle évoluait, son cœur se fermait à toute tendresse, par contre, sa chair prédominait.

Le lendemain, une vague lassitude l’empêcha de retourner à l’un ou l’autre rendez-vous. Elle avait soif de nouveauté et son amoralité grandissante la poussait à rechercher cette nouveauté plutôt que de toujours courir par des sentiers battus.

Ce fut ce qui la conduisît vers le quartier latin, où elle savait rencontrer Léon, son premier demi-amant.

Elle le vit à une terrasse de café, suçant avec orgueil, une courte pipe éteinte. Il était en compagnie d’un copain qu’il rêva aussitôt d’étonner.

Sans embarras, Sarah fut s’asseoir à leur table, et Léon prit aussitôt à son égard des allures de pacha.

Le camarade crut de bon goût de s’éloigner, il prit congé, laissant les deux cousins en tête-à-tête.

Sarah mena les choses rondement, elle rappela avec des rires perlés les souvenirs communs, si bien que Léon lui proposa crûment de renouer la chaîne rompue.

Comme elle n’était venue que pour cela, elle accepta d’emblée.

Quelques minutes plus tard, ils étaient dans la chambre du jeune homme.

Mais là, elle ne tarda pas à déchanter. Léon, avec toute la fougue de sa jeunesse, se refusa péremptoirement aux mignardises illusoires pour courir immédiatement au plat de résistance.

Sarah ne put lutter contre cette intransigeance, d’autant plus qu’il se montrait d’une maladresse déconcertante.

À l’instar de Louis, il galopa plusieurs postes, au point que la jeune fille n’eut pas le temps de s’en apercevoir. Elle le quitta brisée, inapaisée et désemparée.

Décidément, nulle part, elle ne découvrait ce à quoi elle espérait secrètement, et soudain, en un accès de colère, elle se résolut à revenir à la première méthode. Donnant, donnant, quiconque éveillerait par la patience sa sensualité posséderait son corps.

Mais, pour arriver à cela, il fallait faire table rase du passé.

Au préalable, néanmoins, elle devait se débarrasser des deux amoureux qui ne lâcheraient pas prise aisément.

Subitement, tout en revenant au logis, elle éclata de rire : elle avait trouvé le subterfuge.

À midi, le lendemain, elle téléphona à Louis qu’elle désirait le voir, immédiatement à la sortie du lycée.

Il fut exact au rendez-vous et fut confronté avec une Sarah livide, aux traits contractés, à la mine désespérée.

Elle le prit par le bras, l’entraîna et sans même le laisser souffler, murmura en un sanglot :

— Mon chéri… ça y est… je suis… enceinte !

Il s’arrêta, les jambes flageolantes :

— Tu es sûre ?

— Absolument !

Il ne réclama pas de détails et la crut sur parole.

Le front raviné de rides, elle gronda :

— Tu dois divorcer avec Yvonne et m’épouser, sinon mon père te tuera… C’est un homme violent, qui a toujours un browning dans sa poche.

Ahuri, il bafouilla :

— Oui, bien sûr !

Sarah marchait auprès de lui, feignant l’inquiétude et le chagrin. Lui, se sentait bouleversé. Il aurait voulu faire quelque chose et ne savait pas quoi. Avec horreur, il chassa de son esprit l’idée de prendre conseil de sa femme.

Sarah, hypocrite, insinua :

— On va à l’hôtel ?

Il parut sortir d’un rêve et se secoua :

— Non, non… pas aujourd’hui, tu comprends, il me faut réfléchir.

Tristement, elle lui tendit la main :

— Alors, à demain !

Il s’éloigna précipitamment, la conscience bourrelée de remords, mais son sens pratique, cependant, peu à peu prenait le dessus :

— Elle va me faire chanter, la petite garce ! Après tout, je ne la connais pas, elle a bien pu attraper ça ailleurs !

Pendant ce temps, la jeune fille avait sauté dans un taxi qui l’amena avenue Kléber.

Georges l’attendait en fumant des cigarettes américaines. Il fut lui ouvrir et aussitôt recula épouvanté : il voyait une amie au visage exsangue, aux traits crispés.

Dans le fumoir, elle se laissa tomber dans un fauteuil avec un grand soupir. Puis elle éclata en sanglots.

Il se pencha sur elle, assez de mauvaise humeur :

— Qu’est-ce qui t’arrive ? T’en fais une bouillotte !

Les lèvres tordues par les pleurs, elle bégaya :

— Je suis enceinte… tu m’as rendue enceinte… Je le devinais… c’est pour cela que je ne voulais pas…

— Tonnerre de Dieu !

Il recula, assommé par ce coup, mais il se redressa avec un air cynique :

— Tu me prends pour un autre… Tu veux me faire encaisser un lardon que ton gigolo t’a fabriqué !

Elle gémit :

— Mais non, je t’assure !

La sentant faible, il se fit plus courageux, plus énergique :

— Rien à faire, ma petite, si tu m’as pris pour une poire, tu t’es trompée !

Péniblement, elle se releva et s’essuyant les yeux d’un mouchoir trempé, se dirigea vers la porte.

— J’avouerai tout à papa, fit-elle entre deux sanglots.

Elle gagna le palier sans qu’il tenta de l’arrêter. Il s’était écroulé sur un siège et maussade gronda :

— Sale histoire… aurais-je pu penser ça ?… Pourvu que le père ne soit pas un matamore du diable !

Il frissonna d’une honnête terreur et ralluma sa cigarette.

Sarah, ayant séché ses larmes et souriant hypocritement, remontait vers l’Étoile :

— Si avec ça, je ne suis pas débarrassée de tous les deux, je ne sais plus ce qu’il leur faut.

Un taxi la ramena de bonne heure au logis. Après ces rudes assauts, elle avait besoin de réfléchir, de rassembler ses idées.

Sa mère la reçut avec son sourire bienveillant habituel :

— Pas long aujourd’hui le cours du soir.

— Le professeur était malade, répondit Sarah sans rougir.