La Fille du Ciel/04
ACTE QUATRIÈME
PREMIER TABLEAU
Avant le lever du rideau, on a commencé d’entendre les vociférations de la foule, mêlées à des bruits de gongs et de sonnettes.
Le lieu des exécutions au pied des remparts de Pékin. Une colossale muraille grise, à créneaux, occupe tout le fond de la scène, et, vers la gauche, s’en va à perte de vue dans le lointain. Le long de cette muraille, les prisonniers chinois sont attachés à des poteaux, d’autres sont à la cangue, sous un écriteau rouge. Çà et là des têtes coupées et saignantes sont pendues à des clous. Il y a des taches de sang partout sur le sol. Une foule loqueteuse se presse sur le devant de la scène ; les gens portent le costume de Pékin de nos jours, longue natte, robe de coton bleu, sayon de peau de bique ; des femmes tartares, du peuple aussi, sont coiffées de deux cornes de cheveux, avec de grossières fleurs artificielles. En avant et à gauche, la grande tente, largement ouverte, d’un général tartare : elle est en cuir verdâtre, avec toiture jaune, surmontée d’un clocheton d’argent ; l’intérieur est tapissé de peaux de bêtes ; autour du mât central, une table circulaire : tapis, pliants, petite table, un drapeau carré avec le nom du général. Gardes, soldats, sabre au clair. Des chameaux sont couchés alentour, parmi des ballots et des armes. Voitures, palanquins.
Au lever du rideau, la foule continue de vociférer tumultueusement. Des marchands de boissons chaudes se promènent avec des urnes de cuivre sur le dos ; des barbiers agitent des sonnettes : des sorciers aveugles jouent de la flûte ; des marchands de bonbons frappent sur des gongs. Des bourreaux, au premier plan, essuient les lames saignantes de leurs sabres.
Scène PREMIÈRE
C’est que nous avons les bras fatigués, mes petites belles…
Ah !… Ils ont pourtant l’air solides, vos bras, monsieur le bourreau.
Solides, je ne dis pas. Mais tout de même…
Pivoines impériales, lotus variés, toutes les fleurs de la saison !
Doux comme le miel, le fruit rouge des montagnes !
Dites, monsieur le bourreau, il faut frapper fort pour couper ?
Des hommes, portant un baquet plein d’eau pendu à l’épaule, arrosent le sol avec une grande cuiller de bois.)
C’est de l’adresse, mon petit agnelet… trouver juste la place… de l’adresse et de la force aussi, bien entendu… Ah ! ça n’est pas en un jour, tu penses, que notre métier s’apprend…
Elle a le goût de la canne à sucre, la gourmandise que je vends !
Ay ! Ay ! Blanc comme la graisse, blanc comme le jade, le melon frais !
Écoutez la légende du roi des Dragons :
Auprès du lac des bambous,
Trois hiboux, hiboux, hiboux !
Le deuxième groupe, là ?… Tout à l’heure, son tour. Le maître des exécutions nous accorde un temps de repos, et nous l’avons bien gagné, hein ?…
Tous les caprices de la coquetterie dans mon étalage… Voyez, jeunes femmes ; voyez, jeunes filles !
Oh ! regarder couper les têtes, moi je ne suis pas de celles qui s’y complaisent… Et puis, n’est-ce pas un spectacle toujours pareil ?… Non, mais c’est leur Déesse que j’aurais désiré voir…
Leur Déesse ?… Leur Impératrice ?… Tiens, et moi de même, et nous toutes aussi ; voir leur Déesse, c’est cela qui nous intéresserait le plus !…
Et on va te la montrer, comptes-y !
Pourquoi donc pas ?… On nous montre bien leurs généraux, et leurs princes, et tous les autres… Les prisonniers, c’est fait pour être vus, c’est pour ça d’ailleurs qu’on nous les a amenés jusqu’à Pékin.
Oh ! mais elle… Il paraît que, pour nous la conduire ici, c’était tout le temps des égards en route comme pour une reine… Et l’Empereur l’a fait mettre dans la Ville Interdite, vous savez, dans son palais même…
On dit qu’elle a des yeux, des yeux dont les petites gens comme nous ne peuvent pas supporter le regard…
Oh !… Et puis, j’aurais peur, moi !… Une femme qui a été morte… car elle a été morte la durée d’au moins deux lunes, vous savez !…
D’abord Fleur-de-Jasmin croit tout ce qu’on lui dit.
Dame ! chacun le sait bien, qu’elle a été morte… Deux lunes, je vous dis, elle est restée pendant deux lunes dans son tombeau…
Ay ! Ay ! Blanc comme la graisse, blanc comme le jade, le melon nouveau !
On sait bien aussi que les balles, la mitraille, tout cela passait au travers d’elle, comme au travers d’une ombre… (Avisant un chef des soldats qui est là.) Tenez, demandez plutôt à Lee-Phuang, qui était là quand on l’a prise ; n’est-ce pas, Lee-Phuang ?
Ah ! pour ça oui, et j’en ai été témoin… Les balles ne l’arrêtaient guère, leur Déesse…
Place !… Faites place !…
Les prisonniers passent pour aller rejoindre les autres, qui attendent déjà leur tour d’exécution au pied de la muraille.
Le dernier qui arrive là ! Regardez ! regardez !… Celui qui marche la tête si fière : le plus grand chef des rebelles de Nang-King. Il se nomme Prince-Fidèle, c’était le bras droit de la Déesse ; au milieu de la bataille, tout le temps à ses côtés…
Tous les caprices de la coquetterie dans mon étalage ! Voyez, jeunes femmes voyez, jeunes filles !…
Scène II
Entrez ici, noble vaincu. Ne regardez pas là-bas. Chaque homme ne doit mourir qu’une fois, et vous, vous mourrez à chaque tête qui tombera. Ce supplice ne vous suffit donc pas, de devoir être la dernière victime ?…
Ma présence, peut-être, les soutient, mes pauvres soldats, si simplement héroïques.
Plutôt votre souffrance s’ajoute à leur peine… Accordez l’honneur à un loyal ennemi de passer sous sa tente les dernières minutes de votre vie glorieuse… Vous êtes déjà au-dessus des petitesses du monde et des rancunes implacables.
Le glaive n’est pas responsable, ni même bourreau.
Pas même le général.
On attache les nouveaux prisonniers à des poteaux.
Je n’ai pas de rancune…
Il entre sous la tente avec le général tartare.
Et moi, je n’ai pas d’orgueil. Je sais que les sages réprouvent la guerre et estiment que l’œuvre du vainqueur se résout en la poussière de dix mille squelettes…
Et qu’on ne doit, aux triomphateurs, que des honneurs funèbres.
Oui, la gloire des armes n’est, vraiment, que la fumée d’un incendie…
Ils se sont assis sur des pliants, et on leur sert du vin de riz. Pendant le dialogue suivant, les exécutions recommencent au fond de la scène, au milieu d’un remous de la foule. À chaque minute, on voit le sabre d’un bourreau décrire une courbe en l’air, et aussitôt après une nouvelle tête coupée, saignante, est accrochée à la grande muraille de Pékin qui ferme le tableau. Cris et tumulte, un peu assourdis, pendant la conversation des deux hommes sous la tente.
Avant de quitter ce monde, n’avez-vous pas quelque mission, envers vos proches, qu’il vous serait précieux de voir accomplir ?… Je m’en chargerais avec respect.
Ils ont péri, sans nul doute, tous ceux qui m’étaient chers. Je vous remercie de votre offre bienveillante.
N’avez-vous pas quelque désir ?…
Un seul : celui de connaître le sort de notre Impératrice. Dans cette bataille funeste où j’ai été fait prisonnier, elle combattait aussi. Est-elle vivante ou morte, libre ou captive ?…
Elle est vivante, captive depuis une demi-lune seulement et, depuis hier, gardée à Pékin, non loin d’ici, dans la Ville Interdite.
Non loin d’ici, ma souveraine !… Ah ! si les Dieux, las de nous frapper, pouvaient permettre… Savoir qu’elle est là tout près !…
Sur la fin de ce combat, qui fit tant d’honneur aux vaincus, elle a pu s’échapper avec un millier de soldats. Mais la retraite était coupée et depuis longtemps l’impériale guerrière aurait été prise, si des ordres contradictoires, entravant nos mouvements comme à plaisir, ne lui avaient donné la faculté de retarder de jour en jour sa captivité. On eût dit que quelqu’un de puissant veillait sur elle avec une singulière sollicitude, l’avertissait des dangers ou s’efforçait de les écarter de sa route.
Que celui-là vive de longs jours heureux et que sa renommée soit impérissable !…
Ah ! quand donc finira cette guerre toujours renaissante qui imprègne le sol de la patrie du sang de ses fils ?
Elle ne finira, je le crains bien, que par l’extermination d’une des deux races… Pourtant la haine serait moins farouche peut-être, si les vainqueurs, après la victoire, traitaient les vaincus avec plus de clémence… Pas tant d’exécutions ! Pas tant de sang !… Tout soldat qui ne peut plus défendre sa vie devrait être sacré.
On offre aux vôtres la vie sauve, s’ils se soumettent ; tous refusent.
Leur héroïsme devrait être une raison de plus de les épargner.
Que faire ?… Notre devoir est d’obéir.
Pas jusqu’au crime. Une petite pierre peut quelquefois enrayer un lourd chariot. Nous, les chefs, en sacrifiant seulement notre vie, nous pouvons sauver des foules.
Comment cela ?…
En résistant à l’iniquité… Vous souvenez-vous ?… Une autre guerre, toute pareille à celle-ci, le sac d’une ville, l’ordre au bourreau de faucher toutes les têtes comme à présent ; alors, un jeune chef, fou de douleur à l’idée d’un pareil carnage, trouve de tels accents pour supplier le général de faire grâce, ou tout au moins de restreindre les exécutions, que celui-ci consent à limiter la tuerie au temps que pourra mettre à se consumer une baguette de parfum. Le parfum s’allume, la première tête va tomber ; mais le jeune chef, frémissant d’horreur, saisit la baguette, la réduit en poussière, et court au bourreau en criant : « C’est fini ! c’est fini ! on fait grâce ! » Puis, comme il a désobéi, il va se briser la tête contre un rocher… À ce héros, le peuple éleva un temple, qui se dresse aujourd’hui encore sur une haute colline et dont les marches, depuis des siècles, n’ont cessé d’être jonchées de fleurs fraîches.
À ce héros, le peuple éleva un temple !…
Scène III
Depuis quelques instants, la foule, plus turbulente, commence à murmurer contre le carnage. Devant une nouvelle troupe de condamnés que l’on amène, des cris éclatent.
Oh ! oh ! assez ! assez !
Les ministres de l’Empire sont des bouchers !
Assez ! assez !… Mort aux tigres !…
Sans doute, c’est mon tour ?…
Non, non. Restez encore, nous serons avertis.
Oui ! Mort aux tigres !… (Il se baisse et trempe le bout de sa ceinture dans le sang.) Et je vais l’écrire, moi, tenez, sur cette muraille : Mort aux tigres !
Il monte sur une pierre et commence, avec le bout de sa ceinture, à tracer des caractères sur un pan de muraille. Le général est sorti de la tente.
Des hommes par ici !… Qu’on disperse cette foule insolente !… Arrêtez celui qui écrit…
Qui donc commande sans mon ordre ?…
Seigneur, un commencement d’émeute… n’est-ce pas mon devoir ?…
Vous n’avez d’autre devoir que d’obéir… (Il renvoie d’un geste les soldats qui s’étaient avancés pour saisir l’homme.) Les bourreaux doivent être las : une seconde fois, que le chef des exécutions leur donne l’ordre de se reposer. l’officier
Pendant combien de minutes ?
Aussi longtemps que mon sabre restera fixé ici.
Prenez garde, mon généreux ennemi ! Peut-être va-t-on croire que vous avez peur.
Des vivants, non… Mais des spectres, c’est vrai oui, j’ai peur des spectres…
Ils entrent ensemble sous la tente. La foule, dont la rumeur va croissant, s’écarte de la place des exécutions, laissant voir les corps sans tête qui gisent à terre, et les mares de sang. Les marchands reprennent leurs cris et leurs musiques.
Pivoines royales, lotus variés, toutes les fleurs de la saison !
Vous le voyez, je me compromets, comme le héros de votre légende, et cependant on ne m’élèvera point de temple.
Mais vous n’espérez pas les sauver, ceux des miens qui restent encore ?…
Qui sait !… Tant que les têtes ne sont pas détachées des épaules… Vous entendez dehors : le flot du peuple irrité grossit toujours… Souvent une courte émeute a délivré bien des victimes… Je puis être débordé, avoir la main forcée : le ciel le veuille !…
Votre noble générosité m’encourage à vous demander une grâce.
Ce sera une joie pour moi de l’accorder.
Avant de m’agenouiller là-bas, contre la muraille sanglante, je souhaiterais obtenir une heure de liberté, sur ma parole…
La parole d’un homme tel que vous est plus solide qu’une chaîne de fer à ses jambes ou qu’une cangue de bois de cèdre à ses épaules… Une heure oui, même une heure et demie, nous pouvons attendre… L’emploi que vous voulez en faire, peut-être le deviné-je : c’est la grande captive, n’est-ce pas, que vous rêvez de revoir… Là, je ne puis, hélas ! en rien vous servir… Les Dieux vous viennent en aide !… (Présentant une robe brodée d’or qui est accrochée au mât de la tente.) Une seule chose : consentez à revêtir une de mes robes ; elle vous sera toujours une sauvegarde.
Comment oserais-je ?…
Je vous en prie… Ce vêtement me deviendra précieux, au contraire, pour vous avoir protégé. (Il passe la robe à Prince-Fidèle, qui ne résiste plus, et puis il soulève une portière au fond de la tente.) Par là, Prince, fuyez !…
Scène IV
Un grand mouvement dans la foule, qui vociférait toujours. Et on entend, au fond de la scène, les trompettes sonner.
Qu’est-ce donc ?… Le salut rituel !… Qu’arrive-t-il encore ?
Un courrier de l’Empereur.
Des soldats se rangent en haie sur le passage du courrier et mettent un genou à terre. Le courrier est à cheval et porte sur l’épaule un petit paquet enveloppé de soie jaune.
Ordre de l’Empereur.
Deux soldats apportent aussitôt une table sur laquelle on pose la lettre, puis on allume des parfums : le général met en hâte sa veste de cérémonie, salue trois fois le message et le prend enfin.
Pourquoi cet ordre arrive-t-il si tard ? il est parti au point du jour de la Ville Interdite, et la distance n’est pas longue.
C’est vrai ; seigneur, mais des gens malintentionnés étaient postés à plusieurs endroits sur ma route. J’ai dû faire un détour, et mon cheval a renversé bien du monde avant de dépasser les obstacles.
Que le ciel délivre notre Empereur des méchants qui oppriment sa volonté !
Que le ciel vous exauce pour le bonheur du peuple !…
Voilà qui sauve bien des existences, sans compter la mienne… (À la foule.) Ordre de l’Empereur, écoutez tous : « Telle est mon expresse volonté ; je fais grâce de la vie, sans condition, à tous les captifs de la guerre, chefs et soldats, et je leur accorde la liberté entière. Respectez ceci. »
Dix mille années ! Dix mille années à notre Empereur !
Écoutez encore. L’ordre devait arriver à temps pour sauver tous les condamnés. Des obstacles, semés sur la route du messager, sont la cause d’irréparables malheurs dont le maître, mal obéi, n’est pas responsable.
Malheur aux ministres infidèles ! Mort aux tigres !
Les femmes s’empressent aussi à détacher les prisonniers qui s’approchent du général.
Notre général laisse pousser de tels cris séditieux…
Dites même qu’il les provoque !
Mes amis, écoutez un sage conseil : ne vous attardez point en ce lieu maudit. Autour du grand Dragon qui fait grâce, hurlent des fauves, toujours exaspérés de lâcher leur proie… Allez ! ne perdez pas une minute. Mais ne fuyez point par la campagne ; trop facilement on vous rejoindrait. Dispersez-vous, égarez-vous dans la ville immense, dans les quartiers purement chinois où la foule ne saurait vous trahir…
Nous suivrons vos avis. Le ciel épande sur vous ses faveurs…
Ils saluent et se dispersent. Le général reprend son sabre, fiché en terre, et le remet lentement au fourreau.
Mort aux tigres ! Dix mille années à notre Empereur !…
Pendant que le rideau descend, ou que la nuit se fait sur le théâtre pour un changement instantané, on entend encore les cris des marchands.
Pivoines royales ! Lotus variés, toutes les fleurs de la saison !
Tous les caprices de la coquetterie dans mon étalage ! Voyez, jeunes femmes ; voyez, jeunes filles !
DEUXIÈME TABLEAU
La grande salle du trône au Palais de Pékin, immense, entièrement rouge et or : le trône, au milieu sur une estrade où l’on monte par trois escaliers bordés de brûle-parfums et d’emblèmes. Colonnes de laque rouge, soutenant un plafond très élevé, où d’énormes dragons d’or se tordent parmi des nuages rouges ; le plus grand, comme détaché, prêt à tomber du ciel, tient dans sa gueule une boule d’or, juste au-dessus du trône. Par terre, tapis jaune où se contournent des dragons de vingt mètres de longueur. Sur le côté de la scène, un carillon : il est fait de plaques de marbre alignées et suspendues par des chaînes d’or à un immense châssis dont les pieds d’or représentent des monstres, et dont les angles supérieurs sont ornés de phénix d’or éployant leurs ailes vers le plafond. Près de l’entrée principale, deux eunuques tiennent des chasse-poussière en queue de rhinocéros. On prépare une grande audience solennelle, à l’occasion du triomphe des armées tartares. Des blocs de porcelaine, représentant des monstres, sont posés en rang sur les tapis ; ils marquent les places où doivent se tenir et se prosterner les différents groupes de dignitaires. Des personnages en robe de gala vont et viennent avec agitation. On parle bas, on marche en silence. Attitude respectueuse. On s’incline en passant devant le trône.
Scène PREMIÈRE
Là ; le dix-huitième groupe des grands lettrés s’arrêtera là, face au trône, mais tourné un peu de biais.
Tout me semble ainsi réglé pour le mieux… Nous serons prêts.
L’Empereur, prétend-on, est extrêmement fébrile depuis ce matin…
On l’affirme en effet… Lui si sombre et abattu depuis quelques jours… tellement que chaque victoire de ses armées paraissait l’accabler comme un désastre.
Oui, qui eût dit qu’il exigerait un tel apparat pour célébrer son triomphe ?…
Et vous savez la nouvelle ?… La prisonnière doit y paraître.
Laquelle ?…
Laquelle !… Voyons, est-ce que cela se demande ? La grande, bien entendu, l’unique, celle dont tout le monde… l’ex-impératrice des rebelles.
Ah ! la Déesse !… Alors on va la voir.
Et on pourra juger de sa puissance surnaturelle, à moins qu’elle l’ait perdue.
Oh ! pour de la puissance, elle en a toujours… Hier au soir, par ordre de l’Empereur, on a décapité deux eunuques, coupables seulement de lui avoir annoncé la mort de son fils, sans y mettre les formes…
Et moi, je sais des détails, par la Grande Maîtresse… Ce matin, elle a daigné parler, la Déesse, pour demander des vêtements de deuil… Alors, dans les réserves de feu l’impératrice-mère on est allé chercher ce qu’il y avait de plus magnifique, en fait de robes blanches et de souliers blancs.
Scène II
Ordre de l’Empereur !… (Tous écoutent en courbant la tête.) Que les membres du conseil privé, les ministres, les dignitaires, revêtus de leur costume d’apparat, se réunissent en silence dans les galeries voisines de la salle du trône, prêts à entrer quand Sa Majesté frappera TROIS FOIS sur ce gong. (Il désigne le grand gong placé au pied des marches du trône.) Personne ici. Et des gardes à toutes les portes.
Scène III
Faites silence.
Sortez tous ! Fermez les portes ! Voici l’Empereur !
Tous sortent effarés. Le grand maître et Puits-des-Bois restent seuls ; ils se prosternent, et l’Empereur paraît.
Scène IV
Combien de têtes, dites-vous, étaient déjà tombées ?
Cinquante à peine, sire !… Votre général, comme par un pressentiment de la clémence de Votre Majesté, avait mené les choses avec une audacieuse lenteur…
Il en sera récompensé par le ciel et par moi… Quant aux grands de ma cour qui osèrent arrêter mon courrier de grâce, ceux-là, oui, qu’on me les trouve, et que le bourreau les fauche demain… Comment les Dieux permettent-ils qu’au sommet où je suis, le bien soit presque irréalisable, tandis que le meurtre est si aisé !… Maintenant, allez !… (Indiquant Puits-des-Bois.) J’ai besoin de m’entretenir avec mon conseiller…
Scène V
Relève-toi, ami, nous sommes seuls… Mon projet, n’est-ce pas, tu l’as deviné : je veux qu’elle vienne là, elle, auprès de moi. (Montrantle trône) Pâle et dans la blancheur de son deuil, peu importe, je veux qu’elle vienne là, à mes côtés, sur ce trône… Aujourd’hui, la faire reconnaître par mon peuple comme mon épouse ; que les grands de ma cour se prosternent devant leur Impératrice, en même temps que devant leur Empereur… Sans elle, vois-tu, il n’y a pour moi ni empire ni triomphe…
Elle a consenti ?…
Hélas ! le sais-je, si elle acceptera ?… Je me suis dérobé jusqu’ici à cette entrevue de charme et d’épouvante… C’est maintenant, c’est ici même, que nous nous reverrons pour la première fois… Le ciel me soit en aide !… Tu diras que je suis toujours un enfant : j’ai voulu entourer de magnificence notre heure décisive… Ah ! s’il n’y avait pas entre nous cette mort de son fils, je tremblerais moins…
Son fils ! Mais vous avez fait tout au monde pour le sauver… Puisque votre conscience ne vous reproche rien, Sire, il convient mieux à vos projets que cet enfant soit en paix chez les Ombres… L’imposer à vos Tartares eût été bien dangereux… Tandis qu’une dynastie mêlée, un autre fils qui naîtrait de votre sang et du sien…
Un fils qui me viendrait d’elle !… Oh ! ami, tais-toi !… Les rêves trop beaux, il ne faut pas les formuler… (Il frappe sur le gong un seul coup léger.) Allons, va !… Voici l’instant terrible de la revoir… Va !… (À un officier qui se présente, appelé par le gong.) Qu’on amène ici la captive, avec les égards que j’ai commandés. Allez ! (Rappelant l’officier qui s’en va.) Attendez encore… (À Puits-des-Bois qui s’en allait aussi.) Non, sa fierté pourrait s’offenser d’être ainsi amenée en ma présence. Plutôt, qu’elle soit ici la première au rendez-vous ; et c’est moi ensuite qui aurai l’air de comparaître devant elle, comme un vaincu demandant grâce. (À l’officier qui attend.) Dès que je serai sorti, faites introduire ici l’Impératrice, et qu’on la laisse seule… Allez, cette fois !…
Elle vous aime, sire !… Ayez confiance… Quelle est la femme, même presque déesse, qui ne céderait pas ?
Elle, justement !… Elle seule.
Mais puisqu’elle vous aimait…
Et aujourd’hui, ne doit-elle pas me haïr ?… Tant de sang, que des traîtres ont fait couler malgré moi… Partout, mes ordres de grâce, interceptés ou changés en arrêts de mort… La haine, l’implacable haine de nos deux peuples, toujours triomphante…
Mais vous avez cependant sauvé tant d’existences… Et elle doit le savoir…
Oh ! cette heure, dont le souvenir encore enchante ma vie !… Cette heure, là-bas, dans le jardin de son palais, au milieu de cette foule où nous étions si seuls, quand elle m’avait pris dans son regard, et que nos âmes se sont unies en une étreinte souveraine… Mais maintenant, voici qu’à l’idée de la revoir, je tremble comme un coupable.
L’Empereur sort avec son conseiller par une porte latérale. Deux eunuques et deux suivantes amènent aussitôt l’Impératrice, jusqu’au pied du trône, et, après s’être prosternés, se retirent, la laissant seule. Elle est en grand deuil tout blanc, les mains liées par une corde de soie.
Scène VI
Tant d’égards dont ils m’entourent… m’épouvantent… plus que le supplice et la mort. Pourquoi son palais, à lui, au lieu d’un cachot… Lui. lui, qu’ose-t-il espérer ? Lui, que me veut-il ?…
Oh ! le ciel est encore clément, puisqu’il permet qu’avant de mourir je me prosterne une dernière fois devant mon Impératrice adorée.
Vous ? C’est vous qui êtes ici ?… Cher prince !… Alors, sommes-nous donc partis de la Terre, est-ce déjà notre réunion plus haut que la vie ?… Sans cela, par où seriez-vous venu, comment par quel sortilège, à travers tous ces murs qui font peur ?…
L’audace ne coûte pas, quand on n’a plus rien à perdre… Et puis les Dieux, sans doute, étaient avec moi… Oui, j’ai passé, comme par sortilège, ainsi que vous dites, j’ai passé les murs, les portes gardées… Un de ses soldats, à lui, m’a guidé aussi, pour ce qui me restait d’or… Pardonnez-moi, voici que je pleure : est-ce de joie ou de détresse, je ne sais plus… De joie, oui… car je ne souhaitais que cette grâce : avoir revu Votre Majesté, lui avoir dit une fois, à genoux, ma vénération passionnée… qui, si près de la mort, n’offense plus, n’est-ce pas… Et surtout, lui offrir le présent magnifique, le présent qui délivre de tous les outrages du vainqueur… Elle est donc accomplie jusqu’au bout, ma mission de sujet fidèle, car ce présent, je l’ai apporté à mon Impératrice.
Le poison ! (Comme un cri de délivrance et de triomphe.) Ah !…
Le poison… Hélas ! je n’ai pas pu… Rien que cela, tenez.
Eh bien ! mais cela suffit… Frappez-moi, avant qu’il paraisse, lui !
Oh ! ma bien-aimée souveraine !… Ne commandez point à votre serviteur, qui vous a toujours obéi… ne lui commandez point ce qui est trop au-dessus de ses forces…
Non, vous ne voulez pas ?… Alors donnez !… Je frapperai moi-même… J’essaierai… Je pourrai…
Mais, vos mains… Oh ! moi qui n’avais pas vu !…
Ah ! c’est vrai…
Dois-je les délier ? Avons-nous le temps ?
Non, trop long… Là, dans les plis de ma robe, cachez l’arme… (Le Prince hésite encore.) Vous n’osez pas ?… C’est vrai, toucher la souveraine !… Oh ! vous pouvez ; c’est comme une morte à présent, votre Impératrice.
Mais, avec ces liens, comment ?…
Ah ! il les fera délier, celui devant qui je vais comparaître… Et puis, — on est excusable, n’est-ce pas, de changer d’idée, si près de la mort, — je voulais que vous me frappiez avant qu’il vienne… À présent, j’aime mieux le revoir, lui, l’Empereur.
Le revoir ?… Vous le connaissez donc ?
Oui… Restez jusqu’à ce qu’il soit là.
Oh ! non, que l’on ne me trouve pas ici !
Qu’importe ? au point où nous en sommes…
C’est que… Là-bas, les dernières têtes tombent… On fait l’appel de ceux qui restent… Il est temps… mon tour vient… Ils m’avaient laissé libre une heure sur ma parole… Je ne voudrais pas avoir eu l’air de fuir…
Alors, oui, partez, prince… Adieu… Je vous rejoindrai bientôt, tous, mes fidèles !… À ceux qui restent dites-le, que je vais vous rejoindre…
Scène VII
Fille du Ciel, daignez lever les yeux vers le vainqueur désolé qui s’incline devant vous ; daignez le regarder et vous souvenir ; sans doute, vous le reconnaîtrez, mais puissiez-vous le regarder sans haine !
Pour le reconnaître, je n’ai besoin ni de réentendre sa voix, ni de revoir son visage. Dans mon esprit, la lumière s’est faite pendant les heures de ma captivité : avant d’entrer ici, je savais en quelle présence j’allais être amenée… (Un silence pendant lequel l’Empereur reste incliné.) À la fille des Ming, que peut avoir à dire l’empereur des Tartares ?…
Oh ! vos mains liées !… C’était pour vous défendre contre vous-même, que j’avais ordonné cela… Mais, à présent… (Il s’approche, mais avec hésitation, pour les délier. L’Impératrice recul, en le regardant pour la première fois.) Oh ! pardon… Devant vous, dans mon trouble infini, je ne sais plus… C’est vrai, j’allais oser les toucher, vos mains meurtries… Et cependant vous m’êtes plus sacrée encore, ici, que là-bas, dans la splendeur… (Il frappe un coup léger sur le gong. Un officier paraît. À l’officier.) La grande maîtresse ! Qu’elle vienne à l’instant même. (À la grande maîtresse, qui entre aussitôt et se prosterne.) Déliez les mains de l’Impératrice, et laissez-nous. (La grande maîtresse obéit et sort. Un silence.) Votre voix n’est plus votre voix. Vos yeux ne sont plus vos yeux. Vous êtes devant moi, et votre âme semble restée dans l’inappréciable lointain. Je ne vous attendais pas ainsi et vous me faites peur. La majesté de la mort est en vous.
Un m’appelle au pays des Ombres. Permettez-moi bientôt d’en franchir le seuil ; de vous, je ne puis accepter d’autre grâce. Mes fidèles, mes guerriers s’étonnent que je tarde à les rejoindre, et mon fils écoute s’il n’entend pas derrière lui dans le sentier obscur, venir le bruit de mes pas.
Votre fils !… Oh ! votre fils !… Qui donc, après vous, l’a pleuré comme moi ?… Dix courriers ont été lancés, mes plus rapides cavaliers, nuit et jour au galop, crevant leurs chevaux, jalonnant les routes de cadavres époumonés, pour essayer d’arriver à temps, de détourner l’irrémédiable malheur…
Qu’en a-t-on fait ?… Le corps de mon fils, où est-il ?…
À cette heure, dans un grand char impérial, il s’achemine lentement vers le Nord, précédé de musiques funèbres, suivi de mille dignitaires en vêtements de gala, avec tout le faste d’un jeune souverain.
Et où le conduit-on, mon fils ?
Vers les forêts inviolables où reposent les Empereurs tartares. Là, dans une vallée où jamais l’homme n’a creusé la terre, deux lieues de cèdres sombres jetteront leur silence autour de son mausolée de porcelaine…
M’accorderez-vous de dormir auprès de lui ?
Mais… suivant l’usage des Impératrices, c’est vous-même qui, dans la forêt, choisirez le site, les perspectives, et tracerez les longues avenues de marbre… pour quand votre heure sonnera…
Elle a sonné, mon heure, et depuis bien des jours… Je l’ai entendue, mais j’avais les mains liées, et vos gardes, sans trêve, autour de moi… À présent, vous me la donnez, n’est-ce pas, ma liberté suprême, et je m’en vais rejoindre tous ces morts qui m’attendent ? Me retenir, serait indigne de vous, mon noble ennemi, vous ne ferez pas cela !…
Vous retenir ?… Oh ! moi, non… mais, le devoir… Fille des Ming, au devoir vous êtes incapable de faillir…
Le devoir !… Quel devoir ?… Ah ! déjà une première fois on m’a leurrée avec ce mot-là, et on m’a conduite à fuir, comme une femme vulgaire que la peur talonne ; pendant qu’ils savaient mourir comme des braves, tous, mes guerriers, mes princes, jusqu’à mes filles d’honneur, je m’en allais, moi, lâchement, par les souterrains de mon palais… pour obéir au devoir !… Tenez, c’était à l’heure où mes soldats tombaient par milliers, frappés par les vôtres, où mes murailles croulaient sous le heurt de vos armées… on m’avait apporté, dans une coupe d’or, le breuvage de la Grande Délivrance… et j’étais là, tranquille comme en ce moment… plus souriante toutefois, prête à porter la coupe à mes lèvres ; j’allais échapper à tout, m’en aller fière et intangible, dans ma parure impériale ; les demeures souterraines où dorment mes ancêtres s’ouvraient là tout près, non connues de vos Tartares, et on avait le temps encore de m’y emporter… Mais le devoir !… Oh ! le devoir, paraît-il, était de fuir, et j’ai cédé… Et, jusqu’au jour où vos soldats m’ont prise, j’ai traîné longuement dans la campagne, aux avant-gardes de mes armées toujours vaincues, moi, l’Impératrice et l’Invisible, me profanant au milieu des hommes, marchant devant eux comme une sorte de fille exaltée !…
Dites que vous avez été l’héroïne sublime, la grande impératrice guerrière, la déesse des combats qui défiait les flèches et la mitraille, celle qui revivra éternellement dans les poèmes et l’histoire !
J’ai cherché à racheter ma fuite, voilà tout ; j’ai fait ce que j’ai pu, mais une action lâche ne se rachète pas. C’était dans mon palais qu’il fallait mourir, dans l’autodafé allumé de mes mains et qui a consumé tant de braves… Ma cendre mêlée aux leurs, c’était cela qu’il fallait… Le devoir, dites-vous ?… Mais, j’appartiens donc encore à la Terre, vous croyez ?… Mes villes sont détruites, mes armées sont anéanties, mon fils est mort… Et à cette heure, tenez, je le sais, là, au pied de votre grande muraille tartare, les têtes une à une tombent dans la poussière, les têtes de mes derniers fidèles… Alors, quel devoir je vous prie ?… (Elle retire le poignard de sa robe et tend le bras pour se frapper.) Celui-ci, rien que celui-ci… (L’Empereur se jette sur elle avec un cri, l’arrête en lui saisissant le poignet et jette le poignard à terre.) Ah ! vous portez les mains sur moi, à présent !
Pardon !… Écoutez-moi seulement ; vous mourrez après si vous voulez, je vous le promets… mais d’une façon plus douce…, pas comme cela avec du sang… Même je vous en fournirai les moyens, si vous voulez toujours…
D’une façon plus douce !… Cela, je le veux bien… Le breuvage de la Grande Délivrance, nous autres souverains, nous n’allons point sans cela. Vous l’avez aussi, n’est-ce pas ?
Nuit et jour à portée de main, depuis surtout que vous avez commencé de jouer votre vie à chaque heure, au plus fort des batailles. J’avais tant de crainte de ne pouvoir le prendre vivant, mon beau phénix de guerre !… Soyez rassurée, nous l’avons avec nous, la Délivrance : parmi les bijoux de ma ceinture, là, dans cet étui d’or.
Et vous m’en donnerez ?
Oui.
Vous le jurez ?
Oui ! Après que vous m’aurez écouté, j’aurai ce suprême courage. Vous le refuser serait indigne de vous et de moi… Mais, après que vous m’aurez entendu, seulement après…
Eh bien ! parlez, sire. En échange de votre serment, prenez les dernières minutes où il sera donné à mes oreilles d’entendre, à mes yeux de voir…
Scène VIII
Doublez les gardes aux portes ! Et la mort immédiate à qui, pour n’importe quelle raison, oserait entrer avant que j’aie frappé de nouveau sur ce gong, frappé TROIS COUPS. C’est compris ? Allez ! (Mouvement de l’officier pour sortir.) Attendez ! (Montrant les brûle-parfums sur les marches du trône.) De l’encens, des baguettes, vite, rallumez !… Je veux des parfums dans l’air. (L’homme allume en hâte des faisceaux de baguettes et la fumée monte.) Bien. Sortez !
Scène IX
Hélas ! je lis dans vos yeux la résolution obstinée… Vous allez mourir, je le sais… Je parlerai sans espoir… Une grâce à vous demander encore me l’accorderez-vous ?
Sans doute, oui… Mais d’abord, qu’est-ce donc ?
Notre entretien suprême, je voudrais qu’il eût lieu là-haut. Une fois dans votre vie, ne fût-ce qu’une seule fois sans lendemain, je voudrais vous avoir vue assise sur ce trône des conquérants tartares.
N’est-ce que cela ? S’il vous plaît ainsi, je le veux bien. (Elle commence à monter les marches du trône.) Je monte lentement : je suis brisée et défaillante… Ce breuvage que vous allez me donner, c’est celui qui endort, n’est-ce pas ?… On ne verra point mes traits douloureusement se contracter ? Le Phénix, même agonisant, aimerait conserver un peu de grâce.
C’est mieux encore que ce que vous souhaitiez ; cela vient des Barbares de l’Ouest : des perles brillantes sous une mince feuille d’or… On passe à néant à travers un sommeil soudain, dans un vertige très doux…
Ah !… dans un vertige… (Ils sont arrivés en haut. Elle s’assied à demi couchée sur le trône, qui est presque large comme un divan. L’Empereur reste debout.) Eh bien ! maintenant, ne tardez plus, parlez…
Ce n’est pas seulement pour un vain caprice que j’ai voulu vous voir assise là… Ce que nous avons à nous dire est si solennel ! Entretien d’Empereur à Impératrice, de puissance à puissance… Ici, mieux qu’en bas, abstraits l’un et l’autre de nos personnalités terrestres, nous saurons prendre conscience de nos missions surhumaines.
De puissance à puissance ?… Mais je ne suis plus rien, moi, qu’une captive qui ne compte pas.
Vous êtes toujours souveraine et doublement souveraine, maîtresse des destinées de la Chine, arbitre de tout… (L’Impératrice l’arrête d’un regard, comme offensée.) Maîtresse des destinées de la Chine, oui !… Et, ne vous offensez pas, je n’entends point là parler de votre pouvoir sur son Empereur… Mais, vaincue, captive, peu importe, n’êtes-vous pas toujours la fille des Ming ? Des cœurs, par centaines de millions, vous appartiennent secrètement… La révolte, un moment domptée par mes soldats, renaîtra demain, renaîtra toujours… Vous seule au monde auriez le pouvoir de l’apaiser à jamais… et cela ne vous laisse plus le droit de mourir…
Les morts m’attendent… Je suis des leurs, maintenant… J’entends leurs voix qui me pressent de venir…
Je voudrais vous dire en peu de mots… Je vous sens déjà partie, déjà glacée… Je me hâte et je me perds… Il me semble que je parle à la pierre d’une tombe… Des puissances, vous et moi, disais-je, oh ! oui, de grandes puissances !… Deux lignées rivales d’empereurs fabuleux, de héros déifiés, qui allaient s’étiolant depuis des siècles, sous l’oppression des rites et des formules, dans des prisons trop magnifiques ; deux dynasties qui semblaient vouées à la durée poussiéreuse des momies, ont par miracle abouti à vous et à moi, qui sommes vivants et jeunes ; de notre union pourrait surgir une Chine nouvelle, qui serait vivante aussi et dominerait le monde ; ensemble nous accomplirions cette tâche sainte, pour le bonheur de nos peuples et la gloire éternelle de nos deux noms unis… Mais sans vous, non, je ne puis plus rien, je retombe dans l’isolement doré, l’oisiveté maladive, les fumeries endormeuses… Si vous saviez ce qu’a été mon enfance, enfermée, solitaire, au fond d’un appartement d’ébène noire !… Dans l’obscurité de ce palais, j’ai ébauché, comme un enfant qui rêve, ce projet de m’unir à vous, dont mon imagination était hantée… et votre fils eût été mon fils… C’est comme un enfant encore que je suis parti pour cette aventure, d’aller vous voir dans votre palais de Nang-King. Et je vous ai vue, et ma volonté d’homme, qui flottait encore dans les songes, s’est concentrée soudain vers le but précis et unique… Oh ! tant d’obstacles j’ai déjà surmontés !… D’abord m’échapper de vos palais ; rentrer sans encombre ici, entre ces terribles murs de la Ville Jaune… et puis arracher le pouvoir aux mains des sombres malfaiteurs, qui avaient été longuement les tortionnaires de ma jeune volonté et de ma raison… La guerre déjà battait son plein ; les haines déchaînées, l’odeur de sang dans l’air, Chinois et Tartares hurlaient comme des fauves… Tout cela, vous le savez bien, je ne pouvais plus l’arrêter…
Je le sais.
Que j’aie fait tout au monde pour sauver votre fils, le croyez-vous ?
Maintenant, je le crois.
Si je dis ces choses, c’est pour qu’au moins vous ne me haïssiez pas.
Je n’ai contre vous aucune haine.
Les têtes de vos fidèles, qui tout à l’heure tombaient encore là, près de nous, c’est contre ma volonté : j’avais donné l’ordre de grâce. Quant à celui qui sort d’ici (souriant), — car je vois tout, moi, l’Empereur-fantôme, comme vous m’appeliez, — oui, celui qui vous parlait à cette place même et qui, si héroïquement, se figure courir à la mort, il aura la vie sauve, et vous le reverrez !
Je vous tenais déjà pour un ennemi généreux et grand…
De mon amour, je n’ai même pas osé vous parler.
Je vous sais gré d’avoir maintenu plus haut que cela notre entretien.
Chacune de vos paroles tombe sur moi, tranquille et glaciale comme les gouttelettes d’une lente pluie d’hiver… Et cependant j’aurai la force d’aller jusqu’au bout… Écoutez bien ceci, c’est la fin, vous serez libre après : malgré cette guerre à outrance que nous nous sommes faite, malgré ce cortège de deuil, qui défile là-bas, emportant votre fils vers les forêts du Suprême Repos, je poursuivais encore ce rêve, d’éteindre les haines séculaires en m’unissant à vous, de fondre en une seule nos deux dynasties rivales, pour laisser le grand empire à jamais apaisé…
Depuis que vous m’avez fait asseoir là, j’avais compris…
Et votre réponse ?
Ma réponse : ni vivante ni morte je ne permets que l’Empereur des Tartares frôle seulement ma main… Il est trop tard ; entre nous deux, il y a trop de sang qui coule en ruisseau…
Encore un mot, un dernier… Nous ne sommes pas seuls, à cette heure solennelle de l’histoire, dans ce lieu qui nous paraît vide et plein de silence… Des Ombres de guerriers et d’Empereurs des Mânes illustres s’assemblent de tous les points de l’air, descendent autour de nous et prêtent l’oreille, anxieux de la décision que vous allez prendre. Vos morts sont là tous, unis à présent aux miens, dans la concorde haute et céleste ; vous vous trompez, ils ne vous appellent pas ; ils vous ordonnent avec moi de demeurer quelques années encore, pour m’aider dans cette œuvre de la grande pacification que je rêve et que sans vous, assise à mes côtés sur ce trône, je serais impuissant à accomplir. Vous n’avez pas le droit de vous dérober à la tâche. Au nom de ces milliers d’invisibles qui nous entourent, je vous adjure : Fille du Ciel, restez !… (Un silence.) J’ai dit tout ce qu’il était en mon pouvoir de dire… J’attends votre arrêt… J’ai fini de parler.
Alors, maintenant, donnez !
Non ! non !… De mes propres mains, vous donner… Je ne peux pas !… Ayez pitié !… Je ne peux pas ! Je ne peux pas !
Ah ! votre serment, sire, votre parole impériale… Donnez, voyons !…
L’Empereur, après un silence encore, s’agenouille devant elle, arrache de sa ceinture la boîte d’or et la lui présente lentement, le visage caché contre terre.
En effet… de très petites perles qui brillent… Et la mort, c’est cela !… La paix, le néant, c’est cela !… (Elle porte les perles à ses lèvres, puis jette à terre la boîte d’or, et se lève exaltée. Triomphante, debout et dominant la salle, aux Invisibles qui sont dans l’air :) Ô mes ancêtres, regardez moi tous : ne suis-je pas glorieuse ? Me voici à cette place d’où, pendant des siècles, vous avez dominé le monde, et c’est sur le trône, usurpé par le Tartare, que je vais mourir ! Votre fille est restée digne de sa race ; malgré la tentation surhumaine, elle a tenu sa parole. Ouvrez toutes grandes devant elle les portes funèbres : la voici, elle vient !… (Souriante et douce tout à coup, à l’Empereur resté agenouillé.) Et maintenant que tout est accompli, approchez-vous, sire. (Elle le prend doucement par la main, pour lui indiquer de se relever et de s’asseoir.) Une seconde fois dans sa vie, l’Impératrice vous invite à vous asseoir… comme jadis là-bas, vous souvenez-vous, un matin, dans mon palais qui n’est plus…
Comme jadis là-bas, dans vos jardins, l’inoubliable matinée… Autour de nous, ces grandes fleurs des lointains climats qui s’ouvraient, humides encore des rosées de la nuit… Et ce beau Phénix impérial, qui rayonnait dans toute sa gloire…
Aujourd’hui, sur ces fleurs, la flamme des incendies a passé… Et il agonise, le Phénix, qui a brûlé ses ailes à tous les feux de la guerre… Mais, au seuil de la mort, il vous dira son secret le plus profond ; à votre tour, entendez-le !… (L’Empereur redresse la tête et la regarde.) Tout à l’heure, vos paroles de noble et magnifique sacrifice… oh ! sous mon masque impassible, avec quel trouble ne les ai-je pas écoutées !… Et j’aurais cédé peut-être, si ce devoir que vous me présentiez n’avait dû être qu’un pénible devoir ; mais il m’eût été trop aisé et trop doux… car je vous aimais… (L’Empereur se lève.) Et, vivante, je n’ai plus droit au bonheur, puisque ce grand bûcher humain dans mon palais, c’est moi qui…
Ô ma souveraine !… ma belle fleur fauchée !.. Entendre cela de vos lèvres, au moment où elles vont se glacer pour jamais… Oh ! être aimé de vous, je n’y croyais plus, moi… Et pas un secours possible, ni des hommes, ni des dieux, rien !…
Un secours !… Est-ce que je l’accepterais ?… Je n’ai parlé que parce que je vais mourir… Un secours !… Mais, puisque c’est moi, je vous dis, qui ai allumé le bûcher… puisque c’est cette main-là, tenez, qui a porté la torche enflammée… Et, pendant qu’ils se jetaient tous dans la fournaise, mourant pour mon fils et pour moi, je leur criais mon serment : je viens bientôt, au pays des Ombres, je viens, je vous suis… Après cela, vous me voyez, demeurant vivante à vos côtés, vivante et heureuse… Je me ferais horreur !… (Près d’elle, toujours assise, l’Empereur se jette à genoux, la tête appuyée sur les coussins du trône.) En pénétrant dans ce palais, c’était de moi-même que j’avais peur, rien que de moi-même… car l’imposteur étrange, apparu dans mon palais un jour, jamais, même quand je ne savais pas, même quand je ne comprenais pas, jamais je n’ai pu le haïr. Et, dans la litière si close qui m’amenait à Pékin, à chaque étape du lugubre voyage, grandissaient mes épouvantes et mes angoisses… à mesure que ce pressentiment s’affirmait, jusqu’à la certitude, que l’Empereur, ce serait vous ! (Se levant dans un sursaut d’épouvante.) Vous ne m’avez pas trompée, au moins ?… C’est bien la mort que vous venez de me donner ?… Oh ! non, vous n’auriez pas fait cela… Vous êtes trop noble pour m’avoir tendu ce piège…
Non, ma souveraine, non, je ne vous ai pas trompée ; la mort, oui, elle est bien là, dans votre sein, toute proche et inéluctable…
Ce sera long ?… Combien de minutes encore ?
Des minutes ?… Oh ! des secondes à peine… C’est tout de suite que vous allez m’échapper dans le néant… La frêle enveloppe dorée, qui brillait, vous protège encore… Dès qu’elle se dissoudra…
Je souffrirai !
Non !
Comment passerai-je, dites ?
Là, dans vos tempes, vous croirez entendre comme si l’on sonnait pour vous la grande cloche d’honneur… Et puis, un vertige… et soudain ce sera l’éternelle paix… (Il se relève et déchire ses vêtements.) Ô dieux, si vous êtes capables de miséricorde, abaissez sur moi vos regards, ayez pitié !…
Où vais-je ?… Qui me dira où je vais, où je serai tout à l’heure ?… Les Morts, les Ombres, que peut leur importer l’emploi de ce dernier lambeau de ma vie, qui n’aura pas de durée ?… À présent que j’ai tenu ma parole, qu’au moins il m’appartienne, ce suprême instant, qui pour nous vaut l’éternité… (À l’Empereur.) Qu’il m’appartienne… et que je vous le donne ! (Elle se rassied sur le trône.) Viens près de moi, mon époux, mon maître, mon Dieu… (L’Empereur s’assied près d’elle, d’abord comme avec une sorte de crainte religieuse.) Viens, je veux appuyer ma tête sur ton épaule, pour mourir… (L’Empereur l’enlace de ses bras.) Vois-tu, nous étions comme deux astres, séparés par l’incommensurable abîme, mais qui se jetaient éperdument leur lumière… Et à présent, l’abîme est franchi, et mon mortel ennemi pleure d’amour entre mes bras… Approche aussi ta poitrine, plus près, tout ton être, que je m’en aille comme en toi !
En moi, et avec moi, car je te suivrai, va, mon beau Phénix qui m’échappe et s’envole…
Non !… Reste sur la terre, reste pour garder l’amour que je t’ai donné… Qui donc se souviendrait de moi et rendrait un culte à mes Mânes ?… Dans la vallée d’éternel silence, par les avenues de marbre, sous l’ombre des cèdres obscurs, qui donc viendrait rêver aux grâces évanouies de ma forme d’un jour… Dis, tu resteras… Mais, viens plus près encore… Si tu n’as pas peur du dernier souffle d’une mourante, approche aussi tes lèvres, mon époux, que j’aie au moins connu ton baiser…
Oh ! même ta poussière me serait désirable, même la décomposition de ton corps… Peur, tu demandes si j’aurai peur !… Le respect seul desserrera mon étreinte… quand je sentirai que tu ne vis plus…
Ah ! oui… je l’entends, la grande cloche qui sonne… C’est le signal, alors ?… Et je sombre… Retiens-moi, mon époux.. Empêche que je sombre ainsi… que je m’abîme… dans le vide…
Pendant un instant de silence, ils restent enlacés. Et puis l’Empereur se rejette en arrière en poussant un cri, et la morte s’affaisse sur le dossier du trône.
Scène X
L’Empereur descend les marches en courant et frappe trois profonds coups d’appel sur le gong. Les portes s’ouvrent. Les dignitaires et les officiers paraissent aux seuils.
Venez tous, dignitaires, grands de l’Empire !… Des parfums dans les cassolettes, des fumées d’ambre !… Qu’on sonne le Carillon de Marbre… comme pour les Dieux !… Venez rendre hommage à votre Impératrice !… À genoux ! tous, devant la Fille du Ciel !…
Il se jette lui-même à genoux sur les marches. On sonne le Carillon de Marbre.
La foule magnifique envahit la salle et se prosterne devant la morte. — Rideau.