La Fille d’alliance de Montaigne - Essai

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À Madame Louis MILANI


qui s’occupe de féminisme sans y choir


M. S.

LA FILLE D’ALLIANCE DE MONTAIGNE
MARIE DE GOURNAY



Marie de Jars[1] de Gournay mourut le 13 juillet 1645, à près de quatre-vingts ans. Elle laissait à ses contemporains le souvenir d’une vieille fille de lettres qui n’avait pas eu de jeunesse et qui n’avait jamais connu la beauté, même cette beauté fugitive et légère dont le diable s’est fait le parrain. Grâce à l’indiscrétion d’une épitaphe, nous pensons qu’elle a dû naître en 1565. Elle-même s’est toujours bien gardée de nous l’apprendre, et son souci de l’exactitude, fort sensible partout ailleurs, est en défaut sur ce point[2]. Même lorsqu’abusée par deux mauvais plaisants qui lui firent croire que le roi d’Angleterre était anxieux de connaître sa vie, elle mit six semaines à l’écrire, elle escamote la date de sa naissance et dit simplement : « La Damoiselle de Gournay Marie de Jars nasquit à Paris, de Guillaume de Jars et Jeanne de Hacqueville, aisnée de tous leurs enfans. » Marie insiste sur la noblesse de ses parents, sur l’honorabilité de leurs familles, sur le nombre et la qualité de leurs alliances et sur leur catholicisme. Le père mourut jeune. Il laissa sa veuve et six enfants dans une situation de fortune médiocre, qui fut sans doute la raison de leur retraite à Gournay en Picardie.

L’enfance de Marie fut studieuse et contrariée. La mère « aportoit de l’aversion » au goût très vif de sa fille pour l’étude. « A des heures pour la pluspart desrobees, nous dit celle-ci dans son autobiographie, elle aprit les Lettres seule, et mesme le Latin sans Grammaire et sans ayde, confrontant les livres de cette Langue Traduicts en François, contre leurs originaux. » Privée, par le séjour à la campagne « d’enseignement et de conference » elle trouva cependant quelqu’un qui lui montra la grammaire grecque. « Elle en aprit en peu de temps la Langue à peu pres, puis la negligea trouvant le but de sa perfection plus esloigné qu’on ne luy figuroit d’arrivée. »

Dès cette époque Marie avait sans doute d’elle-même l’opinion favorable qu’elle en garda toute sa vie et le portrait qu’elle nous donne de sa personne, à cinquante ans, doit avoir été fait de mémoire plus que d’après nature. Le voici : « Elle est née la taille mediocre et bien faicte, le teint clair brun, le poil castain, le visage rond er qui ne se peut appeller ny beau ny laid[3]  »

Vers dix-huit ou dix-neuf ans, Marie de Gournay mit, par hasard, la main sur les Essais de Michel de Montaigne, qui, parus en 1580, n’étaient pas encore un livre célèbre. Cette lecture fit sur elle une si profonde impression et l’enthousiasme qu’elle excita en elle fut tel, qu’on songea dans son entourage à lui administrer de l’hellébore[4] pour la calmer. On l’aurait même, tout de go, taxée de folie si elle n’avait appris à temps que Juste Lipse, dont l’autorité était grande, avait dès l’apparition des Essais décerné à leur auteur un brevet de haute sagesse. Pédante et savante avant même d’avoir puisé dans la connaissance de la vie l’expérience nécessaire à qui veut distinguer la vérité d’avec l’erreur, Marie de Gournay, avide de comprendre, se jeta sur ce livre qui pose tant de questions. Et de ces questions, dont la lecture forçait son esprit, elle fit autant de réponses. Toute l’incertitude qui se dégageait des observations de Montaigne devenait pour elle matière de foi. À travers l’œuvre elle cherchait l’auteur et croyait en lui. Dans son désir d’acquérir, même par voie d’emprunt, une personnalité forte, elle s’appuyait sur les Essais et se faisait de Montaigne un directeur, voire presqu’un confesseur, avant même de le connaître. Elle était décidée à lui écrire pour lui dire son attachement et sa filiale gratitude lorsqu’un faux avis de sa mort lui parvint. Cruellement surprise, elle pleura la gloire, la félicité et l’espérance d’enrichissement de son âme qui, par cette perte, étaient fauchées en herbe. Tout à coup, comme elle était à Paris avec sa mère, elle apprit que Montaigne lui-même s’y trouvait. Elle l’envoya saluer en termes si expressifs et si peu ordinaires que dès le lendemain le philosophe vint la voir pour l’en remercier. Fut-il flatté par cet enthousiasme juvénile ? Se méprit-il sur la valeur intellectuelle de cette femme savante qui l’égalait aux Dieux en un style ou il reconnaissait un peu le sien ? Toujours est-il que dans cette entrevue il la jugea capable d’amitié et lui « presenta l’alliance de pere à fille ».

« Ce qu’elle receut, nous dit Mademoiselle de Gournay elle-même, avec tant plus d’aplaudissement, de ce qu’elle admira la sympathie fatale du Genie de luy et d’elle. » Plus tard, revenant sur cette circonstance capitale de sa vie, elle ajoute : « Je me pare du beau titre de ceste alliance, puisque je n’ay point d’autre ornement : et n’ay pas tort de ne vouloir appeller que du nom paternel, celuy duquel tout ce que je puis avoir de bon en l’ame est issu. L’autre qui me mit au monde, et que mon desastre m’arracha dès l’enfance, tres-bon pere, orné de vertus, et habile homme, auroit moins de jalousie de se voir un second, qu’il n’auroit de gloire de s’en voir un tel. »

Ce qui avait plus que toute chose frappé Marie de Gournay chez l’auteur des Essais, c’était la liberté et la tranquille assurance avec laquelle il parlait de soi, s’interrogeait et se décrivait, se prenant pour le type même de l’homme. Elle l’imite sur ce point avec docilité, parlant d’elle sans cesse quand elle ne parle pas de lui. Il y a des moments où l’on pourrait croire qu’elle se prend pour Montaigne : il n’est plus pour elle qu’un prétexte heureux qui lui permet de se mettre en avant. Dans un petit traité où elle ne se nomme pas[5], parce qu’elle sait fort bien qu’on l’y devinera, elle déclare sans fausse honte ni modestie qu’en « somme les belles ames s’allient infailliblement et necessairement ensemble, et de plus, en ces termes : Toy et moy nous attribuons l’une à l’autre, pource que la beatitude de l’une et de l’autre est en sa compagne, et nulle part ailleurs durant le cours de ceste vie. »

L’alliance conclue à Paris fut cimentée et Gournay-sur-Aronde où Montaigne alla passer quelques mois auprès de Marie et de sa mère[6]. À ce moment justement il faisait imprimer la véritable deuxième édition de ses Essais[7]. Tout nous porte à croire que le maître et l’élève lurent ensemble les bonnes feuilles de ce livre. Montaigne, déjà mécontent et en quête de mieux, chargeait les marges de l’ouvrage, de corrections, de suppléments, de notes diverses. Deux additions des plus importantes ont été écrites sous sa dictée par Marie de Gournay et achevées ou corrigées ensuite par lui[8]. Ceci prouve bien en effet que leurs « genies » sympathisaient. On devine entre eux de longues causeries et des promenades prolongées où la vieille jeune fille racontait des contes bleus au jeune vieillard. Un jour, comme ils venaient de lire ensemble le récit des accidents de l’amour dans Plutarque et qu’ils philosophaient sur les funestes effets des passions, Mademoiselle de Gournay dit à Montaigne une tragique histoire d’amour. Montaigne goûta cette invention et encouragea la jeune fille à l’écrire. Lui parti, Marie trompa ainsi l’ennui des premiers jours de solitude, et sitôt que la nouvelle fut achevée, elle l’envoya par exprès en Gascogne avec ses meilleurs souvenirs pour son père d’alliance et pour tous les siens[9]. Cette histoire dont le titre seul est intéressant s’appelle : Le promenoir de M. de Montaigne. Une lettre-préface raconte les circonstances que nous venons de rapporter. À nos yeux, le seul mérite de cette nouvelle, qui d’ailleurs eut un franc succès, est d’avoir distrait l’auteur des Essais. Dès son premier geste de femme de lettres, Marie se révèle, ce qu’elle fut toujours, à la fois habile et naïve. D’instinct elle devinait l’art de plier ses enthousiasmes au service de sa notoriété et parfois même de ses intérêts. Débuter par un écrit sur le titre duquel éclatait le nom de Montaigne, c’était faire d’une profession d’amitié une judicieuse réclame. Cela valait mieux qu’une préface, et c’était plus rare. Mademoiselle de Gournay s’installait ainsi et pour toute la vie à l’ombre du grand nom qu’elle invoquait. Et cette ombre lui fut propice. C’est à Montaigne que Marie de Jars doit sa petite immortalité. Marie entretint avec son père d’alliance une correspondance dont rien ne nous a été révélé jusqu’ici. Secouera-t-on un jour la poussière qui la couvre sans doute dans un recoin ignoré ?

Non contente d’avoir en France un correspondant illustre, Mademoiselle de Gournay voulut en avoir un autre à l’étranger. Son choix alla à Juste Lipse, célèbre alors partout où le latin était en honneur. Elle s’adressa à lui pour lui dire sa fierté d’être son émule dans l’admiration des Essais. Elle sut s’y prendre ; car l’humaniste, dont les lettres avaient leur prix et qui ne gaspillait pas sa prose, lui répondit. Cette lettre fut utile à la réputation croissante de la demoiselle. L’éminent professeur de Louvain commence par l’étonnement et finit par lui offrir une admirative amitié.

« Quelle qualification dois-je vous donner, Mademoiselle, dit-il, lorsque vous m’écrivez de la sorte ? J’ai peine à en croire ce que je lis de votre main. Se peut-il que tant de pénétration et un si solide jugement, pour ne rien dire de tant d’esprit et de savoir, se montrent dans un sexe différent du nôtre et se rencontrent dans le siècle où nous vivons ? Vous m’avez causé, Mademoiselle, une surprise mêlée d’embarras, et je ne puis dire si je me suis senti plus disposé à féliciter mon siècle ou à plaindre le sexe auquel j’appartiens. Prétendez-vous monter à notre niveau, ou nous laisser au-dessous du vôtre ? Soit, aspirez à nous effacer, vous aurez pour vous Dieu et les hommes à commencer par moi qui vous aime sans vous connaître, qui vous admire quoique je prodigue peu mon admiration. » Et Juste Lipse continue à égrener, sur ce ton-là, un long chapelet d’éloges[10].

En 1591, Marie de Gournay perdit sa mère. Ses affaires, peu brillantes depuis longtemps, se compliquèrent encore de nombreux partages. Marie fit son devoir de grande sœur. Elle s’occupa de placer ses frères de droite et de gauche. Son amour de l’indépendance l’empêcha d’accepter pour elle-même une haute hospitalité. Elle vécut à Paris au milieu de gens de lettres et de courtisans qu’elle apprit à détester parce qu’ils se moquaient d’elle. Elle trouvait une consolation à l’ironie des proches dans l’amitié des absents. La mort de Montaigne la frappa tout à coup et d’autant plus cruellement que, lorsqu’elle l’apprit, c’était déjà une vieille nouvelle. Le grand homme avait cessé de vivre le 13 septembre 1592 ; et le 25 avril 1593, Mademoiselle de Gournay, qui écrivait à Lipse ce jour-là, l’ignorait encore. Nous apprenons par cette lettre qu’une missive de Marie à Lipse s’est perdue ainsi qu’un petit traité sur l’alliance de son père et d’elle[11]. Dans cette nouvelle lettre, elle parle à Lipse de ses travaux, de ses projets, et elle lui envoie des vers à corriger. Elle lui demande de ses nouvelles et de celles de Montaigne dont elle ne sait rien depuis six mois.

L’humaniste répond le 23 mai de la même année à la fille d’alliance par une lettre de condoléance où il dit : « Nous sommes de faibles hommes, espèce privilégiée pourtant et d’origine céleste, mais enchaînée à la terre. Heureux ceux qui l’ont quittée et en sont affranchis ! Ton père d’alliance est de ceux-là. Je te l’apprends, si tu l’ignores, je te le confirme, si tu le sais : il n’est plus. Que dis-je ? Il nous a quittés, ce grand Montaigne ; il est monté vers les cimes éthérées de là-haut… Mais pourquoi regarder cette fin comme un malheur ! Lui-même sourirait de nous, s’il nous voyait lamenter. J’imagine qu’il a accueilli la mort avec enjouement, et qu’il en a triomphé même alors qu’elle semblait le vaincre. » Et Juste Lipse, savant et guindé, termine par un mouvement de solennel abandon : « Je t’aime, ô jeune fille, dit-il, mais comme j’aime la sagesse, chastement. Fais de même à mon égard et, puisque celui que tu nommais ton père n’est plus de ce monde, regarde-moi comme ton frère[12]. »

Mademoiselle de Gournay, très réellement affligée par cette perte, s’occupa de conserver le mieux possible sa douleur, et d’en tirer, tant au point de vue littéraire qu’au point de vue social, tout ce qu’elle pouvait lui donner. En disant cela, je ne prétends pas faire injure à sa sincérité. Je veux seulement faire entendre qu’elle était atteinte, à un degré exceptionnel, du mal littéraire qui nous concentre sur nous-mêmes et qui donne, à nos souffrances comme à nos joies, avant tout une valeur d’expression. Marie eut la consolation d’apprendre par les proches de son ami le cas que celui-ci faisait d’elle. Elle fut en quelque sorte l’exécuteur du testament intellectuel de son second père, puisqu’elle reçut quinze mois après sa mort les papiers recueillis par sa veuve et triés par Pierre de Brach pour servir à la nouvelle édition des Essais. Ce travail l’occupa longtemps. Elle publia un texte augmenté de nombreux passages inédits. L’habitude qu’elle avait de la pensée de son maître lui servit pour adoucir certains termes, ménager certaines transitions. Enfin elle écrivit sous forme de préface une défense de Montaigne qui est tout ensemble l’apologie de l’auteur et celle de ceux qui l’ont compris. Marie de Gournay s’empara des Essais. Ils devinrent sa chose[13]. Elle les recommandait aux savants et aux libraires étrangers. Elle en surveillait les réimpressions. Elle corrigeait de sa main les fautes de l’imprimeur et ajoutait à l’errata imprimé un errata manuscrit témoin de ses scrupules et preuve de sa conscience. Pour elle, Montaigne restait vivant parce qu’elle le ressuscitait sans cesse. La traduction des citations innombrables qui émaillent le texte des Essais est son œuvre. Elle a pris, cela est évident aujourd’hui, des libertés qu’un éditeur moderne ne se permettrait pas. Mais ses retouches étaient dictées par sa piété filiale et n’avaient d’autre objet que de faciliter au public la lecture du livre de Montaigne. C’est dans la première des éditions des Essais publiées par Mademoiselle de Gournay[14] que paraît pour la première fois l’éloge que l’auteur fait de sa fille d’alliance à la fin du chapitre xvii du deuxième livre[15]. En 1635, dans l’édition faite sous les auspices de Richelieu et dédiée au Cardinal, Marie de Gournay a modifié cet éloge[16]. Quelle est la cause de cette tardive et soudaine modestie ? Faut-il voir dans cette deuxième version la véritable forme de l’éloge que Montaigne lui décerne ? Que son père d’alliance ait parlé d’elle avec complaisance, c’est probable et presque certain[17]. Mais les termes excessifs dont il se sert pourraient bien être le produit d’un pieux mensonge de Marie pour souligner aux yeux de ses contemporains son caractère d’éditeur autorisé et seul compétent.

Lorsque Marie de Gournay eut rendu hommage à la mémoire de son maître en publiant les Essais de 1595, elle céda à son désir d’aller connaître sa mère et sa sœur d’alliance à Montaigne. Le voyage fut long et difficile en ces temps troublés[18]. Elle le fit sous l’escorte de M. d’Espaignet à qui elle devait plus tard rappeler ce souvenir en lui adressant son portrait moral en vers sous le titre de Peincture de mœurs :

Nostre abord commencea lorsque du grand Montaigne,
J’allay voir le tombeau, la fille et la compaigne :
Voyageant avex toy, qui menois de nouveau
Ta femme en leurs païs, ton antique berceau.

Ce séjour en Gascogne fut, pour Mademoiselle de Gournay, délicieux et reposant. Elle y vécut entourée de choses qui donnaient un sens à des souvenirs qu’elle aimait. Et du même coup elle laissait s’endormir un peu les soucis d’argent et les ennuis qui la tourmentaient à Paris. On se la représente volontiers, durant les quinze mois que dura sa visite, lisant les livres où son maître avait puisé les ornements de sa sagesse et parlant longuement d’elle-même à propos de lui avec la fille et la femme de Montaigne qui l’adoptèrent pleinement.

C’est de là que Marie de Gournay répond le 2 mai 1596 à la lettre de Lipse datée du 23 mai 1593. Sa douleur sincère éclate dans ces pages, mais elle exhale comme une odeur de vieilles larmes. Et l’on ne peut se défendre d’en vouloir un peu à la littérature qui altère les sentiments des natures les plus rares. Marie écrit : « Monsieur, comme les autres méconnaissent à cette heure mon visage, je crains que vous méconnaissiez mon style, tant ce malheur de la perte de mon père m’a transformée entièrement ! J’étais sa fille, je suis son sépulcre ; j’étais son second être, je suis ses cendres. Lui perdu, rien ne m’est resté ni de moi-même ni de la vie, sauf justement ce que la fortune a jugé qu’il en fallait réserver pour y attacher le sentiment de mon mal[19]. »

Cette longue lettre continue sur ce ton sans une défaillance. Mademoiselle de Gournay qui, comme le, dit Pasquier, n’avait voulu épouser que son honneur[20] a trouvé d’instinct le ton des grandes veuves, de celles qu’une intarissable abondance de larmes permet d’associer à la gloire de leurs maris.

Le 15 novembre 1596, Marie écrivit encore à Lipse pour accompagner l’envoi de trois exemplaires des Essais, un pour lui, les deux autres pour les plus fameuses imprimeries de Bâle et de Strasbourg. Elle lui annonce qu’elle en a envoyé un à Plantin[21]. Dans tous ces volumes, qu’elle a corrigés de sa main, elle a coupé les feuillets contenant sa longue préface et s’est contentée de dix lignes d’avertissement[22].

De Montaigne qu’elle quitta à regret, on le devine. Mademoiselle de Gournay gagna la Picardie où l’appelaient ses affaires toujours précaires, et de là elle se rendit à Anvers et à Bruxelles, pour affaires de librairie sans doute. Elle ne s’explique pas sur ce point, mais il est permis de le supposer avec une certaine vraisemblance. En Belgique, son amitié avec Lipse la servit grandement. On eut pour elle des attentions qui lui firent goûter toutes les joies de la célébrité. Elle s’en souvient lorsqu’elle écrit son apologie, où elle insiste longuement sur le cas que font d’elle les étrangers : « Je ne puis oublier, dit-elle, le logis qui me fut si courtoisement donné à Bruxelles, où quelques affaires m’acheminerent un jour, en la vertueuse maison du sieur Président Vanette : l’accueil, faveur, offices exquis, que je receus du sieur Proveedor Roberty, personnage qui sert dignement les Archiducs, et certainement plain de generosité, d’amour des Muses et de la vertu, pour soy-mesme et pour autrui : la reception et les festins, outre cela, d’un grand nombre de personnes de qualité et du Conseil, tant en la mesme Ville, qu’en celle d’Anvers, dont plusieurs François sont tesmoins : mes portraicts retenus et cheris en l’une et en l’autre : le tout sans aucune prealable cognoissance que j’eusse, de tous ceux qui me departoient ces courtoisies. »

À Bruxelles justement, Marie reçoit la dernière lettre de Lipse, une lettre triste où l’humaniste apparaît tourmenté par le mauvais pli des. affaires publiques[23]. Je ne pense pas, quoiqu’on l’ait dit[24], que Juste Lipse et Mademoiselle de Gournay se soient rencontrés en Belgique. « Glorioleuse » comme elle l’était, celle-ci n’aurait pas manqué de parler longuement de cette entrevue.

À cette époque, Marie de Gournay avait 32 ans. Son autobiographie datée de 1616 arrête sa vie à son retour de Montaigne. Pour qui voudrait en savoir plus long sur sa vie et sur son caractère, elle a, dit-elle, écrit un poème « qu’elle espere de faire imprimer, et lequel bien qu’il soit escrit par elle mesme, ne laissera pas d’estre croyable, car elle a tousjours fait insigne et particulière profession de verité[25]. » Ces vers sont amusants et pittoresques, mais son « Apologie » en prose nous renseigne beaucoup mieux sur sa façon de vivre et de penser. Dans cet écrit adressé à un prélat de ses amis, Marie proteste contre les racontars de ses ennemis. Elle tient beaucoup à avoir des ennemis, au fond elle n’a eu que des moqueurs, des « brocardeurs » qui ne la prenaient pas au sérieux. N’être pas « considérée », voir qu’on se refuse à discuter avec elle et qu’on est poli envers elle parce qu’elle est une dame, voilà la suprême injure. Mademoiselle de Gournay s’applique à démontrer que ses hautes études ne la détournent de rien de ce qu’une femme doit faire et savoir dans son ménage, et que l’économie domestique n’a pas de secrets pour elle. Avec son habituelle candeur elle fournit à ses adversaires d’admirables arguments. Sachons-lui gré d’avoir parlé d’elle-même avec une aussi inlassable complaisance, puisqu’elle va nous fournir les couleurs dont nous avons besoin pour parfaire son portrait.

Installée définitivement à Paris, la « fille d’alliance », comme l’appelait Balzac[26], comprit que ses revenus, sans cesse rognés par les guerres, ne lui permettraient pas de vivre à sa guise sans de hautes protections. C’est alors qu’elle imagine de se « faire visiter » par des personnes capables de parler d’elle au roi. Son idée est simple : dépenser ce qu’elle a pour attirer l’attention et obtenir ainsi des pensions supérieures à ce qu’aurait pu être sa rente. Il est permis de croire que Marie de Gournay n’a trouvé cette justification que pour faire face au reproche de gaspillage dont on la houspillait. Elle soutient encore que les puissants s’honorent en secourant les gens de lettres et qu’ils ne font que leur devoir. Elle dit : « Partant je vis, que quelque mesnage que je fisse, il falloit tousjours pour les causes nottées icy dessus, que mon bien tombast en ruïne, si je n’eusse voulu vivre fort vilement. Et la resolution de vivre en telle sorte, estant de tres-difficile digestion aux personnes nourries d’un air honnorable, notamment jeunes gens, qui ne sçavent pas encore, combien le monde et son applaudissement qui suit cest air, sont deux frivoles visions ; je me resoudis de moyenner à mon pouvoir, que mon mesme bien tombant en ceste ruïne quelque année plustost, fust en chemin d’y tomber moins misérablement : cela s’appelle avec espoir de ressource. Je pensay donc, de me faire visiter, par quelque despense honneste et mesnagere ensemble, autant que le necessiteux peut mesnager, et par la visite recognoistre à ceux qui s’approchent des Majestez, afin qu’ils leur peussent tesmoigner, que je meritois dignement le pain de leur main : soit par ma personne, soit pour estre ruinée soubs la consequence de leurs affaires. »

Grâce à ces manœuvres et sans doute aussi grâce à son mérite, Marie de Gournay réussit à avoir sa part des libéralités royales. Si elle répond si vertement aux « parleurs », c’est que « n’ayant espoir de secours en ses besoins que par les roys » elle doit veiller à sa réputation et cultiver la bonne opinion qu’ont d’elle les « gens d’honneur » et les « Majestés ». C’est seulement parce que les mauvaises langues peuvent lui faire perdre les secours du prince qu’elle prend la peine de les démentir. « Car, dit-elle, sans ceste cuysante suitte ; quelque effort de mon courage me deffendroit au moins par desdain, de m’amuser à respondre à ces bavasseries. » On l’accuse d’avoir de beaux meubles, de tenir table et de s’offrir le luxe de deux demoiselles. Marie réplique qu’une fois elle a pris à ses gages une fille de cette condition avec celle qui lui était ordinaire et nécessaire, mais c’était parce qu’elle jouait du luth et qu’elle avait besoin de musique pour charmer une tristesse importune. Elle confesse aussi avoir eu parfois deux laquais, c’était trop d’un, mais cependant elle les occupait bien tous les deux. Jamais elle n’a couché que dans un lit de laine et n’a point fait de vaines dépenses de vivres ni de meubles. Tout ce qu’elle accorde à ses calomniateurs, c’est d’avoir perdu 500 écus pour avoir été « trop confiante en autruy » et 500 autres par « vanité de jeunesse ». À ceux qui lui reprochaient son carrosse, Marie de Gournay répond avec une colère légitime qu’elle y avait droit par sa naissance et qu’étant donné l’état des rues de Paris elle ne pouvait s’en passer. Elle s’exprime ainsi : « Pour le regard du carrosse que j’avois, cela est nay avec les femmes de ma qualité, toute simple que je l’aye recogneuë : ouy mesmes totalement nécessaire par la longueur et saleté du pavé de Paris : notamment si elles portent toute la charge d’une succession paternelle sur les bras comme moy. Puis l’exemple general et tyrannique du siecle, rend la honte du manquement d’un carrosse si grande, qu’il n’est pas permis à celles qui veulent vivre avec quelque bien-seance du monde, de consulter s’il couste trop ou non[27]. »

Enfin, vaincue par le dégoût que lui inspire une telle conduite. Mademoiselle de Gournay lance une violente imprécation contre ces « dames jadis belles » qui, pour entretenir les grands, enfilent des contes sur son « apparat pretendu » pour lui nuire en haut lieu. Et la voix de la vieille fille de lettres se fait aigre pour parler de ces femmes qui pour fonder leur apparat, comme elle dit, n’ont pas attendu pareille nécessité que la sienne « et qui n’ont pas craint d’accepter des hommes, vilainement requis, le bien qu’elle a parfois refusé des femmes, dignement offert, pour faire chose encore plus digne en le reservant à leur propre besoin[28]. »

Et ce n’est pas tout. Des malins se sont amusés à vouloir la faire passer pour sorcière parce qu’elle s’est un temps occupée d’alchimie. Elle ne le nie pas. Au contraire, elle déclare que c’est folie de nommer folle une chose occulte au sujet de laquelle on ne doit rien affirmer ni nier. D’ailleurs, la curiosité est une vertu et il ne faut jamais empêcher l’intellect de s’appliquer à une belle spéculation de nature. Cependant il faut prendre deux précautions : d’abord se garder des grosses dépenses afin de ne pas risquer l’assuré pour l’incertain ni le présent pour le futur, et puis ne point se laisser prendre à l’espérance de millions de millions. Car si le fruit véritable de l’alchimie était la production infinie de l’or et de l’argent, ces métaux deviendraient vils et sans prix. Le bénéfice de cet art, si bénéfice il y a, ne peut être que modéré. Par conséquent l’alchimie de Mademoiselle de Gournay n’est pas celle du vulgaire : elle la pratique sous toutes réserves et sans excès. Le mauvais état de sa fortune a fait croire qu’elle s’y ruinait. Quelle erreur ! Elle cherchait au contraire dans la pratique de l’art un remède au désordre de sa cassette. Sa première année d’exercices lui a coûté « quelque somme non méprisable », mais l’argent qu’elle y a employé lui venait de ses travaux et non pas de son patrimoine. Pendant les sept années qui suivirent, elle a dépensé de cent à cent vingt écus par an pour ses fourneaux, et depuis, l’alchimie ne lui coûte plus que deux ou trois écus par an parce que les maîtres verriers lui prêtent leur feu. D’ailleurs elle a fait d’obstinées économies en l’entretien de sa personne pour retrouver les sommes dépensées pour son apprentissage, afin de pouvoir dire que l’alchimie ne lui coûtait rien. À ceux qui se moquent de sa constance, Marie de Gournay répond que c’est avoir l’esprit bien court que de ne voir dans l’alchimie que l’espoir de l’or. Pourquoi s’impatienter ? On attend bien une année pour qu’un épi mûrisse. « Outre, dit-elle, que si mesmes je n’esperois nul succès en l’œuvre, comme je ne puis désormais faire après ce longtemps écoulé sans fruict, je ne lairrois pas de travailler : pour voir soubs les degrez d’une très-belle décoction, ce que deviendra la matière que je tiens sur le feu : curiosité naturelle et saine. »

Forte de ses amitiés, fière de ses parentés électives et consciente de sa propre valeur. Mademoiselle de Gournay se jeta courageusement dans la mêlée littéraire et s’égara même par instants dans la politique[29]. Elle se battit en véritable amazone, toujours à découvert, polémisant avec ardeur et sans mesure. Fidèle à la tactique de son sexe, elle prend ses affections pour des preuves et ses sympathies pour des arguments. Rebelle à ce qui limite son bon plaisir, elle s’attaque à tous les problèmes et discute avec le premier venu. Mal lui en prit souvent, mais elle se consolait des rebuffades et des attaques par la robustesse de ses convictions. Dévouée à Ronsard presqu’autant qu’à Montaigne, elle s’institua champion et défenseur de la Pléiade contre Malherbe et son école. Elle réclamait hautement le droit de rester fidèle à la poétique de Ronsard et de ne rien abandonner du vieux vocabulaire. Elle prétendait d’ailleurs aussi rester libre de créer les mots ou les expressions qui lui seraient nécessaires. La tyrannie de l’usage populaire de Paris comme celle de la bonne société lui semblaient également intolérables. À quoi bon appauvrir une langue qui a fait ses preuves puisqu’elle a produit des écrivains tels que Montaigne et Ronsard qui sont inimitables et qui le resteront ? Cramponnée à l’œuvre de ses grands hommes, Marie de Gournay assista au triomphe de ses adversaires et à l’épanouissement du purisme. Elle expose ses idées dans sa « deffense de la poësie et du langage des poètes », dans ses traités consacrés à « la version des poètes antiques, ou des métaphores », au « langage françois », aux « rymes », aux « diminutifs françois » comme dans son examen détaillé « de la façon d’escrire de messieurs Du Perron » et Bertaut et dans sa « lettre sur l’art de traduire les orateurs » . Parfois son amour du passé lui inspire de violentes apostrophes contre les novateurs. Irréconciliable ennemie de l’écorcheuse académie[30], « elle avoit, dit Sorel, des emportemens horribles quand elle parloit des gens de la nouvelle bande, ou de la nouvelle caballe[31]. » Elle se vante d’ailleurs de ne point observer ce nouveau langage, qui fait tant de bruit, et d’employer tous les mots qu’il défend si ses grands auteurs en ont usé. Elle déclare aussi qu’elle veut écrire, rimer et raisonner de toute sa puissance à la mode de Ronsard[32], de Du Bellay et de Desportes, et aussi à celle de Du Perron et de Bertaut qu’elle reproche à la « nouvelle bande » d’avoir feint d’approuver de leur vivant pour tomber sur eux « a son de trompe et profession ouverte apres leur mort. » Pour Marie de Gournay, les nouveaux vont de l’avant « comme gens qui n’ont exemple ferme, ny visée ou butte expresse. » Ennemie des malherbisants, elle n’épargne pas davantage les précieuses au nombre desquelles on l’a rangée à tort. À quoi bon « gehenner son stile, pour suivre le train des donselles à bouche sucrée » puisqu’elles-mêmes acceptent « soit en l’oraison soluë, soit en la poésie, infinies choses qu’elles ne disent pas » ? Quand elle entend prétendre que la rime ne doit pas seulement suffire à l’oreille mais encore contenter les yeux, Marie n’y tient plus et sa colère grave se change en un éclat de rire : « Veut-on rien de plus plaisant, s’écrie-t-elle, veut-on mieux deffendre de poetiser en commandant de rymer ? Car comment seroit-il possible que la poesie volast au ciel, son but, avec telle rongneure d’aisles, et qui plus est éclopement et brisement : puisqu’il est vray qu’on ne peut substituer nulles meilleures rymes en la place de ces premières, action, passion, pansion, ny si bonnes en celle de ces dernières, le blasme, l’ame et la flamme ? Faut-il pas dire aussi qu’ils ont, non bonne oreille, mais bonne veuë pour rymer : dont il arrive, qu’il nous faille un de ces jours escrire des talons, et dancer des ongles ? »

Les puristes ne sont pas mieux traités que les rimeurs. Mademoiselle de Gournay n’a pas de mots assez forts pour les flétrir. Elle sourit de ces gens qui corrigent les Essais et qui blâment leur auteur d’avoir fait usage de la langue entière tandis qu’eux n’en admettent que la moitié. Quelle petitesse que de reprocher à Montaigne trois gasconismes volontaires, quelques mots hardis ou vieux, un latinisme, un terme de palais ! Quelle sottise que de prétendre corriger l’usage par la grammaire ! Et qu’importe-t-il de savoir s’il faut dire « ma grande mère » puisqu’on dit « ma grand’mère. » Aux discours de tous ces pédants, la vieille fille s’impatiente : « A quoy sommes-nous plus bons, dit-elle, s’il nous eschape en songeant un mesme, pour un mesmes, ou un commence, pour un commences ? on nous attend-là de par tous les Dieux, on y guette la victoire et le triomphe sur nous : à l’imitation des petits enfans, qui par jeu complotté font dire à leurs compagnons : petit plat, petit plat : afin que s’il arrive à la langue de celuy qui parle, de fourcher, en prononçant, plit plat, il soit salüé d’une longue huée, avec la perte de l’espingle qu’il a consignée pour enjeu. Et le bon est, qu’observer à leur mode toute ceste chicane de la langue, s’appelle bien parler et bien escrire, s’il les en faut croire. »

Les mères donnent le jour à leurs enfants et les allaitent, mais ce sont fort souvent les vieilles filles qui les élèvent. Marie de Gournay, célibataire par vocation, se devait à elle-même d’écrire des traités de pédagogie bourrés de conseils généreux et d’avis qui empruntent à leur caractère théorique une unité tout à fait démonstrative. Pour célébrer l’union de Henri IV avec Marie de Médicis, la fille d’alliance de Montaigne composa un traité « De l’éducation des enfants de France ». Dans cet ouvrage, elle propose aux nouveaux mariés de s’occuper du choix d’un précepteur pour leurs futurs enfants et elle déplore la mort de son second père qui aurait été l’éducateur princier accompli. Quand les princes furent nés, elle leur envoya sa « Naissance des enfans de France » où elle prédit l’avenir et donne aux nouveau-nés des encouragements et des exhortations. Du doigt elle leur indique les Turcs à combattre, la gloire à conquérir et les vertus dont l’exercice assurerait le bonheur à leurs sujets. Plus tard, elle écrit encore une « Institution du prince » en deux parties. Elle lui recommande de méditer les trois conditions posées par Plutarque à l’homme qui veut atteindre à la perfection : « la nature, l’enseignement et l’exercitation ». Elle l’exhorte encore à garder la foi en Dieu qui consiste en deux points : l’antique religion et l’équité de la vie.

Dans un billet adressé à son ami Chapelain, Balzac l’épistolier se plaint de la lenteur que Mademoiselle de Gournay met à mourir et, impatienté, il s’écrie : « Je vous jure qu’on m’avoit asseuré qu’elle estoit morte, outre que la dernière fois qu’elle m’escrivist elle me mandoit que c’estoit pour la dernière fois, et qu’elle ne pensoit pas avoir le loysir d’attendre ma response en ce monde. Je la tenois femme de parolle et me l’imaginois desjà habitante des champs-élysées ; car, comme vous sçavés, elle ne connoist point le sein d’Abraham, et n’eust jamais grande passion pour le Paradis. »

Balzac se trompait. Non seulement Mademoiselle de Gournay était chrétienne, mais encore elle s’occupait volontiers de théologie, et s’intéressait à la conversion des infidèles. Elle admirait saint François de Sales, méditait ses œuvres et lui écrivait. Elle louait aussi la charité et l’abnégation des Pères de la Compagnie de Jésus. Marie intitule « Advis à quelques gens d’église » une dissertation où elle rappelle aux prêtres leurs devoirs ; les pratiques d’humilité et de continence doivent chasser la sensualité et la vanité qui triomphent trop souvent dans l’Église. La confession n’est plus ce qu’elle doit être. Il faut qu’on s’efforce de lui rendre sa véritable signification et qu’elle soit un instrument de purification et non une excuse et comme un encouragement au péché.

Dans un opuscule fort rare qui a pour titre « Adieu de l’ame du roy de France et de Navarre Henry le Grand à la Royne », Mademoiselle de Gournay, très émue, défend avec chaleur les Jésuites qu’on a voulu rendre responsables de l’odieux régicide. Son zèle pour le salut des âmes éclate dans ces lignes : « Le commun du monde, dit-elle, fait à son advis le subtil, d’aller discourant sur ce, qu’outre la capacité naguère mentionnée des Jesuites, qui chatouille tant ces soupçons, il voïd ces esprits actifs, afferez et fervens et qu’on rencontre par tout et parmy toutes sortes de personnes, basses et hautes. Il void bien que leur mestier, qui se nomme Le salut de nos ames, les doibt porter en autant de lieux qu’elles se trouvent : mais il ne peut pas neantmoins croire qu’ils prennent tant de fatigue à se mesler avec elles, pour la seule charité de les sauver. Trouvant cette vertu là morte en luy-mesme, il faut qu’il devine, que l’avarice ou l’ambition pousse ces bonnes gens dans la foule. » Et Marie de Gournay affirme que c’est son devoir de chrétienne et de patriote qui la pousse à défendre les Jésuites. En effet, ils sont utiles à la France par la prédication, la nourriture des enfants et la forte guerre spirituelle qu’ils font aux hérétiques. Sans parler des conquêtes si pénibles qu’ils accomplissent au Japon, aux frontières de la Chine, dans le pays de Goa et dans le Calicut, où ils ont arraché plusieurs millions d’âmes des griffes de Satan.

La mort de Henri IV a été pour Mademoiselle de Gournay un effondrement. Justement elle était arrivée à se faire apprécier par lui et elle fondait sur cette haute protection les plus légitimes espérances. « L’adieu de l’âme du roi à la reine » est tout plein de regrets généraux et particuliers. Elle y plaide la cause des Jésuites et de la vraie foi, mais, comme dans tous ses écrits, elle ne s’oublie pas. Avec de respectueuses réticences et de prudents détours, elle conseille à Marie de Médicis d’honorer ceux que le feu roi regardait avec bienveillance. Ne serait-ce pas en effet immortaliser Henri IV que de prolonger ainsi son influence et sa volonté par delà le tombeau ? Elle rappelle avec discrétion comment le roi l’a distinguée et quelle preuve de bon sens et d’indépendance il a donnée en l’appréciant en dépit de ces « fredaines de parleries » par lesquelles les diseurs de la cour cherchaient à lui nuire : « Soit que ma faute en fust cause, ou celle d’autruy, dit Marie, l’on m’avoit depeincte à luy de vieille et fraîche datte, soubs la figure d’un animal assez sauvage, pour faire peur aux petits enfans. Et bien qu’il soit très-rare aux cours et parmy les grands, de corriger des preventions, il se mocqua de tels contes dès qu’il m’eust veuë ; comme plus difficile à mener par le nez, que ne sont ordinairement les personnes de sa qualité[33]. » Mademoiselle de Gournay espère que la reine voudra bien la voir d’un aussi bon œil que le roi qui dès leur première entrevue lui ordonna de se montrer souvent à la cour.

« L’exclamation sur l’assassinat déplorable de l’année mil six cens dix » et la « prière pour l’ame du roy » témoignent comme « l’adieu » de la reconnaissance que la fille d’alliance de Montaigne avait vouée à Henri IV. Malgré la guerre au couteau que Marie faisait aux courtisans, elle usait comme eux de la flatterie, mais elle la maniait avec un mélange de sincérité et d’exagération tout à fait amusant[34]. Peut-être être ce dévouement naïvement intéressé frappe-t-il plus chez elle à cause de la longueur démesurée de sa vie qui lui permit d’espérer des secours de tant de souverains, de glorifier tant de reines, d’aduler tant de ministres. Elle vécut en un temps de tempêtes et de luttes acharnées où les règnes duraient peu ; née sous Charles IX, elle est morte sous Louis XIV. Ses dédicaces nous font connaître ses protecteurs officiels et ses protecteurs officieux : Marie de Médicis, le maréchal de Bassompierre, Anne d’Autriche, Richelieu s’occupent d’elle pour lui servir des pensions ou pour l’aider à les obtenir.

Comme poète, Marie de Gournay a mis en vers français plusieurs livres de Virgile, elle a encore traduit Ovide, Salluste et Tacite[35]. Comme éditeur, sans parler des Essais, elle a publié des vers de Ronsard d’après un manuscrit de son invention. Cet acte qui, on l’a dit, constitue une véritable supercherie littéraire[36] lui a été dicté par sa piété envers le grand poète. Elle a cru bonnement qu’en rajeunissant de son propre chef et sans l’avouer les vers de son maître en poésie, elle lutterait contre l’injuste oubli où elle voyait tomber son œuvre. Mais elle a confié son projet à Colletet qui s’est révolté et qui, poussé par une très légitime indignation, a dévoilé ce bizarre procédé de sauvegarder la réputation d’un mort[37].

Les petits vers de Mademoiselle de Gournay sont mauvais. Quelques quatrains sur Jeanne d’Arc, quelques strophes adressées à Léonor de Montaigne, sa sœur d’alliance à qui tout le recueil intitulé « Bouquet de Pynde, composé de fleurs diverses » est dédié, méritent seuls l’attention. Marie a rimé beaucoup de petits vers pour ses amis, pour ses mécènes, pour sa chatte Donzelle et pour Minette aussi. Tout ceci prêtait au ridicule, et la vieille fille a sans doute été seule à s’étonner de voir la jeunesse dorée et la jeunesse cruelle de son temps s’amuser largement à ses dépens.

La fille d’alliance de Montaigne, on pouvait s’y attendre, voulut elle aussi faire des Essais. Autour d’un fait ou d’une idée qui lui sont familiers, elle accumule tous les exemples que lui fournissent ses lectures, tous les souvenirs que conservait sa mémoire précise. Là, comme dans toute son œuvre, nous retrouvons ses préoccupations dominantes. Elle ne se lasse pas de poursuivre les médisants, les brocardeurs, les faux dévots, elle se demande si la vengeance est licite, elle constate une antipathie des âmes basses et hautes et que les grands esprits et les gens de bien s’entrecherchent. Elle examine aussi les vertus vicieuses, les raisons de la « néantise » de la commune vaillance de ce temps. Elle remarque que l’intégrité suit la vraye suffisance. Elle stigmatise l’impertinente amitié et les sottes ou présomptives finesses. Enfin elle a consacré à la défense de son sexe deux petits traités le « Grief des dames » et l’ « Egalité des hommes et des femmes » auxquels il convient de faire une place à part dans son œuvre.

Les essais de Mademoiselle de Gournay ont été écrits sous l’influence directe de Montaigne. Son style et sa pensée sont comme des échos de la pensée et du style de Montaigne. Elle cherche l’expression primesautière et pittoresque et, toutes les fois que la passion l’emporte, elle la trouve. Fidèle aux principes de son second père, la fille d’alliance s’est prise comme type d’humanité et comme, à son regret caché, elle était femme, elle s’est considérée comme le représentant caractéristique de son sexe. Or quand on se prend pour type, il faut avoir le jugement très ferme pour ne pas se donner comme modèle à ceux pour qui l’on se décrit. Sur ces deux points Marie de Gournay s’écarte de son maître qui faisait, on le sait, peu de cas des femmes, et qui s’observait sans prétendre d’ailleurs s’imposer aux autres.

Les passionnés et les sincères ont toujours été une proie facile pour les moqueurs. Bas-bleu, féministe, éprise de ses chats, polémiste imprudente, amie des missionnaires, Marie n’avait même pas, pour se défendre, la beauté qui fait que les hommes pardonnent parfois aux femmes d’aimer ce qu’ils n’aiment pas. Son ami le cardinal Du Perron répondait à ceux qui l’interrogeaient sur la vertu de la demoiselle, qu’il suffisait de la regarder pour en être convaincu[38]. On s’acharne contre elle dans « le Remerciment des Beurrieres de Paris »[39], à cause de sa défense des Jésuites. Saint-Amant la couvre de vers grossiers[40]. Saint-Évremond la raille doucement dans ses « Academistes » sur sa passion pour les vieux mots. Ménage en a fait autant dans « la Requête des dictionnaires ». Elle figure aussi parmi les personnages du « Rôle des présentations aux grands jours de l’éloquence française », et sous le nom de Géminie elle paraît dans « le Cercle des femmes sçavantes » de M. de la Forge. Gaillard lui donne un rôle grotesque dans « la furieuse monomachie de Gaillard et de Bracquemard[41]. » Sorel se sert pour son « Histoire comique de Francion » de farces qu’on a jouées à la pauvre vieille, et l’incomparable Tallemant raconte comment les « pestes »[42] s’y prenaient pour la faire enrager. L’histoire des trois Racans est devenue classique. Il est tout à fait impossible de parler de Mademoiselle de Gournay, sans donner la parole au savoureux auteur des « Historiettes » .

Voici en quels termes il rapporte l’entrevue de Marie avec le grand cardinal et comment celui-ci lui donna une pension :

« Boisrobert la mena au cardinal de Richelieu, qui lui fit un compliment tout de vieux mots qu’il avait pris dans son Ombre. Elle vit bien que le cardinal vouloit rire. « Vous riez de la pauvre vieille, lui dit-elle. Mais riez, grand génie, riez ; il faut que tout le monde contribue à votre divertissement. » Le cardinal, surpris de la présence d’esprit de cette vieille fille, lui en demanda pardon, et dit à Boisrobert : « Il faut faire quelque chose pour Mademoiselle de Gournay. Je lui donne deux cents écus de pension. – Mais elle a des domestiques, dit Boisrobert. – Et quels ? reprit le cardinal. – Mademoiselle Jamin, répliqua Boisrobert, bâtarde d’Amadis Jamin, page de Ronsard. – Je lui donne cinquante livres par an, dit le cardinal. – Il y a encore madame Piaillon, ajouta Boisrobert ; c’est sa chatte. – Je lui donne vingt livres de pension, répondit l’Eminentissime, à condition qu’elle aura des trippes. – Mais, Monseigneur, elle a chatonné », dit Boisrobert. Le cardinal ajoute encore une pistole pour les chatons[43] ».

Mademoiselle de Gournay recevait, et comme sa table était médiocre, certaine épigramme sur un « poulet-d’inde dur au disner d’un poëte » semble l’indiquer, il faut que sa conversation vivante et nourrie ait eu beaucoup de charme[44]. L’abbé de Marolles, qui habita la même maison qu’elle, appréciait la vieille savante. Chapelain, qu’elle accablait de questions, la trouvait gênante, mais la ménageait cependant et allait la voir avec le vif espoir, il est vrai, de ne pas la rencontrer[45]. Balzac lui écrivait d’élégantes méchancetés trop fortes pour elle et qui la flattaient évidemment[46]. Elle légua son Ronsard à l’Estoile, ce qui était une preuve de haute estime. Richelieu s’amusait de son esprit. Boisrobert se montrait à son égard prévenant et plein de sympathique indulgence[47], sans cependant renoncer à se moquer d’elle derrière son dos. Racan la taquinait volontiers sur sa poésie. Il lui reprochait surtout de ne pas aiguiser ses épigrammes qui manquaient de pointe. Les « Menagiana » content à ce sujet une plaisante histoire : « Racan alla voir un jour Mademoiselle de Gournay qui luy fit voir des épigrammes qu’elle avoit faites, et luy en demanda son sentiment. M. de Racan luy dit qu’il n’y avoit rien de bon, et qu’elles n’avoient pas de pointe. Mademoiselle de Gournay luy dit, qu’il ne falloit pas prendre garde à cela, que c’étoient des epigrammes à la grecque. Ils allèrent ensuite dîner ensemble chez M. de Lorme, médecin des eaux de Bourbon. M. de Lorme leur aïant fait servir un potage qui n’étoit pas fort bon. Mademoiselle de Gournay se tourna du côté de M. de Racan, et luy dit : Monsieur, voilà une méchante soupe. Mademoiselle, repartit M. de Racan, c’est une soupe à la grecque »[48].

À l’étranger, Marie de Gournay avait des admirateurs dont elle a parlé avec fierté. Juste Lipse et Erycius Puteanus[49] en Flandres, Capaccio et Pinto en Italie[50], Anne-Marie de Schurman en Hollande, et en Angleterre le roi Jacques lui-même, qui parlait d’elle avec l’ambassadeur de France et s’estimait heureux de posséder un écrit de sa main[51].

On pouvait sourire des manies de Marie, on pouvait tourner en ridicule sa profonde affection pour ses chattes Donzelle, Minette et sa mie Piaillon[52], on pouvait comme Puteanus s’écrier avec impatience : « Cette fille se donne-t-elle assez l’air d’un homme ! » mais au fond elle inspirait à tous une estime véritable et un certain respect. Tallemant qui est moins injuste et moins mauvaise langue qu’on ne l’a dit, lui accordait quelque générosité et quelque force d’âme. « Pour peu qu’on l’eût obligée, écrit-il, elle ne l’oublioit jamais. » Sorel, toujours judicieux, a porté sur Mademoiselle de Gournay un jugement qui résume exactement l’opinion de tous ceux qui l’ont fréquentée et qui, sous ses multiples ridicules, ont su comprendre sa véritable nature. Dans sa « Bibliothèque françoise », il encourage ses lecteurs à lire les œuvres de la vieille demoiselle et à ne pas se laisser rebuter par l’emploi qu’elle fait de termes hors d’usage ; il les engage à penser au sens plutôt qu’aux paroles. « Ils connoistront, dit-il, combien cette illustre fille avoit l’esprit ferme et généreux, et comment elle jugeoit sainement des choses. » Et, dans son précieux ouvrage sur « la connoissance des bons livres », le même auteur ajoute : « Au-dessus de son sçavoir, je voudrois mettre encore sa générosité, sa bonté et ses autres vertus qui n’avoient point leurs pareilles[53]. »

Les papiers et les livres de Mademoiselle de Gournay passèrent après sa mort aux mains de La Mothe le Vayer qui fut son ami fidèle et qu’elle chargea d’exécuter son testament. Sa volumineuse correspondance présentait le plus vif intérêt, si l’on en croit Naudé qui fut admis à la consulter. Hilarion de Coste[54] nous apprend qu’il y avait là des lettres de tous les personnages connus avec qui la demoiselle de Gournay avait échangé des compliments, des vues ou des renseignements. Il cite parmi ces correspondants des cardinaux, des évêques, des princes, des poètes, des magistrats, des savants et des guerriers. Du Perron, Bentivoglio, Richelieu, François de Sales, Henry-Louis de Chasteigner, Godeau, Charles Ier, duc de Mantoue, Louis de Valois, comte d’Alais, le duc de Biron, le président Janin, Juste Lipse, Erycius Puteanus, Balzac, Maynard, Daniel Heinsius et beaucoup d’autres avaient écrit à la fille d’alliance de Montaigne pour l’assurer de leur protection, de leur admiration ou simplement de leur amitié.

La véritable originalité de Mademoiselle de Gournay est d’avoir à tout propos défendu la femme et les femmes contre l’injuste dédain des hommes. Qu’elle l’ait fait beaucoup pour elle-même, c’est certain, mais elle ne l’a pas fait pour elle seulement, ses rapports avec Anne-Marie de Schurman et son admiration pour cette érudite et modeste fille suffiraient à le prouver[55].

Marie de Gournay a traité avec une chaleur persuasive un sujet qui ne prêtait qu’à rire et qui de son temps déjà avait défrayé d’innombrables satires. Attaquer les femmes, faire l’éloge de leur mérite ou de leur beauté, ce sont là des lieux communs dont la littérature française offre de nombreux exemples[56]. Ces sujets ont été à la mode bien avant l’époque de Marie de Gournay. Seulement, quand on blâmait les femmes, c’était au bénéfice des hommes, et lorsqu’au contraire on les louait, l’intention d’écraser le sexe fort de leur supériorité était évidente. Au fond de toutes ces querelles il y avait des rancunes ou des sympathies, rien de plus. Mademoiselle de Gournay procède tout autrement, sa thèse est simple : pour elle, l’homme et la femme sont des créatures équivalentes. Tous deux sont nécessaires à la propagation de l’espèce et par conséquent aucun des deux ne doit l’emporter sur l’autre. La seule différence qui puisse s’établir entre les hommes est une différence d’intelligence et de culture. La femme a, comme l’homme, le droit de penser. Elle a le droit d’acquérir cette habitude de l’application au travail que donne l’étude, et cette souplesse d’esprit que les hommes n’ont pas voulu lui laisser prendre. Chaque sexe a ses attributions, mais ils peuvent se rencontrer et se mesurer dans le domaine intellectuel. Si l’homme déraisonne, on doit, en dépit de sa barbe, lui tourner le dos ; si la femme, elle, a du bon sens et de bonnes pensées, il faut en tenir compte. Et, sans donner a priori l’avantage à l’un ni à l’autre, il convient d’accorder aux femmes le bénéfice de l’égalité. Cette façon de voir, en un temps où la majorité des honnêtes gens pensait ce que Molière devait exprimer plus tard dans les Femmes savantes, indique une réelle indépendance de jugement et un grand courage. S’exposer au ridicule, lui tenir tête et même conquérir l’estime de ses adversaires, c’est ce qu’a su faire Mademoiselle de Gournay, et certes cela n’était pas facile. Cet effort, pas plus que la campagne de la fille d’alliance de Montaigne en faveur de la vieille langue, n’a eu de résultats pratiques, mais il n’en est pas moins intéressant pour cela. Il est tout à fait curieux de constater que les critiques qui se sont occupés de Marie de Gournay n’ont pas fait de ses traités en faveur des femmes et des nombreuses déclarations de féminisme qui émaillent ses ouvrages, le cas qu’il en fallait faire[57].

Dans un examen de ses œuvres intitulé Discours sur ce livre et que Marie de Gournay a mis en tête de ses Advis ou presens de 1641, elle parle en passant du Grief des dames qu’elle estime être « de trop courte estenduë pour le daigner alleguer ». Par contre, elle consacre un paragraphe tout entier l’Égalité : « J’oubliois, dit-elle, l’Egalité, qu’il faut soubmettre à la touche par ce que peuvent valoir ses raisons et ses pensées, fortes ou feibles qu’elles soient, et puis apres, par la considération de son dessein. Sçavoir si ce nouveau biais qu’elle prend et qui la rend originale, est bon pour relever le lustre et pour vérifier les privileges des Dames, opprimez par la tyrannie des hommes. J’entends, s’il est meilleur, de les combattre plustost par eux-mesmes, c’est-à-dire par les sentences des plus illustres Esprits de leur sexe prophanes et saincts, et par l’authorité mesme de Dieu ; que si je rendois ces adversaires là, hardis à tascher d’affeiblir mes preuves pour ce regard, en m’amusant à leur livrer un combat d’exemples et d’argumens, à l’imitation de ceux qui se sont portez à une telle entreprise avant que je m’en sois meslée. Il sera bon de regarder après quel rang ce Traitté doit tenir en gros par comparaison, entre ceux qui regardent ce mesme but de l’honneur et de la deffence des Dames. »

L’idée de présenter une défense des femmes dont tous les éléments seraient empruntés à des hommes était heureuse. L’argument théologique a moins de poids, d’abord parce qu’il a souvent servi, et ensuite parce que Mademoiselle de Gournay le manie avec une désinvolture surprenante qui lui suggère des idées tout à fait saugrenues : comme par exemple la raison qu’elle donne pour expliquer que Jésus devait être homme « par nécessaire bien-sceance, ne se pouvant pas sans scandale, mesler jeune et à toutes les heures du jour et de la nuict parmy les presses, aux fins de convertir, secourir et sauver le genre humain, s’il eust esté du sexe des femmes : notamment en face de la malignité des Juifs. »

Dans le Grief des dames, Marie de Gournay s’adresse surtout aux hommes de lettres infatués de leur sexe et qui s’en targuent pour échapper aux raisonnements et aux objections des femmes. Elle y donne librement carrière à la colère que la conduite des courtisans et des lettrés à son égard a amassée en elle. À plusieurs reprises, elle avait déjà effleuré ce sujet ailleurs, notamment dans la première grande préface qu’elle mit aux Essais de Montaigne, et dans sa propre Apologie. C’est dans ce dernier ouvrage qu’elle trace, la rage au cœur, le portrait de la femme de lettres telle que la conçoivent ses contemporains. « Est-il au demeurant butte particuliere à caquets, s’écrie-t-elle indignée, comme la condition des amateurs de science en nostre climat, s’ils ne sont d’Eglise ou de robe longue ? Climat auquel rien n’est sot ny ridicule, apres la pauvreté, comme d’estre clair-voyant et sçavant : combien plus d’estre clair-voyante et sçavante, ou d’avoir simplement ainsi que moy, désiré de se rendre telle ? Parmy nostre vulgaire, on fagotte à fantaisie en general et sans exception, l’image d’une femme lettrée : c’est-à-dire, on compose d’elle une fricassée d’extravagances et de chimères : quelle que ce soit après celle de ce nom, qui se présente, et pour contraire à cela que sa forme s’exprime aux yeux des regardans, ils ne la comprennent en façon quelconque : et ne la voit-on plus, qu’avec des présomptions injurieuses, et soubs la forme de cet épouventail. C’est merveille des belles choses, qu’on luy fait dire et faire en dormant : tous les saincts de la kyrielle ne firent oncques tant de miracles, que ceste pauvre créature, vraye martyre en la bouche des foux : j’entends si de fortune elle n’est plus forte que ses tesmoins. »

Pour l’Egalité des hommes et des femmes, j’ai suivi scrupuleusement l’édition de 1622. Mais il m’a semblé utile de donner toutes les variantes que présente ce texte dans les éditions de 1626, 1634 et 1641, parce que Marie de Gournay remaniait sans cesse ses ouvrages et qu’on peut ainsi se rendre compte des changements de langue, d’orthographe et de fond que l’auteur a cru devoir apporter à son œuvre pour lui permettre de mieux résister à l’oubli[58]. J’ai fait de même pour le Grief des dames paru en 1626, remanié en 1634 et en 1641. J’indique les éditions par des astérisques et j’ai préféré réunir toutes les variantes à la suite des traités pour ne pas gêner le lecteur qui pourra ainsi mieux goûter la naïveté et parfois aussi la finesse du premier jet.

J’aurais pu accumuler les notes à plaisir, mais j’ai cru plus sage de m’en tenir au strict nécessaire pour ne pas hérisser de difficultés une lecture qui, je l’espère, amusera quelques curieux et rappellera à ceux qui Font oubliée la figure si piquante de la vieille demoiselle de Gournay. Elle a donné trois preuves de bon sens qui suffiraient à lui assurer la sympathie d’un lecteur attentif et impartial : elle a été dévouée à la mémoire de Montaigne ; elle a admiré Ronsard ; elle a eu son avis sur toutes sortes de questions et, en dépit de sa jupe, elle a su le dire hautement[59].

  1. On l’appelle souvent Marie Le Jars, mais elle-même écrit toujours de Jars.
  2. En effet, Marie de Gournay enveloppe à plaisir la date de sa naissance d’un nuage de termes vagues. Son père la laissa « petite orpheline ». Sa mère « luy dura jusques à pres de vingt cinq ans ». « Environ les dix-huict ou dix-neuf ans cette fille leut les Essais », dit-elle en parlant d’elle-même. « Deux ou trois ans » après elle eut la fausse nouvelle de la mort de Montaigne. Le portrait qu’elle a fait mettre en tête de la dernière édition de ses œuvres, publiée en 1641, la représente âgée de trente ans et n’est pas daté. Je pourrais multiplier les exemples.
  3. Dans des vers adressés à son amie Catherine de Cypierre nous trouvons les mêmes expressions :
    La moyenne hauteur borne nos deux corsages.
    Nos deux esprits sont ronds et ronds nos deux visages.
  4. « On estoit prest à me donner de l’hellebore… » (Préface des Essais, édit. 1595). – « L’admiration dont ils me transsirent… m’alloit faire reputer visionnaire. » (Préface des Essais, édit. 1635).
  5. Cet essai fait partie de l’Ombre de la damoiselle de Gournay et s’intitule : Que par necessité, les grands esprits et les gens de bien cherchent leurs semblables.
  6. Pasquier dans ses Lettres (liv. II, chap. xviii) nous apprend que Montaigne séjourna à Gournay « trois mois, en deux ou trois voyages avec tous les honnestes accueils que l’on pourroit souhaiter. »
  7. 1588. L’exemplaire auquel nous faisons allusion est le fameux Montaigne de Bordeaux dont les premières notes datent de 1588. – Faut-il rappeler ici qu’en réalité cette édition était la 5e, mais que les modifications apportées aux trois premières réimpressions avaient peu d’importance ?
  8. Voici ces additions : L. I, 22. « Est-ce pas mal mesnagé d’advancer tant de vices certains et cogneus, pour combattre des erreurs contestées et débatables ? Est-il quelque pire espèce de vices que ceus qui choquent la propre consciance et naturelle cognoissance ? Le sénat », etc. C’est Montaigne qui reprend la plume où commence l’italique et qui finit le paragraphe 2. – L. I, 23. « J’en sçay un autre qui a inespérement advancé sa fortune, pour avoir pris conseil tout contraire. La hardiesse de quoi ils cherchent si avidement la gloire, se présente quand il est besoing, aussi magnifiquement en pourpoinct qu’en armes : en un cabinet, qu’en un camp : le bras pendant, que le bras levé. » Ce passage présente des corrections de la main de Montaigne.
  9. L’epistre sur le proumenoir de monsieur de Montaigne qui accompagnait le manuscrit du Proumenoir est datée de 1589. Ce petit ouvrage qui parut en 1594 eut cinq éditions ; on en fit deux contrefaçons, et de plus Mademoiselle de Gournay le réimprima trois fois dans son volume de mélanges. L’édition princeps porte le titre suivant : Le Proumenoir de M. de Montaigne par sa fille d’alliance. Paris, Ab. L’Angelier, M.D.XCIIII (1594), in-12. Mademoiselle de Gournay a publié cet opuscule comme un hommage à la mémoire de Montaigne. À la suite du Promenoir Marie de Gournay a imprimé un bouquet poétique avec l’Hymne à l’archange saint Michel et 14 quatrins pour la maison de Montaigne. La troisième édition de ce récit est datée de 1599 ; on y trouve aussi la préface des Essais de 1595, remaniée et « repolie » avec soin. – Cf. Dr. J. F. Payen, Note bibliographique sommaire sur les diverses éditions du Proumenoir de M. de Montaigne, dans le Bulletin du bibliophile, quatorzième série, p. 1285. Chapelain, dans une lettre à Godeau (5 juin 1639), parle d’une comédie tirée du Promenoir de la Pucelle par Pilet de la Mesnadière. Lettres de Jean Chapelain publiées par Tamizey de Larroque (Paris, 1880,) t. I, p. 131.
  10. Justi Lipsii Epistolarum centuria secunda, (Lugduni Batavorum, 1590), epist. LX.
    Dans un petit cahier de pièces manuscrites conservé à la Bibliothèque nationale sous la cote Z. Payen 678, et qui a pour titre : Marie de Gournay, Pièces inédites, se trouve une copie des lettres latines de Lipse avec la traduction française faite pour le Dr Payen par M. Rostain de Lyon. C’est à ce petit volume que j’ai emprunté le fragment cité ci-dessus.
  11. « .…Mais d’autant que je me doubte que vous n’aurez point reçeu celle que je vous envoiay pour response par la voye de Sumnius avec un petit traicté sur l’alliance de mon pere et de moy. » Le Dr Payen (Bulletin du bibliophile, quinzième série, 1862, p. 1297) croit qu’il pourrait être ici question d’un traité perdu. Je ne le pense pas ; pour moi, c’est simplement d’une copie du Proumenoir qu’il s’agit. La lettre du 25 avril 1593 a été publiée par le Dr Payen dans le Bulletin du bibliophile, ibid., p. 1296-1901.
  12. Justi Lipsii epistolarum selectarum centuria Ia, ad Belgas, epist. XV.
    Une note du Dr Payen dans le Bulletin du bibliophile déjà cité attire l’attention de ses lecteurs sur ces parentés électives assez fréquentes au xvie siècle. Il rappelle que Marot avait une mère d’alliance, que Montaigne se disait le frère de La Boëtie et que l’auteur des Essais donna à Charron le droit de porter ses armes après sa mort. Lipse d’ailleurs ne se borna pas à cette première déclaration de fraternité : dans une lettre écrite le 4 mai 1597, il nomme Mademoiselle de Gournay virgo et soror.
  13. En 1595, Mademoiselle de Gournay publia sa première édition des Essais, et l’édition remaniée de 1635 qu’elle a dédiée au cardinal de Richelieu est au moins la onzième à laquelle elle ait donné ses soins, sans compter les éditions de province et de l’étranger auxquelles elle n’a cessé de s’intéresser vivement, car elle avait à cœur sur toutes choses la renommée de son second père. Cf. Appendice E.
  14. L’édition de 1595.
  15. « J’ay pris plaisir à publier, en plusieurs lieux, l’esperance que j’ay de Marie de Gournay le Jars, ma fille d’alliance, et certes aymee de moy beaucoup plus que paternellement, et enveloppee en ma retraite et solitude comme l’une des meilleures parties de mon propre estre : je ne regarde plus qu’elle au monde. Si l’adolescence peult donner presage, cette ame sera quelque jour capable des plus belles choses, et entre aultres, de la perfection de cette tres-saincte amitié, où nous ne lisons point que son sexe ayt peu monter encores : la sincérité et la solidité de ses mœurs y sont desjà bastantes ; son affection vers moy, plus que surabondante, et telle, en somme, qu’il n’y a rien à souhaiter, sinon que l’apprehension qu’elle a de ma fin, par les cinquante et cinq ans ausquels elle m’a rencontré, la travaillast moins cruellement. Le jugement qu’elle feit des premiers Essais, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier ; et la vehemence fameuse dont elle m’ayma et me desira longtemps, sur la seule estime qu’elle en print de moy, longtemps avant m’avoir veu, sont des accidents de tres-digne consideration. »
  16. « J’ay pris plaisir à publier en plusieurs lieux, l’esperance que j’ay de Marie de Gournay le Jars ma fille d’alliance : et certes aymee de moy paternellement. Si l’adolescence peut donner presage, cette ame sera quelque jour capable des plus belles choses. Le jugement qu’elle fit des premiers Essays, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier, et la bienveillance qu’elle me voüa, sur la seule estime qu’elle en print de moy, long-temps avant qu’elle m’eust veu, sont des accidents de tres digne consideration. »
  17. L’exemplaire des Essais annoté par Montaigne et sur lequel ont été rapportées des notes de l’exemplaire de Bordeaux, l’exemplaire même dont s’est servi Mademoiselle de Gournay est perdu. Les Essais de 1588, augmentés de différentes couches de notes de Montaigne, qui se conservent à la bibliothèque de Bordeaux, portent à la fin du chapitre xvii du deuxième livre une addition relative à M. de la Noüe qui est imprimée dans l’édition de Mlle de Gournay. Après cette phrase de la main de Montaigne l’exemplaire de Bordeaux porte une croix, que M. Cagnieul, paléographe distingué et grand connaisseur de l’œuvre de Montaigne, estime autographe. Cette croix indique un renvoi. Voilà tout ce qu’on peut affirmer. L’auteur a donc ajouté quelque chose à ce chapitre xvii. Je croirais volontiers qu’il y a ajouté l’éloge ou mieux un éloge de Mademoiselle de Gournay. Mais rien ne prouve que la leçon de l’édition de 1595 soit la scrupuleuse transcription d’une addition de l’auteur des Essais. Dans le tome second de l’édition « municipale » des Essais (Bordeaux, 1909) M. Strowski fait suivre la publication de l’éloge de Mademoiselle de Gournay de la note suivante : (p. 449, no 2). « Ce paragraphe n’existe plus dans le manuscrit. Mais il y a, après le mot tres exparimanté, un signe de renvoi. En outre, la marge est fortement maculée. On peut donc supposer que Montaigne avait collé sur la page le « brevet » aujourd’hui perdu qui contenait l’éloge de Mademoiselle de Gournay. Notons que dans la préface de l’édition de 1595, Mademoiselle de Gournay parle avec quelque embarras de cet éloge et elle le modifie et l’abrège dans l’édition de 1635. »

    Je ne puis pas voir l’embarras auquel M. Strowski fait allusion ici. Les termes dont Marie de Gournay se sert pour parler de son éloge dans la préface de 1595 ne justifient pas ce jugement. Voici le passage visé par le savant éditeur de Bordeaux : « Lecteur, n’accuse pas de temerité le favorable jugement qu’il a faict de moy : quand tu considereras en cet escrit icy, combien je suis loing de le meriter : Lors qu’il me loüoit, je le possedois : moy avec luy, et moy sans luy, sommes absolument deux. »
  18. « Enfin cette vertueuse damoiselle advertie de sa mort, traversa presque toute la France, souz la faveur des passeports, tant par son propre dessein, que par celuy de la veusve et de la fille qui la couvierent d’aller mesler ses pleurs et regrets, qui furent infinis, avec les leurs. » Pasquier, Lettres (liv. II, chap. xviii).
  19. Cf. Dr Payen, Bulletin du bibliophile, quinzième série, 1862, p. 1301-1304.
  20. Pasquier dit en parlant de Marie de Gournay qu’elle « ne s’est proposée d’avoir jamais autre mary que son honneur, enrichi par la lecture des bons livres. » Lettres, (liv. II, chap. xviii.)
  21. Cf. Dr Payen, loc. cit., p. 1304-1307.
  22. Cet avertissement est la courte préface des éditions des Essais de 1598, 1600, 1602 et 1604 publiées chez L’Angelier et que le Dr Payen a baptisée du nom de petite préface de Gournay.
  23. Justi Lipsii epistolarum selectarum ad Germanos et Gallos centuria singularis, epist. XXVII.
  24. Cf. P. Bonnefon, Montaigne et ses amis (Paris, Colin, 1898), t. II, p. 350.
  25. Cf. Appendice A.
  26. Dans une lettre à Chapelain datée du 29 août 1644, Balzac écrit : « Quand il vous plaira, je verray dans un article de moins de six lignes le sujet que vous avez eu de vous desfaire de la fille d’alliance » et dans une autre lettre du même au même, datée du 23 octobre 1645, je trouve ceci : « triste et fascheuse vie, comme parle le père d’alliance de la Damoiselle ». Cf. Lettres de Jean-Louis Guez de Balzac, publiées par M. Philippe Tamizey de Larroque (Paris, 1873), lettre LVI, p. 169, et lettre CXIV, p. 316.
  27. L’apologie pour celle qui escrit fut composée, Mademoiselle de Gournay elle-même nous l’apprend, dès le bas aage du Roy Louys 13. Plus tard, à l’âge où l’on est revenu de bien des choses, Marie de Gournay refusa l’usage d’un carrosse que lui offrait le cardinal de Richelieu amusé par les originalités de la vieille fille. C’est à l’abbé de Marolles que j’emprunte ce renseignement. Dans ses Mémoires, en parlant des grands personnages qui ont donné des louanges à Marie de Gournay, il dit que messieurs les surintendants « ont tousjours eu soin de luy payer une pension assez mediocre, que le Roi luy donnoit, et n’en a jamais voulu avoir davantage, à la charge de se servir d’un carosse, comme je sçay qu’il luy fut offert de la part de M. le Cardinal de Richelieu. »
  28. Marie de Gournay emploie souvent en parlant de personnes des mots tels que « buffle » et « veau » et même des expressions plus crues quand elle est transportée par la passion polémique. Mais lorsqu’elle est calme, il lui répugne de se servir de termes qui ne conviennent pas à son sexe. Ainsi quand elle se vante d’avoir traduit les nombreuses citations dont les Essais sont émaillés, elle remarque qu’elle en a adouci quelques-unes. « J’ai traduit, dit-elle, les grecs aussi, sauf deux ou trois, que l’autheur a traduits luy-mesme, les insérant en son texte. Ny ne presente point d’excuse d’avoir laissé dormir les libertins, sous le voile de leur langue estrangere, ou d’avoir tors le nez à quelque mot fripon de l’un d’entr’eux : si ce mot a esté le seul, qui me peut empescher d’en faire present au lecteur.» Et d’autres fois, tout à coup, une expression courante la choque. Dans son traité « de la medisance et qu’elle est principale cause des duels », dédié à la marquise de Guercheville, elle s’écrie : « N’est-ce pas, comme escrivoit quelqu’un, chercher du fumier ou pis parmy des perles ? Que les muses et vous me pardonniez, Madame, s’il vous plaist, si j’ose estant de vostre commun sexe prononcer cette saleté, par la nécessité d’une deuë comparaison. »
  29. Bayle, dans son Dictionnaire, à l’article Gournai, lui reproche de s’être mêlée à de violentes polémiques. À son avis, « une personne de son sexe doit éviter soigneusement cette sorte de querelles. »
  30. Mot de Chapelain dans une lettre à Mademoiselle de Gournay.
    Cf. Lettres de Jean Chapelain publiées par Tamizey de Larroque (Paris, 1880), t. I, lettre CCCXXXVI.
  31. Sorel, De la connoissance des bons livres, ou examen de plusieurs autheurs (Paris, 1671), p. 378.
  32. Dans son traité de la Connaissance des bons livres, Sorel recommande en ces termes la lecture des mélanges de Marie de Gournay aux personnes qui s’intéressent à la langue française : « Ils y trouveront plusieurs chapitres du langage françois, entre autres le chapitre des diminutifs, et quelques-uns touchant la Poësie, ou elle veut remettre en crédit les mots composez à l’imitation des Grecs, et faire toujours subsister sans aucune exception, le langage de Ronsard. »
  33. Marie de Gournay n’aime pas ne dire qu’une fois les choses qui lui tiennent à cœur, particulièrement si elles lui sont favorables ; aussi elle reprend ce thème dans une sorte de note piquée à la suite de son apologie : « Le Roy pere de ce bon Prince, dit-elle en parlant d’Henri IV et de Louis XIII, m’avoit commandé un mois seulement avant sa mort, de frequenter la cour, bien que j’y apportasse peu d’inclination. Et plusieurs des plus honnestes gens de ce climat sçavent, de quel œil il me vid, et de quelle sorte il releva certaines testes de trop de loisir, que mon latin et ma mauvaise fortune avoit excitées à luy faire des contes frivoles de moy : cela fit espérer aux clairvoyans, qu’il eust prevenu le Roy son fils à m’honnorer de ses bienfaicts, si la mort ne l’eust prévenu luy-mesme. »
  34. Un exemple suffira ; lisez les vers intitulés Sur quelque bain du Roy :


    L’histoire escrit qu’un grand Milord anglois,
    Fut condamné par les severes loix :
    Parce qu’il fit une trame felonne,
    Contre son Roy pour ravir la couronne.
    Le choix de mort ce bon Prince octroya,
    Dans le vin grec le galant se noya.
    Que si jamais en la sotte entreprise
    De cet anglois je me trouve surprise,
    Si mon dessein sur le throsne entreprend
    De Saint Louis et de Charles le Grand ;
    Je ne mourray comme ce lourd yvrongne,
    Dans le vin grec moins flambant que sa trongne :
    Mais si le chois du supplice est à moy,
    Je veux perir dans l’eau des bains du Roy.

  35. De plus, Marie de Gournay a fait une version en vers du Veni Creator, de l’Ave maris stelka, du cantique de Zacharie, du Magnificat et du Te Deum. Elle a traduit aussi une scène de l’Infanticide, tragédie latine de Daniel Heinsius. C’est peut-être à cette dernière traduction que Marie doit les éloges que lui décerne Nicolas Heinsius, fils de Daniel, dans son Liber Elegiarum, louanges qui ont si fort blessé la vanité de l’irascible Balzac. Dans une lettre à Chapelain datée du 13 avril 1646, il dit : « Je me suis veu dans son livre (le livre de Heinsius) auprès de Mr nostre gouverneur, et pas loin de nostre amy, qua societate mirum in modum gloriamur ut praeclaris illis laudibus. Mais ma vanité a esté un peu mortifiée quand j’ay veu la demoiselle de Gournay aussi bien ou mieux traittée que moy, et, à vous dire le vray, je ne tire pas beaucoup d’avantage de cette seconde société. » Lettres de Jean-Louis Guez de Balzac, publiées par M. Philippe Tamizey de Larroque (Paris, 1873), lettre CXXXVIII.
  36. Cf. P. Bonnefon, Une supercherie de Mlle de Gournay, (Revue d’histoire littéraire de la France, 1896, p. 71). Le Dr Payen, avec son habituelle sobriété, avait déjà indiqué la pieuse fraude dans le Bulletin du bibliophile, quatorzième série, 1860, p. 1292, et quinzième série, 1862, p. 1310.
  37. Colletet, dans la vie de Pierre de Ronsard extraite de son histoire des Poëtes français et publiée par Prosper Blanchemain dans ses Œuvres inédites de P. de Ronsard (Paris, 1856), raconte toute cette scène en détail ; je n’en cite ici qu’un fragment :« A ce propos il faut que je dise que je n’ay jamais approuvé le bizarre dessein de Marie Le Jars de Gournay, qui avoit entrepris de corriger les plus nobles poésies de Ronsard, pour les adoucir, disoit-elle, et les accomoder à notre style. Et de faict, elle eut la hardiesse de mettre les mains sur celles-cy et de les publier mesme avec quelques autres œuvres, précédées d’un avertissement par lequel elle donnoit advis au lecteur qu’elle avoit heureusement trouvé un exemplaire de tous les œuvres de Ronsard, revues et corrigées par l’autheur et de sa main propre ; ce qui estoit absolument faux, comme elle me l’advoua elle-mesme, en me donnant cet eschantillon d’œuvres corrigées. Aussy luy dis-je dès lors que tant qu’il resteroit un Colletet au monde, on sçauroit par luy l’erreur et la vanité de cette supposition. » Sous le titre de Remerciement au Roy, Marie de Gournay a publié avec une brève introduction la harangue de très-illustre et très-magnanime prince François Duc de Guise aux soldats de Mets, le jour de l’assault, de Ronsard. Ce remerciement au Roi Louis XIII qui l’a secourue et protégée est de 1624. Voici avec quelle impudence ingénue Mademoiselle de Gournay présente son faux au roi : « Passionnée que je suis au respect de la mémoire de ces excellens genies anciens et nouveaux en la splendeur desquels le ciel a communiqué à la terre un des rayons de sa puissance et de sa gloire, et caressant leurs sepulchres de tout mon soing ; je viens de recueillir un thresor aux pieds de celuy de Ronsard. C’est, Sire, une vingtaine des plus riches pièces de son livre, entre autres, ceste-cy, les Hymnes des quatres saisons, l’Equité des anciens gaulois, Genevre, l’Ode de l’Hospital : qu’on m’asseure avoir esté n’agueres trouvées en son cabinet, esgarées parmy de vieux papiers, et corrigées de sa dernière main. Je presente donc ce poëme à vostre Majesté, et range les deux exemplaires vieil et nouveau teste à teste : non tant afin de montrer ce que peut valoir l’amendement, que pour reprocher l’insolence des ennemis de la mémoire de ce poëte ; de s’amuser à faire tant de bruit pour quelque manquement de versification, seul deffaut de ses œuvres : et lequel il a aussi facilement reparé quand il luy a pieu, aux pièces que j’ay recouvrées que facilement, à mon advis, il s’est résolu de le negliger aux autres. » Marie de Gournay s’est bornée à imprimer une seule de ces « pièces recouvrées » comme elle dit, et c’est peut-être bien Colletet, qui s’en flatte, qui l’aura découragée.
  38. À ce propos les Perroniana racontent ce qui suit : « Comme Monsieur Pelletier luy disoit un jour, qu’il avoit rencontré Mademoiselle de Gournay, qui alloit presenter requeste au Lieutenant Criminel, pour faire defendre la defense des beurrieres, parce que là dedans elle est appellée coureuse, et qui a servi le public ; il dit, je crois que le Lieutenant n’ordonnera pas qu’on la prenne au corps, il s’en trouveroit fort peu qui voudroient prendre cette peine, et pour ce qui est dit qu’elle a servi le public, c’a esté si particulièrement qu’on n’en parle que par conjecture, il faut seulement que pour faire croire le contraire, elle se fasse peindre devant son livre. »
  39. Anti-Gournay, ou Remerciment des beurrieres de Paris au sieur de Courbouzon Montgommery, Niort, 1610. Feugère remarque qu’on a parfois fait deux ouvrages de ce pamphlet qui a un double titre. Cf. Mademoiselle de Gournay dans Les femmes poètes au xvie siècle (deuxième édition), (Paris, 1860), p. 155, n° i.

    Cet érudit, qui est en général bien informé, se trompe ici. Le Remercîment, décrit avec précision par Bayle dans son Dictionnaire, n’a pas de double titre. Il est probable que l’Anti-Gournay dont parle Baillet n’est pas autre chose que le Remercîment et que l’auteur des Jugemens des savants a créé une énigme qui repose sur une confusion. La cause de ces erreurs est l’extrême rareté de l’opuscule qui nous occupe. Un exemplaire de cette petite brochure (29 p.) se trouve à la bibliothèque publique de Niort.

    Dans cette réponse au Fléau d’Aristogiton, de Louis de Montgommery, sieur de Courbouzon, qui attaquait l’auteur de l’Anti-Coton, on houspille les amis des jésuites. Mademoiselle de Gournay y est nommée clairement à trois reprises et une fois d’une façon déguisée.

    p. 3 . « Monsieur de Courbouzon Montgommery, le ressentiment que nous avons du grand soin et vigilance, que prenez dès long temps à fournir d’enveloppe la marchandise de nostre communauté, et après avoir chacune des Beurrieres rapporté en nostre chapitre general tenu à Saincte Babylle, jouxte le Parloir aux Bourgeois, l’assistance et prompt secours qu’elle a receu particulièrement à la cheute des fueilles de vignes par la copieuse et large distribution de vos livres, et singulierement par la defense magnifique des Peres Jesuites, que suivant la trace et les memoires de la Damoiselle de Gournay, qui a tousjours bien servy au public, vous avez faict publier depuis huict jours en çà. »

    p. 8. « Il est bien vray que depuis n’agueres, ils se sont presentez quelques mal habiles gens qui ont voulu entreprendre sur vos marches, et vous desrober vostre chalandize, comme un certain Peletier, et la Damoiselle de Gournay, pucelle de cinquante cinq ans, qui s’y sont meslez de publier des defenses pour les Jesuites, comme ayans interest en cause sous pretexte qu’ils ont esté rappellez et restablis à la poursuitte, brieve, et solicitude du Postillon general de Venus. »

    p. 11. « Ce pauvre homme me faict pitié. Helas, ne sçait-il pas bien que le Père Coton s’estant veu froté et estrillé en compere et en amy par l’Anticoton, et ne sçachant dequoy y respondre, apres avoir esté mendier des memoires de toutes parts, qui tous ne valoient rien, et par la confrontation se trouvoyent faux, afin qu’il ne semblast poinct par un silence universel advouer ce qui luy a esté objecté, s’est premièrement adres (p. 12) sé à une Damoiselle Carabine qui pour la defense de ce venerable, a eu bien tost uzé la pouldre de son fourniment, et puis ayant enseigné au sieur de Courbouzon, le marchant chez lequel on prend ceste munition, luy ont faict joüer l’enfant perdu, le Père Coton se tenant tousjours au gros de la bataille qui regarde faire les autres en attendant l’heure de donner ou de s’enfuir. »

    p. 20. « Or ce qu’il dit et allegue de Calvin et de Luther, le bon seigneur n’a pas mis le nez si avant dans leurs livres, ce sont les memoires que le Père Coton vouloit insérer premierement en sa lettre declaratoire mais l’ayant communiqué à un de Messieurs les gens du Roy auparavant que de la faire imprimer, il luy (p. 21) conseilla sagement de retrancher ces allegations de sa lettre, pour beaucoup de raisons, et pour sauver l’honneur du pauvre here. Depuis neantmoins il les donna à la pucelle de Gournay, et de là par une traditive sont venus jusques au sieur de Courbouzon. »
  40. Cf. Saint-Amant, le Poëte crotté.
  41. Je pourrais multiplier les citations d’œuvres où Mademoiselle de Gournay joue un rôle plus ou moins important. On l’invoque partout où l’on se moque des chercheurs de mots. On la glorifie partout où l’on parle des meilleurs esprits de son temps.
  42. Parmi ceux qui s’amusaient particulièrement aux dépens de la vieille fille, Tallemant cite le comte de Moret, le chevalier de Bueil et Yvrande. Ces deux derniers sachant que Racan devait aller voir Mademoiselle de Gournay, qui ne le connaissait pas, pour la remercier de l’envoi de son Ombre, recueil de mélanges parus en 1626, imaginèrent d’y aller avant lui et de se faire passer pour lui. On devine la scène. Racan arriva le dernier et dut se sauver à toutes jambes et dégringoler tant bien que mal les trois étages de la demoiselle pour éviter un scandale, car la vieille savante criait : au voleur !
  43. Tallemant des Réaux, Historiettes (Paris, 1834), t. II, p. 125.
  44. En effet Richelieu n’était pas seul à s’amuser de ses reparties, il paraît que le fils aîné du duc de Nevers en faisait autant. L’abbé de Marolles dans ses Mémoires assure que « Mademoiselle de Gournay, estoit un de ses grands divertissemens, et quoi qu’il fust d’une humeur assez galante, si est ce qu’il n’y avoit point de Dame qu’il n’eust quittée pour entretenir celle-cy, soit qu’il la vit chez Mademoiselle sa sœur, soit qu’il la trouvast chez Madame de Longueville sa tante, ou chez Madame la comtesse de Soissons, où elle allait quelquefois. »
  45. En date du 28 novembre 1632, Chapelain écrivait à Godeau : « Nous manquâmes heureusement la damoiselle de Montagne en la visite que M. Conrart et moi lui fîmes il y a huit jours. Je prie Dieu que nous le fassions toujours de même chez elle, et que sans nous porter aux insolences de S. Amand, nous en soyons aussi bien délivrez que lui. » Mélanges de littérature tirez des lettres manuscrites de M. Chapelain (Paris, Briasson, 1726), p. 10-11.
  46. Le 30 août 1624, Balzac a écrit une longue lettre à Marie de Gournay pour l’assurer de son estime. Elle lui avait sans doute communiqué son apologie ou quelque autre écrit pour faire taire les médisants qui l’accablaient. La rhétorique de Balzac enveloppe si bien son ironie que sa correspondante a fort bien pu s’y méprendre : « Mademoiselle, je vous déclare d’abord, que je n’ay point d’autre opinion de vous que celle que vous me donnés vous-mesme, et j’ay tousjours jugé plus hardiment des qualités de l’ame par la parole, que par la physionomie… Ce n’est pas à dire que pour avoir les vertus de nostre sexe, vous ne vous soyez pas réservée celle du vostre, et que ce soit un peché à une femme d’entendre le langage que parloient autres-fois les Vestales… Depuis le temps qu’on vous loüe, la chrestienté a changé dix fois de face. Ny nos mœurs, ny nos habillemens, ny nostre cour ne seroient pas reconnoissables à celle que vous avez veuë. Les hommes ont fait de nouvelles loix, et introduit un autre Dieu dans le monde, et les vertus de l’age de nos peres ce sont les vices de celuy-cy : Neantmoins on sçaura que parmy de si notables changemens, et des revolutions si estranges, vous aves apporté jusques à nous une mesme reputation, et que vostre beauté, je parle de celle qui donne de l’amour aux capucins et aux philosophes, ne s’en est point allee avecque vostre jeunesse. « Lettres de Monsieur de Balzac, troisiesme édition. Augmentée de nouveau. À Paris, chez Toussainct du Bray, 1626.
  47. Cf. E. Magne, Le plaisant abbé de Boisrobert (Paris, 1909), p. 116.
  48. Dans son « Advis au lecteur, sur les Epigrammes » Marie de Gournay insiste d’une manière assez amusante sur l’hellénisme de ses divertissements poétiques et, tout de suite, elle se défend : « Ce n’a point esté mon dessein, dit-elle, escrivant les Epigrammes suivans, de les aiguiser de poincte affislée à la façon du siècle : ouy mesmes une partie est du tout sans poincte, selon la mode aseez frequente des plus judicieux Grecs et Latins, qui vouloient chatouïller le jugement du Lecteur par quelque grace naïsve, et non pas son esprit par la subtilité. »
  49. Marie de Gournay s’est adressée à Puteanus, successeur de Lipse à Louvain, pour lui demander d’engager les libraires d’Anvers à se faire dépositaires de son volume de mélanges l’Ombre, publié en 1626. Cette lettre est datée du 16 février 1627. Elle a été publiée par le Dr Payen dans ses Nouveaux documents inédits ou peu connus sur Montaigne (Paris, 1850), en facsimilé. Cf. aussi le Bulletin de l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Bruxelles, 1840, où le baron de Reiffenberg cite ce document. Les lettres de Marie de Gournay sont rares ; Payen en 1850 ne connaissait que cette lettre à Puteanus conservée à la bibliothèque royale de Bruxelles. Plus tard M. Pluygers, bibliothécaire à Leyde, lui communiqua la copie des trois lettres à Juste Lipse publiées dans le Bulletin du bibliophile en 1862. Enfin M. P. Bonnefon (Montaigne et ses amis, t. II, p. 404-405) donne le texte d’un billet de Mademoiselle de Gournay à Richelieu où elle se confond en remerciements pour ses « bienfaits ». Ce billet autographe daté du 10 juin (1634 ?) a fait partie de la collection Fillon et se trouve aujourd’hui dans la collection Morrison.
  50. On trouvera la prose de Capaccio et les vers de Pinto dans l’Appendice C.
  51. Dans un passage de son Apologie, Marie de Gournay parle avec respect des propos très flatteurs que le roi Jacques d’Angleterre a tenus sur son compte au maréchal de Lavardin. Sa Majesté montra à l’ambassadeur un écrit de la main de la docte fille qu’il conservait dans son cabinet. Et on le sut au Louvre. Il est assez curieux de constater que ce fait dont la fille d’alliance de Montaigne se glorifie est le fruit d’une mystification dont elle a été la victime et à laquelle j’ai fait allusion au commencement de cette étude. Tallemant dans l’historiette qu’il lui consacre raconte l’anecdote suivante : « Ces pestes (Moret, de Bueil et Yvrande) lui supposèrent une lettre du roi Jacques d’Angleterre, par laquelle il lui demandait sa Vie et son portrait. Elle fut six semaines à faire sa Vie. Après, elle se fit barbouiller, et envoya tout cela en Angleterre, où l’on ne savoit ce que cela vouloit dire. »

    Dans une lettre au trésorier Thevenin à qui elle a communiqué la copie de sa vie, elle raconte comment cette biographie, écrite en 1616, lui fut extorquée par de mauvais plaisants. Ils lui firent croire qu’un chanoine anglais nommé Hinhenctum désirait connaître la vie de Montaigne et la sienne pour un ouvrage sur les hommes et les femmes célèbres de son siècle, que le roi son maître lui avait commandé de faire. Marie de Gournay s’aperçut qu’on l’avait jouée. Furieuse, elle réclama son manuscrit. Il avait disparu. Elle dut se contenter de faire signer par ses moqueurs la minute qu’elle avait gardée. Ils se soumirent à cette condition avec « une aversion plus grande qu’il ne se peut dire. »

    Il est évident que la pièce montrée par Jacques Ier d’Angleterre au maréchal de Lavardin n’était autre que le manuscrit de cette fameuse Vie qui fit faire tant de mauvais sang à la pauvre vieille fille.
  52. L’abbé de Marolles raconte dans la suite de ses Mémoires que, pendant les douze années que Piaillon vécut chez Mademoiselle de Gournay, ce chat ne s’est pas éloigné une seule nuit de la chambre de sa maîtresse pour courir les toits.
  53. On connaît le jugement, à la fois flatteur et sévère, que Sainte-Beuve porta sur l’amie de Montaigne dans une étude sur Madame de Verdelin, où il parle des admiratrices connues et inconnues des grands écrivains. Après avoir constaté l’isolement de Rabelais, qu’à son avis, aucune femme ne saurait aimer, il s’écrie : « Mais pour Montaigne, malgré ses taches légères et ses souillures, c’est bien différent : lui, il mérita de trouver sa fille d’alliance, une personne de mérite, une intelligence ferme, cette demoiselle de Gournay qui se voua à lui, fut sa digne héritière littéraire, son éditeur éclairé, mais qui elle-même, d’une trop forte complexion et d’une trop verte allure, finit par prendre du poil au menton en vieillissant et par devenir comme le gendarme rébarbatif et suranné de la vieille école et de toute la vieille littérature, – un grotesque, une antique. « (Nouveaux lundis, t. IX, p. 393-394).
  54. Hilarion de Coste, Les éloges et les vies des reynes, des princesses et des dames illustres en piété, en courage et en doctrine, qui ont fleury de nostre temps, et du temps de nos peres (Paris, 1647), t. II, p. 668-672.
  55. Voyez l’Appendice B.
  56. Cf. G. Ascoli, Bibliograghie pour servir à l’histoire des idées féministes depuis le milieu du xvie jusqu’à la fin du xviiie siècle publiée à la suite de l’Essai sur l’histoire des idées féministes en France du xvie siècle à la Révolution (Paris, 1906).
  57. M. Ascoli (1. c. p. 21) traite Mademoiselle de Gournay avec un mépris regrettable. Il en fait une compilatrice sans originalité et l’expédie, elle et ses « brochures », en deux lignes. M. T. Joran est plus juste lorsqu’il donne, en passant, les titres de « chef de file » et de « mère du féminisme moderne » à la vieille demoiselle. (Cf. La Trouée féministe, p. 61 et 63).
  58. M. Brunot, à qui n’échappe rien de ce qui intéresse l’histoire de la langue française, a remarqué quel ascendant le nouvel usage exerçait sur la vieille demoiselle qui s’efforçait de rajeunir ses anciens écrits sans cesser de s’exprimer en vieux style lorsqu’elle improvisait.
    « Si, dit M. Brunot, on compare le texte de l’Ombre à celui des Advis, on s’aperçoit qu’elle s’est corrigée. Assurément ces corrections n’étaient point faites avec minutie ; on voit la même faute, redressée ici, subsister là et ailleurs ; et si par exemple la vieille demoiselle ajoute, dans sa dernière édition, un nouveau paragraphe à ses anciens traités, elle retrouve naturellement sous sa plume, sans songer à les proscrire, les mots et les tours anciens, qu’elle pouvait employer sans scrupule dans sa jeunesse. Mais ce qu’elle a rédigé autrefois, ce qu’elle peut relire aujourd’hui et critiquer à tête reposée, elle essaie de le rajeunir. » Histoire de la langue française des origines à 1900, t. III, p. 13. (Paris, 1909.)
  59. À l’orthographe de Marie de Gournay et de ses imprimeurs je n’ai apporté d’autre changement que de distinguer l’u et le v, l’i et le j. Quelques-uns des opuscules de la savante fille parurent séparément avant 1626, date de la première édition de ses œuvres, qu’elle imprima sous le titre d’Ombre de la damoiselle de Gournay. En 1634 et en 1641 ce recueil, revu et augmenté, prit le titre d’Advis ou Presens pour contenter le libraire, à qui le symbole caché sous ce nom d’Ombre ne disait rien.