La Fin d’Illa/II/2

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Éditions Rencontre (p. 166-185).

II

Nous descendîmes en silence à une vitesse vertigineuse. De temps à autre, Limm me lançait un regard sarcastique. Sans les chaînes qui enserraient mes bras et mes chevilles, j’eusse sauté à la gorge du misérable espion, de l’homme qui avait tenté d’assassiner ma fille et qui, lâchement, vilement, insultait à ma misère.

Nous arrivâmes enfin. Je passai rapidement dans le bureau du directeur de la mine, un gros homme au teint blafard répondant au nom de Ghan. Il me considéra longuement, sans mot dire, et appuya sur le bouton d’une sonnerie.

Deux surveillants arrivèrent. Ils devaient attendre dans une pièce voisine. Deux colosses aux faces bestiales, aux corps revêtus d’une sorte de cotte de mailles. Ils portaient à la ceinture un fouet à court manche dont la mèche se terminait par un aiguillon.

Prenez soin de ce traître ! fit Limm en les regardant fixement.

Les deux hommes s’inclinèrent. Ils s’approchèrent de moi et me poussèrent brutalement devant eux.

Ma rage, mon désespoir m’empêchèrent de bien me rendre compte de ce qui se passa ensuite. Je franchis plusieurs portes blindées qu’un mécanisme secret devait faire mouvoir, car elles s’ouvrirent et se refermèrent sans que mes gardes du corps y touchassent.

Et, enfin, je traversai une étroite galerie — un mètre de large, deux de haut — et débouchai dans une vaste crypte surbaissée, dont les parois, sur trois de ses quatre côtés, étaient formées par une cascade d’eau phosphorescente qui tombait verticalement dans une fissure du sol.

Je n’étais jamais descendu dans les mines de métal-par-excellence. Je savais qu’elles étaient situées à plus de neuf mille mètres au-dessous de la surface du sol et que les ingénieurs illiens, pour permettre aux ouvriers d’y vivre, y avaient amené l’eau d’un torrent souterrain, de l’eau artificiellement glacée et rendue phosphorescente, et qui combattait la chaleur dégagée par la croûte terrestre.

Sept tranchées parallèles étaient creusées dans le sol. Au fond de chacune d’elles, à une demi-douzaine de mètres de la surface de la crypte, des hommes-singes travaillaient, sous la surveillance des contremaîtres.

Ils peinaient sans relâche, arrachant le minerai de leurs pics maniés avec une vigueur formidable. En certains endroits, ils étaient obligés, pour suivre la veine de minerai, d’adopter des positions extrêmement pénibles qui les faisaient se contorsionner horriblement. Leurs grognements se mêlaient aux cris des surveillants et aux sifflements des fouets. Le grondement des trois cataractes ajoutait une sourdine à ce vacarme. Et la lumière verdâtre dégagée par l’eau phosphorescente éclairait cette horrible vision.

C’était ce minerai qui, après d’innombrables manipulations chimiques et électriques, devenait le métal souple et assimilateur des machines à sang. Mille kilos de minerai donnaient trois dixièmes de gramme de métal.

Mes deux gardiens me conduisirent à un surveillant, qui, après m’avoir longuement considéré, me coupa la figure d’un brutal coup de fouet, et, d’une poussée, m’envoya rouler au fond d’une tranchée. Je l’entendis qui grommelait je ne sais quelles paroles que je ne pus comprendre.

Je me relevai. Un des hommes-singes proche de moi me flaira, m’adressa quelques mots à peine articulés et me fit passer une pioche.

Je me mis au travail.

Un travail extrêmement pénible et épuisant, d’autant plus que je ne possédais pas le dixième de la vigueur des hommes-singes.

Fouaillé, menacé, insulté, je travaillai...

J’avais été condamné à perdre la raison. Combien de temps allais-je souffrir avant que cette sentence reçût son exécution ?

Ma fille était morte. Si je devenais fou, mes projets de vengeance contre Rair deviendraient vains, à jamais. Et mourir sans m’être vengé me semblait mourir deux fois.

M’évader ? Durant la première heure de ma descente dans la mine, j’y songeai. Ce fut pour me convaincre de l’imbécillité d’une pareille pensée. Seul de ma race, épié sans répit, affaibli, comment pourrais-je tromper la surveillance de mes gardiens, forcer les portes secrètes, trouver mon chemin à travers les galeries, faire fonctionner l’ascenseur... et, ensuite, revenir à la surface ?

Fangar était mort. Grosé ? Qui pouvait savoir ce qu’il était devenu. Et Rair était plus puissant que jamais !

Non. Il fallait abandonner toute pensée de fuite et de vengeance et se résigner à la folie ou à la mort. Pas d’autre alternative !

Je travaillai en ruminant ces désespérantes idées.

Enfin vint l’heure du repos.

Sous le fouet, je grimpai hors de la tranchée, et me mis en file avec les hommes-singes, comme moi chargés de chaînes que l’on vérifia, maillon par maillon. Et nous fûmes poussés comme du bétail dans nos dortoirs.

Ici, l’action de la pesanteur n’était pas équilibrée, comme à Illa, par des planchers antigravité. Tout au contraire, la profondeur où nous nous trouvions l’accentuait encore.

Déjà affaibli, je marchai avec peine et arrivai enfin dans le dortoir, ou plutôt l’écurie -— une longue galerie jonchée de paille métallique — qui nous servait de logement.

Je dus, comme mes compagnons de misère, manger, absorber des mélanges dégoûtants, des herbes cuites, de la chair d’animaux — débris des porcs et des singes tués pour alimenter les machines à sang. Mon estomac, qui n’avait jamais absorbé que de l’eau pure depuis ma naissance, se révolta... ce qui fit ricaner mes grossiers compagnons.

Je finis par m’endormir.

Que dire de mon existence pendant les jours qui suivirent ? Je fus fouaillé, criblé de coups d’aiguillon par les surveillants. Mes compagnons de misère, les hommes-singes, loin de me plaindre, se divertirent de me voir frappé et maltraité. Plusieurs d’entre eux, même, une fois dans le dortoir — dans l’étable — prirent plaisir à m’empêcher d’approcher des baquets où nous nous repaissions. Car j’avais fini par manger, par avaler les immondes débris dont je devais me soutenir... Il le fallait ! Que je mangeasse ou non, je devais travailler.

Peu à peu, je prenais une mentalité de brute. Parfois, je me surprenais à attendre avec impatience l’heure de me repaître ! Moi qui avais méprisé Hielug !

Je travaillai, je courbai le dos sous les coups, je subis les brutalités de mes sauvages compagnons.

Je ne devins pas fou... Rair voulait faire durer ma misère !

De temps à autre — je ne saurais dire à quels intervalles, car il m’était impossible de mesurer le temps — Limm apparaissait dans la crypte.

Il venait me contempler ; il me considérait en ricanant. Il buvait sa joie de me voir ainsi abaissé, moi qui avais été son chef, moi qui l’avais méprisé avec juste raison et ne le lui avais pas caché, à cet espion !

Peu à peu, je m’endurcis. Mes muscles gonfièrent. Ma peau s’épaissit. Je souffris moins des coups de fouet et d’aiguillon. Un indéfinissable espoir s’infiltra dans mon cerveau affaibli.

Et, comme, au cours d’une période de repos, un de mes camarades de misère, un énorme homme-singe qui couchait à mon côté, et que l’on appelait Ouh, m’avait renversé dans l’étable pour s’amuser à mes dépens, j’appelai à moi toute mon ancienne fierté et, d’un formidable coup de poing au bon endroit, à la pointe du menton, l’étendis à mes pieds.

Poussant des grognements farouches, plusieurs de ses congénères firent mine de se ruer sur moi. Je me crus perdu.

Quels que fussent mes sentiments — et, en réalité, je n’étais guère rassuré — je ne les montrai pas ; la tête haute, je regardai mes ennemis bien en face. Pendant une longue seconde, ma volonté et celle des hommes-singes s’affrontèrent. Et les brutes, domptées, baissèrent les paupières. Des siècles d’asservissement les avaient habitués à l’obéissance. Ce n’était pas en vain que leurs pères et les pères de leurs pères avaient vécu comme des esclaves. Esclaves, ils l’étaient, d’âme et de corps.

Ouh se releva et, soumis, me prit la main dans les siennes et l’appuya contre son cœur qui battait tumultueusement. D’un petit coup sur l’épaule, je lui marquai que nous étions amis. Et nous le fûmes.

Ouh, patiemment, dévotieusement, m’apprit le langage secret des hommes-singes. Car ces brutes, à défaut d’intelligence, possédaient une dose incroyable d’astuce.

Leur terreur des surveillants était trop grande et leur habitude de se soumettre trop ancrée en eux pour qu’ils songeassent à la possibilité d’une révolte. Mais ils avaient créé une sorte de langage secret qui leur permettait de communiquer entre eux sans que les surveillants s’en aperçussent.

Ouh m’apprit à manier la pioche et le pic et les outils de toutes sortes employés pour arracher le minerai du sol. Il m’enseigna les ruses nécessaires pour éviter de se fatiguer. Il travailla à mes côtés, m’évita les tâches trop dures pour ma force et pour mon manque d’adresse.

Car les hommes-singes, grâce à la sélection opérée par les biologistes illiens, possédaient quatre mains et étaient doués — je l’ai déjà dit •—• d’une force comparable à celle de huit à dix hommes ordinaires.

Le temps passa.

Par l’entremise d’Ouh, je me fis d’autres amis, et, peu à peu, l’espoir revint en moi. J’osai envisager mon retour à l’air pur... sous le soleil brillant, dans le ciel bleu.

Entreprise difficile, mais non plus impossible. Pour l’accomplir, point n’était besoin de grande imagination. Il n’y avait qu’un moyen : se débarrasser des surveillants et des techniciens illiens. C’était faisable.

Les hommes-singes, je le savais maintenant, étaient des brutes, mais des brutes astucieuses, qui avaient créé un langage à eux et qui, par conséquent, étaient capables de raisonner et de garder un secret.

Je m’ouvris à Ouh de mes espoirs : massacrer les Illiens des mines, revenir à la surface et se rendre maître d’Illa. Après quoi, plus de travail forcé au sein de la terre, la vie libre sous le ciel...

Sous le ciel ? Illa ? En entendant prononcer ces paroles, Ouh me regarda avec un étonnement stupide. Il ne savait pas ce qu’était le ciel, ce qu’était le soleil, ce qu’était Illa. Comme ses congénères, il était né dans la mine. Son père, ses aïeux étaient nés dans la mine. Et il ne savait pas que d’autres êtres que les surveillants fouailleurs existaient.

J’eus beaucoup de peine à lui faire la description d’Illa, et encore simplifiai-je bien des détails... Les mots me manquaient pour me faire comprendre.

Je réussis pourtant à donner une vague idée à mon ami de ce qu’était le joyau du monde, Ma la Glorieuse. Naturellement, je me gardai bien de lui faire part des terribles moyens de défense et de destruction dont disposaient les Miens. Ouh savait — je le lui avais dit — que j’avais été un des plus puissants chefs des hommes.

Il avait parfaitement compris que j’étais victime d’une vengeance : c’était un sentiment que les hommes-singes connaissaient, la vengeance.

J’avais un ennemi. Nous nous haïssions. Cet ennemi était plus puissant que moi. Il en avait profité. Ouh avait trouvé cela tout naturel. Il n’eût pas compris qu’on fût le plus fort et qu’on n’en profitât point. Sinon, à quoi bon être le plus fort ?

Il me fallut longtemps avant de convaincre Ouh, et surtout de lui faire comprendre le bonheur qui l’attendait s’il se libérait. Je ne sais pas s’il me comprit. Je crois qu’il pensa surtout à la possibilité de tuer un certain surveillant qui s’acharnait à le fouetter plus qu’il ne le fallait. De plus, il me fallut vaincre la superstitieuse terreur que le simple Ouh professait à l’égard des hommes. La pensée que moi, homme, serais avec lui, le rassura un peu.

Il fut enfin convaincu. Avec une astuce qui m’émerveilla, il mit ses congénères au courant de nos projets. Il employa peu d’arguments, toujours les mêmes. D’abord, on tuerait les surveillants, on ne travaillerait plus, on mangerait autant qu’on le voudrait. Et on irait dans un endroit merveilleux où les hommes-singes seraient les maîtres et, à leur tour, fouetteraient leurs surveillants.

C’était simple et facile à comprendre.

Et les brutes ne demandaient qu’à se laisser convaincre. Ils ignoraient -— heureusement — qu’une révolte semblable, tentée deux siècles auparavant, avait misérablement échoué, et que les mutins avaient été suspendus tout vivants à des crocs de métal, comme des animaux de boucherie, au-dessus des tranchées de minerai, où ils étaient restés à agoniser, pour servir d’exemple à leurs congénères. Leurs cadavres, momifiés pour éviter une épidémie, avaient pendant longtemps orné la sinistre crypte. Tous les écoliers d’Illa savaient cela. Les hommes-singes, non. On avait jugé qu’il valait mieux qu’ils ne le sussent, afin d’éviter, malgré tout, qu’ils aient la pensée de recommencer la tentative.

Tandis que mon ami Ouh... mon ami, un homme-singe, à moi qui avais guidé les armées d’Illa, ô Rair !... oui, tandis que mon ami Ouh procédait à sa propagande, j’avais soigneusement, patiemment, élaboré un plan d’action. Les détails que je connaissais de longue date sur les mines d’IUa, joints à ce que j’avais observé depuis que j’étais ravalé au rang d’une brute, me servirent beaucoup.

Tout d’abord, les hommes-singes, sous ma direction, se fabriquèrent des limes pointues avec des débris d’outils. Ces limes devaient leur servir en même temps à couper leurs chaînes et à égorger leurs surveillants.

Ces derniers, recrutés parmi la plus basse plèbe d’Illa, avaient fini, depuis longtemps, par se croire parfaitement en sûreté. Leur autorité n’était pas contestée. Les hommes-singes leur obéissaient avec une servilité d’esclaves. Et jamais il ne fût venu à l’idée d’un de ces valets de bourreaux, abrutis par leur séjour au fond des mines, que les brutes qu’ils fouaillaient, et qui n’étaient guère plus brutes qu’eux-mêmes, pourraient songer à se révolter.

Aussi, la sévérité des consignes, qui avait été remise en vigueur lors de mon arrivée dans la mine, s’était-elle peu à peu relâchée comme elle l’avait toujours été.

Moi-même, j’étais docile, soumis. Je rampais, je contrefaisais la soumission et la terreur la plus abjecte, ce qui m’avait, d’ailleurs, concilié quelque bienveillance, les surveillants étant fiers d’humilier, de ravaler un homme qui avait été illustre entre les plus illustres des Illiens. Ils savaient que j’avais sauvé la patrie, quelques années auparavant, s’ils ignoraient que je venais encore de la sauver[1].

Le moment si longtemps attendu, le moment que j’avais cru ne jamais advenir, ce moment arriva.

Nous travaillions pendant environ six heures sans arrêt, et nous nous reposions quatre. Et cela sans jamais aucune interruption.

M’étant assuré que chacun des trois mille hommes-singes possédait sa lime-poignard, je fis circuler la nouvelle que ce serait pour le repos qui suivrait.

Et, pour la vingtième fois peut-être (je voulais éviter toute cause d’erreur ou de confusion), j’expliquai minutieusement à Ouh et à une douzaine d’autres hommes-singes, que j’avais jugés plus intelligents ou plus astucieux que les autres, les moindres détails de l’opération projetée.

Comment ne fus-je pas trahi ? Quand je pense que plus de trois mille êtres connurent mes projets ! Si ç’avaient été des hommes !... Mais ces brutes, si elles savaient peu de choses, les savaient bien. Leurs sentiments étaient simples. Tous haïssaient leurs bourreaux. Tous se réjouissaient à l’idée de les tuer. Ils ne voyaient pas plus loin.

Leurs chaînes étaient solides, ou l’avaient été.

Endormi, comme ses subordonnés, dans une sécurité stupide, et, de plus avare et avide, Ghan, le directeur de la mine, n’avait pas fait changer ces chaînes depuis longtemps, bien qu’il se fût fait payer le prix de nouvelles entraves par le trésorier du Conseil suprême. Aussi la plupart de ces chaînes étaient-elles oxydées par l’épaisse humidité qui régnait éternellement dans les profondeurs de la mine, et qui était produite par l’évaporation de l’eau des cascades, dont les ventilateurs ne parvenaient pas à expulser les vapeurs.

En un quart d’heure, peut-être, tout fut fini.

Leurs chaînes sciées, leurs quatre membres libres, les hommes-singes, rampant sans bruit sur leurs quatre mains, leurs yeux jaunes luisant comme des disques d’or, atteignirent les portes de leurs étables.

Elles étaient solides, ces portes. Mais, dans chaque étable-dortoir, un énorme bloc de minerai avait été secrètement introduit. Un bloc pesant un millier de kilos. Soulevé par deux hommes-singes, il fut projeté contre le panneau, qui s’effondra sous le choc.

Et les brutes, frémissantes, débouchèrent dans la crypte. À la clarté phosphorescente des trois larges cataractes d’eau glacée, j’assistai à un spectacle sans nom.

Les surveillants, réveillés en sursaut par le fracas des portes effondrées, accoururent, munis de bombes fracassantes qu’ils lancèrent dans les rangs serrés des hommes-singes.

Ce fut une terrible hécatombe. Des glapissements, des râles, des aboiements de rage et de souffrance dominèrent le mugissement des chutes. Plusieurs centaines d’hommes-singes avaient été anéantis.

Il en restait. Beaucoup. Ces survivants ne laissèrent pas le temps à leurs ennemis de lancer de nouveaux engins. Ils s’élancèrent vers eux, les rejoignirent… Ce qu’ils firent ensuite, je n’ai pas de mots pour le décrire. Des surveillants, en quelques secondes, il ne resta plus qu’une bouillie.

Je m’étais jeté à plat ventre sur le sol pour n’être pas atteint par les bombes.

La crypte vide de surveillants vivants, je me relevai, et, non sans peine, ralliai mes compagnons…

La porte de métal donnant sur la petite galerie par laquelle on accédait dans la crypte avait été fermée du dehors. Les hommes-singes, sur mes conseils, creusèrent rapidement une excavation sous le battant.

Ils la creusèrent avec leurs limes-poignards et aussi avec leurs ongles. Le carnage des Illiens les avait rendus comme fous ! Les bombes enlevées aux surveillants furent entassées dans le trou. Et l’une d’elles fut lancée sur les autres, dont elle provoqua l’explosion.

Un choc effroyable, suivi d’un grondement sourd. La porte n’existait plus, mais une partie de la crypte s’était effondrée, fracassant en même temps une des trois digues retenant l’eau des cataractes… Une gigantesque avalanche de liquide dévala dans la crypte.

Roulé, soulevé, submergé, culbuté, je réussis à nager, pourtant ! Autour de moi, j’entendis, je sentis grouiller les hommes-singes qui, épouvantés, nageaient éperdument, mus par le simple sentiment de la conservation.

À quelques mètres de moi, je distinguai la lézarde de la digue, à travers laquelle l’eau jaillissait avec un grondement d’ouragan. Je n’en pus voir plus, car je fus aussitôt entraîné par le courant. Une sorte de tourbillon m’aspira brutalement. Je sentis que je tombais avec une rapidité vertigineuse.

Dans ma chute, je me heurtai à de nombreux hommes-singes qui, affolés, essayèrent de s’agripper à moi. Je crois bien que je poignardai quelques-unes de ces brutes pour leur faire lâcher prise.

Je me heurtai douloureusement à des blocs de pierre, et, confus, sanglant, une épaule ouverte, plusieurs ongles arrachés, je me trouvai, sans savoir comment, dans ce que je crus être un lac souterrain, sous une haute voûte ; je pris pied sur la berge.

J’étais sous les puits des ascenseurs des mines.

Autour de moi, les hommes-singes abordaient les uns après les autres. Pas un Illien.

Au centre du lac, soutenues par d’énormes piliers de métal et de maçonnerie, trois énormes colonnes rondes montaient vers la voûte qu’elles semblaient soutenir. Ces colonnes, qu’une peinture au phosphore rendait faiblement lumineuses, étaient creuses et contenaient les cages des ascenseurs, ainsi que je devais m’en rendre compte.

En quelques instants, tous les hommes-singes survivants — un peu plus d’un millier — furent réunis autour de moi. Ils m’entourèrent, glapissant, criant, se pressant, se bousculant furieusement. Je ne vis pas Ouh.

Non sans peine, je réussis à obtenir un silence relatif qui me permit de me faire entendre.

J’expliquai tant bien que mal à ces brutes qu’ils devaient attendre et que j’allais faire le nécessaire pour regagner avec eux la surface du sol, l’endroit où ils seraient libres et heureux et mangeraient autant qu’ils le voudraient. On m’accorda ce répit.

J’étais terriblement embarrassé. Nous n’avions ni bombes, ni explosifs quelconques à notre disposition, et je me demandais comment je me tirerais de là... Je me voyais déjà la proie de la horde des hommes-singes affolés et désespérés, une terrible mort, plus terrible que Rair ne l’eût jamais imaginée !

Il fallait trouver quelque chose, et vite. Je sentais peser sur moi le regard ardent des prunelles jaunes des quadrumanes. J’affectai une assurance parfaite et me mis en devoir d’explorer rapidement la grotte où nous avions été « déversés ».

J’abandonnai la berge, et, à la nage, m’approchai d’une des trois énormes colonnes.

À ma grande surprise, j’aperçus, rivées dans la maçonnerie, une série de tringles de métal, disposées de façon à former les degrés d’une échelle. Je les gravis et, arrivé à la voûte, constatai qu’une trappe y était aménagée. Sans doute servait-elle au passage des ouvriers, lors des réparations ? Je la touchai. Elle était fermée et rendait un son mat qui décelait sa forte épaisseur.

Je frappai fortement sept fois, puis trois fois contre le panneau. C’était le signal employé pour se faire ouvrir, dans les couloirs de la pyramide du Conseil.

J’avais frappé au hasard, sans aucun espoir, pour répondre à une pensée qui venait d’éclore dans mon cerveau.

Presque instantanément, la trappe s’ouvrit. La face inquiète d’un officier de la milice apparut dans l’ouverture ronde.

Mes deux mains se refermèrent autour de son cou. Je serrai frénétiquement, avec tant de rage que mes pieds glissèrent de l’échelon de métal où j’étais perché et que je restai suspendu par les mains au cou de ma victime qui essayait en vain de me faire lâcher prise.

Je sentis le malheureux s’affaiblir. D’une secousse, je réussis à reprendre pied sur l’échelon, et, repoussant l’officier sans vie, franchis l’ouverture...

Une vive lumière m’aveugla. J’eus le temps de voir plusieurs ombres, des uniformes. Et je fus aussitôt saisi par dix poignes furieuses.

Ainsi que je devais le savoir par la suite, je me trouvais dans le corps de garde chargé de la surveillance des assises des ascenseurs des mines.

L’officier qui commandait le poste avait été avisé de la révolte des hommes-singes. En m’entendant frapper, il avait cru que c’était un des ingénieurs, les seuls qui connussent le signal réservé aux chefs, et, déjà ému par les nouvelles qui venaient de lui parvenir, avait instinctivement, impulsivement, ouvert.

Revenons-en à moi. Renversé par mes agresseurs, je tentai de me débattre, avec l’énergie du désespoir. En vain. Mes assaillants étaient trop et avaient trop d’intérêt à ma capture.

C’est le traître Xié ! s’était exclamé l’un d’eux.

Je compris que j’étais perdu.


  1. Xié possédait de nombreuses vertus, sauf la modestie. (N. d. A.)