La Fille aux voluptés défendues/9

La bibliothèque libre.
(pseudonyme, auteur inconnu)
Éditions du Vert-Logis (p. 175-188).


IX


Sarah, en effet, prit plusieurs jours pour réfléchir. À la sortie du lycée, le soir, elle s’en allait bien par les rues à la recherche d’une proie, mais ne s’arrêtait à aucune décision.

Il y eut évidemment de nombreux accostages, mais si l’accosteur était jeune, elle le repoussait avec horreur, se souvenant des coups de ceinture de Georges, Si, au contraire, il était vieux, elle s’en éloignait avec dédain.

Des idées germaient en son esprit fertile, mais son ignorance de la vie ne lui permettait pas de se résoudre à bon escient.

Entre temps, dans la solitude de sa chambre, elle caressait de nombreux rêves qui achevaient d’enflammer son imagination.

Elle avait besoin d’un guide, le hasard se chargea de le lui fournir.

Un samedi, ayant négligé le lycée, elle rentra de bonne heure au logis, en l’absence de Madame Clarizet.

Comme elle pénétrait dans sa chambre, elle s’arrêta stupéfiée, puis éclata de rire.

Célestine, la boniche, dans le plus charmant déshabillé, était installée chez elle et écrivait une lettre, probablement à un amoureux.

Apeurée d’abord, la soubrette se redressa d’un bond, et ce qui lui restait de vêture dégringola à terre lamentablement.

Sarah la tranquillisa ; elle ne se voyait


Célestine, dans le plus charmant déshabillé, était installée
chez elle… (page 176)

pas mécontente de cet incident, d’autant plus que l’absence de mâle avait exaspéré sa chair.

Elle s’approcha et voulut se rendre compte si Célestine était bien blonde comme elle le paraissait.

Celle-ci se tordit de rire et s’aperçut aussitôt que sa jeune maîtresse se montrait experte en la matière.

Avec philosophie, elle s’abandonna à la situation et se fit une amie de sa jeune maîtresse.

Une heure plus tard, les seins mous, les yeux brillants, elles étaient allongées côte à côte sur le lit et devisaient insoucieusement.

Célestine avait eu des déboires, l’âme confiante, elle avait cru à l’amour et avait du rapidement déchanter. À son avis, pour les hommes, tout se résumait à une affaire de chiennerie et ne réussissaient avec eux que celles sachant leur tenir la dragée haute.

Elle se comportait justement ainsi actuellement à l’égard d’un rentier quinquagénaire et espérait retirer bientôt de cette tactique des bienfaits appréciables.

Pour la gouverne de Sarah, elle entra dans les détails, indiqua à quoi elle soumettait l’amoureux transi et le dominait peu à peu.

Ce fut là pour la jeune fille matière à réflexion. Elle comprit pourquoi avec Laveline elle avait échoué, aussi bien qu’avec Louis Fontaine. Elle se promit d’être plus habile à l’avenir.

Elle eut deux longues journées pour méditer et, le lundi, elle se mit en campagne, retournant aux Champs-Élysées, qui offraient, à son avis, le plus de chance de succès.

Vautrée sur un fauteuil métallique en la pénombre d’un recoin bordé de fusains, elle fuma une cigarette, la serviette sur les genoux, les yeux étincelants.

Il y eut devant elle des allées et venues. Lorsqu’il s’agissait d’un jeune, elle fronçait les sourcils farouchement et cela suffisait d’ordinaire pour mettre en fuite l’audacieux.

Selon les conseils de Célestine, les hommes entre deux âges l’intéressaient davantage ; elle finit même par sourire à l’un d’eux qui portait une barbe carrée, grisonnante. Il possédait une bonne face joviale et lippue d’amateur de Bourgogne.

Il n’hésita pas et fut s’asseoir auprès d’elle. Nullement bégueule, elle continua à sourire, ce qui facilita la conversation.

Cependant, comme malgré tout, elle parlait peu, laissant bénévolement le crachoir à l’autre, celui-ci ne tarda pas à s’exaspérer et passa des discours aux actes.

Sarah souriait toujours d’un air angélique, permettant toutes les audaces, sans un sursaut d’étonnement.

L’homme se leva :

— Viens, ne restons pas là !

Placide, elle ramassa sa serviette et la glissa sous son bras. La mine ingénue, elle prétexta :

— Maman me gronderait si je rentrais trop tard !

Il fut anéanti, ayant espéré profiter sur-le-champ d’une aubaine inespérée.

Haletant, bavant à demi, il s’inquiéta :

— On se reverra ?

— Bien sûr, demain, mais alors un peu plus tôt.

Il l’accompagna jusqu’à la Concorde où elle prit un taxi pour rentrer.

Certainement, il avait été déçu, d’autant plus que les attaques préliminaires avaient été fort loin. Mais une immense espérance gonflait son cœur et, joyeux, il se répétait :

— Demain ! Demain !

Sarah n’avait rien eu de plus pressé que de tout raconter à Célestine. Celle-ci l’encouragea :

— Ça va ! ça va ! tâche de tenir ferme.

La jeune fille ne fit qu’une courte apparition dans l’intimité familiale. La monotonie qui régnait sous le toit paternel commençait à la lasser. Elle aspirait à plus de vie, plus de gaieté, à une activité qui faisait absolument défaut dans l’entourage de Madame Clarizet.

Elle regagna donc très tôt sa chambre où Célestine vint la rejoindre. Elles bavardèrent longtemps, se prodiguant en outre mutuellement de multiples encouragements.

Le jour suivant, Sarah ne parut au lycée que le matin ; l’après-midi, elle profita d’un pâle soleil d’automne pour se promener sur les boulevards et se trouver à l’heure convenue aux Champs-Élysées.

L’inconnu, qui d’ailleurs s’appelait Fernand pour les dames et Chalard dans la vie courante, arriva peu après, soufflant, suant, la bedaine agitée, mais la face hilare.

Sarah lui tendit une main languide :

— Vous allez bien ?

Il trépigna sur place :

— On ne va pas moisir là ?

Elle acquiesça, feignant une mollesse :

— Si vous voulez !

Il l’entraîna éperdument et ils s’en furent échouer à l’hôtel où elle avait coutume de rencontrer Louis. La soubrette de l’étage lui adressa un petit sourire de reconnaissance sournoise.

La porte refermée, le quadragénaire se montra entreprenant, caressant et tendre.

Sarah se laissa dévêtir avec une jolie mine pudique, et lorsqu’elle n’eut plus rien, elle se voila le visage de ses deux mains, afin, sans doute, de ne pas se voir.

La comédie de jadis recommença, mais avec plus de raffinement et plus de pondération. Lorsque l’homme manifestait de l’impatience, elle lui prodiguait des caresses attendries.

Mais elle s’abandonna, sombrant aussitôt dans le délire.

Ensuite, elle jura au compagnon qu’il aurait pu faire mieux, ce dont il fut navré et confus.

Elle alluma une cigarette d’un air désinvolte et feignit de ne plus s’occuper du quadragénaire, comme si elle l’eut boudé.

Il revint à elle, repenti, tendre, amoureux. Un moment, elle le laissa souffler, puis, doucement, avec des petits rires aigrelets, elle tenta de ranimer en lui, la flamme du désir.

Elle avait des audaces savantes, des caresses perfides, des admirations naïves.

Lui, satisfait, jouait le rôle de pacha, comme si tout cela lui était dû.

Mais, brusquement, lorsqu’elle le vit incandescent, Sarah le laissa cyniquement en place et s’en fut revêtir sa petite chemise.

Il courut après elle, inquiet, les mains tendues, la barbe en broussailles :

— Qu’est-ce que tu fais ?

Il tentait de la ramener vers le lit, mais elle résistait :

— Je dois rentrer, tu comprends, maman me gronderait !

Prières, menaces, supplications, rien ne la fit céder ; elle souriait avec douceur et répétait :

— Demain, on se retrouvera !

Elle acheva sa toilette et lui tendit ses lèvres sanguines :

— Au revoir… à demain…

Il se trouvait encore en caleçon que déjà, elle sautait sur le trottoir, retenant un fou rire.

Quoi qu’elle en eut dit, il était encore de bonne heure pour rentrer à la maison ; elle flâna le long de la rue de Rivoli, faisant un choix anticipé aux vitrines des magasins, pour le jour où le pécune gonflerait son porte-monnaie.

Pendant ce temps, Chalard se désolait :

— Je n’ai pas su contenter cette petite, je suis un pâle mufle !

Il se promit de se montrer plus expert le lendemain et de prolonger les préliminaires, afin qu’elle ne désirât pas une récidive au grand jeu.

Et Sarah, souriant d’une malice satisfaite, rejoignait Ernestine à la cuisine.

Avec force détails, elle lui fit part de ses exploits et la soubrette approuva :

— De cet homme-là, tu en feras ce que tu voudras, si tu persévères. Ils veulent tout pour eux, tu leur donneras un peu, au compte-goutte, et ils attendront le reste.

Sarah fut satisfaite de cette approbation, se considérant dans la bonne voie.

Quand elle arriva à la salle à manger où Madame Clarizet tricotait pour les pauvres de l’arrondissement, elle sentit, plus encore que de coutume, la pesanteur de cette atmosphère.

Elle grandissait, avait des aspirations dont beaucoup restaient comme imprécises en son esprit et ses parents prétendaient qu’elle venait de leur petite existence monotone de braves gens fatigués par la vie.

Elle n’était pas encore à l’état de révolte, mais cet état se préparait lentement, mais avec une immuable régularité.

Son père, quand il rentra, lui parut ridicule avec ses plaisanteries toujours les mêmes, ses explications confuses de parties de belotte tumultueuses.

Madame Clarizet avait de la philosophie, elle n’écoutait que d’une oreille, et continuait à sourire. Il n’en était pas de même de Sarah qui possédait, malgré sa paresse naturelle, une certaine culture intellectuelle.

Elle ne se rappelait point quand cette sensation de petitesse et de mesquinerie l’avait frappée pour la première fois. Mais maintenant, chaque jour, elle s’en apercevait davantage.

Aussitôt après le dîner, elle se sauva dans sa chambre et essaya de réfléchir à l’avenir, tout au moins au mois prochain. C’était, au vrai, un effort au-dessus de ses forces et elle ne tarda pas à s’endormir.

Au matin, elle se réveilla maussade et se demanda pourquoi elle s’astreignait ainsi à se rendre au lycée chaque jour, tandis qu’il aurait été agréable de demeurer au lit ?

Néanmoins, son esprit en révolte ne lui suggéra pas encore la grève de la faim et elle se décida à se lever.