La Fin d’Illa/II/1

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Éditions Rencontre (p. 159-166).
DEUXIÈME PARTIE


Les mines


I

Je fus conduit dans une des cellules réservées aux condamnés à mort.

Rien que le séjour dans un pareil lieu impliquait une angoisse atroce. Ces cellules affectaient la forme d’une sphère parfaite, une sphère dont les parois étaient faites de différents métaux. Au centre de cette boule creuse, une cage de bambou était suspendue par des haubans rigides qui la maintenaient de façon qu’elle ne pût bouger. Je fus placé dans cette cage, pieds et mains liés.

A l’ordinaire, les condamnés ne sortaient plus du réseau de bambou. Des rayons électriques, jaillis de tous les points de la sphère, dissociaient lentement leurs corps.

Pendant six à sept jours, ils souffraient des tourments sans nom. Rair seul avait pu assister jusqu’à la fin, sans être incommodé, au supplice d’un de ces malheureux. Il en avait même fait un rapport qui avait provoqué l’horreur des vieillards du Conseil suprême. Mais le supplice de la sphère — ai-je dit que Rair en était l’inventeur ? — avait été maintenu. Rair avait simplement fait remarquer son utilité. C’était grâce à l’énergie énorme produite par la dissociation de la matière vivante — du corps du condamné — que les machines électriques permettant d’obtenir la pierre-zéro pouvaient fonctionner. Et nul n’avait insisté.

Je me crois quelque courage. Pourtant, lorsque la calotte de la sphère se fut rabattue sur moi, que je fus seul dans cette boule aux parois phosphorescentes d’où il me semblait voir jaillir des lueurs violettes ou vertes, qui n’étaient produites que par les reflets des différents métaux les composant, je crus bien devenir fou...

Je savais que j’avais été condamné à perdre la raison. Je me demandai si je n’avais pas été placé dans cette cage afin que la démence s’emparât de moi. Puis une autre idée me vint : Rair s’était peut-être ravisé. Il avait pensé qu’il serait plus tranquille une fois que je serais mort. Et il allait envoyer les courants cathodiques devant ronger ma substance. J’avais entendu parler des affreuses souffrances qu’enduraient les condamnés... Un frisson me parcourut.

Autour de moi, les parois de métal continuaient à luire. Elle se réverbéraient les unes dans les autres, formaient d’étranges et sinistres jeux de lumière où je croyais apercevoir des visions d’enfer.

Et le silence. Un silence absolu, au point que je percevais nettement la vibration de mes artères.

Je restai ainsi trois jours, je le sus ensuite.

Un caprice de Rair, qui avait simplement voulu ajouter à mes angoisses !

La calotte de métal fermant ma prison s’ouvrit. Je n’étais pas encore fou, mais je n’avais certes plus ma raison entière. J’avais souffert, non, je ne peux me le rappeler ! Ces heures sont imprécises dans mon esprit, comme celles d’un cauchemar.

Par l’ouverture de la sphère, je vis le visage ricanant de Limm. Il ne m’adressa pas la parole.

Deux hommes-singes, attachés à des câbles, furent descendus jusqu’à moi. Ils m’attirèrent hors de la cage et me remontèrent avec eux.

Jusqu’alors, j’avais gardé mes vêtements. On m’en dépouilla et l’on me fit revêtir une sorte de maillot fait de poils tressés, et qui me donna vaguement l’aspect d’une des brutes travaillant dans les mines.

Ce furent deux miliciens qui m’habillèrent.

J’avais, un an auparavant, sauvé la vie à l’un d’eux.

Au risque d’être surpris et horriblement supplicié, il consentit à répondre à mes questions.

Je sus ainsi, très succinctement, que les Nouriens, en réponse à un ultimatum de Rair, s’étaient soumis, qu’ils avaient accepté d’envoyer chaque année huit mille cinq cents jeunes gens devant servir à alimenter les machines à sang. Un comité de biologistes et de physiologistes illiens venait de partir pour Nour afin de choisir et de ramener — pour commencer — cinq cents sujets.

Déjà, les machines fonctionnaient avec du sang humain. Rair, férocement, avait fait ramasser pêle-mêle les morts illiens, les morts et les blessés de Nour, et le tout avait été descendu aux abattoirs...

Après l’anéantissement de la flotte aérienne de Nour, en effet, le creusement des tranchées avait repris et avait permis de capturer près de la moitié des tarières souterraines des Nouriens, dont l’équipage, fait prisonnier, avait, lui aussi, été envoyé aux abattoirs des machines à sang.

Rair était maintenant dictateur, maître absolu d’Illa, ou plutôt des ruines d’Illa.

Et mon nom à moi, Xié, était en exécration à tous. On m’accusait d’avoir facilité la fuite et la trahison d’Ilg, d’avoir fourni des renseignements sur le sous-sol d’Illa aux Nouriens, ce qui avait rendu possible l’œuvre néfaste des tarières... Et c’était moi, toujours moi, qui avais, soi-disant, annihilé l’action des courants magnétiques émis par les pylônes de la grande pyramide, et qui auraient dû rendre fous les Nouriens ! À la vérité, l’émission de ces courants avait été rendue impossible par Ilg, qui, avant sa fuite, avait provoqué des interférences... Le traître avait tout prévu. Ancien ennemi de Rair qui l’avait plusieurs fois humilié, il n’avait pas craint, pour se venger, d’attirer la ruine et la mort sur sa patrie.

Ses bombes radiantes n’avaient pu servir — comme je l’avais toujours pensé — car elles étaient aussi nuisibles à ceux qui les lançaient qu’à ceux contre qui elles étaient lancées. Seuls les obus volants avaient pu les utiliser.

Ironie du sort : Ilg, qui avait voulu se venger de Rair, n’avait réussi qu’à affermir sa puissance !

Rair, maintenant qu’il avait assuré aux Illiens que leur existence allait être prolongée d’un siècle, était presque un dieu pour eux. Malheur à qui eût osé discuter son pouvoir. Aucun de ces misérables n’avait gardé assez de jugement pour se rendre compte que Rair avait provoqué la ruine d’Illa, et que les Nouriens, tôt ou tard, chercheraient par tous les moyens à se soustraire à l’épouvantable tribut exigé d’eux !

De ma fille, de Toupahou, nul ne savait rien. Silmée était sûrement morte. Toupahou ?... Qui sait ?

J’appris encore que les Nouriens avaient refusé de livrer Ilg et le morceau de pierre-zéro enlevé par lui, en alléguant qu’ils ne savaient où était le traître. Toute l’insistance, toutes les menaces de Rair s’étaient brisées contre cette réponse.

Ce fut à peu près tout ce que je pus savoir. Je ne cherchai pas, d’ailleurs, à en connaître davantage. Ma curiosité elle-même était émoussée. J’étais dans un état d’hébétude complète, un être certainement au-dessous des hommes-singes auxquels j’allais être mêlé ! Rair avait voulu cela ! C’était à peine si un seul sentiment surnageait en moi : ma haine pour le sinistre vieillard.

Nanti de mon grotesque accoutrement, qui était collé à ma peau par une glu résineuse (car Rair voulait que je ressemblasse le plus possible aux êtres grossiers dont j’allais partager la vie), je fus descendu jusqu’aux ascenseurs conduisant aux mines.

En chemin, je pus me rendre compte des ruines causées par les tarières de Nour. Ce n’étaient qu’excavations, dans des murailles lézardées, trous, décombres, voûtes écroulées, cornières et longerons tordus, pulvérisés. Et de nombreux cadavres noircis, décomposés, d’innombrables débris humains restaient encore parmi ce chaos sans nom. Rair avait voulu cela.

Flanqué de Limm, de deux membres du Conseil suprême et de quatre officiers de la milice, j’arrivai devant les puits des mines. Ils étaient intacts. La profondeur à laquelle ils étaient situés les avait protégés, et les tarières des Nouriens n’avaient pas eu le temps d’arriver jusqu’à eux.

Ces puits, au nombre de trois, étaient formés par des tubes de métal, épais d’environ deux mètres, et d’un diamètre intérieur de trois. Ils étaient placés en triangle, au milieu du courant souterrain du fleuve Appa, qu’une voûte lumineuse, pratiquement indestructible, recouvrait.

Un simple commutateur, et les vannes percées dans les parois des puits s’ouvraient instantanément, provoquant le noyage des mines... et des hommes-singes qui y travaillaient.

Le personnel illien chargé de la surveillance et de la partie technique portait des uniformes munis de masques à air pouvant leur permettre de gagner des chambres de sûreté et d’y attendre, fût-ce un mois, qu’on vînt les délivrer. Des réservoirs d’air respirable solidifié y étaient placés.

Nous prîmes place dans l’ascenseur, un cylindre de métal étanche qui se manœuvrait de l’extérieur, soit d’en haut, soit d’en bas, dans les mines.