La Fin d’Illa/II/3

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Éditions Rencontre (p. 185-198).

III

Tandis que je me roulais sur le dallage, que je griffais, que je mordais désespérément mes assaillants, sans bien savoir ce que je faisais, j’entendis des cris qui me firent instinctivement tourner la tête.

Je vis — j’entrevis — deux des miliciens qui essayaient vainement de rabattre la trappe que l'on poussait du dehors.

Les hommes-singes, contrairement à ce que je pensais, avaient, en quelque sorte, flairé le danger que je courais... Ils m’avaient vu disparaître dans la trappe, et, tout aussitôt, s’étaient élancés pour me rejoindre.

L’un d’eux — je le sus ensuite — avait passé sa tête dans l’ouverture. Imprudence. Un milicien, l’ayant aperçu, lui avait fendu le crâne avec un outil. Et il avait voulu refermer la trappe.

Mais, derrière le quadrumane, des grappes d’hommes-singes étaient suspendues à l’échelle. Ceux qui étaient les plus proches du panneau avaient voulu s’infiltrer dans l’ouverture. Les Illiens qui n’étaient pas occupés à m’assaillir avaient tenté de rabattre la trappe. Trop tard.

Et, maintenant, une lutte terrible se livrait entre les hommes-singes et les Illiens. Ces derniers avaient l’avantage de la position. Mais les quadrumanes étaient plus vigoureux, plus nombreux surtout.

Je sentis soudain se relâcher l’étreinte qui m’enserrait : appelés par leurs camarades, presque tous les miliciens acharnés sur moi coururent unir leurs efforts à ceux des autres Illiens, afin d’empêcher les hommes-singes de pénétrer dans le corps de garde.

La pensée que tout n’était pas perdu, qu’au contraire je pouvais encore triompher, me rendit toutes mes forces.

Quatre Illiens étaient restés pour me maintenir. Chacun d’eux était agrippé à un de mes membres. L’un avait son genou sur mon épaule. Un autre appuyait ses deux mains sur ma poitrine et sur mon poignet. Le troisième et le quatrième immobilisaient mes jambes.

Je bandai mes muscles et, d’une furieuse secousse, je parvins à faire lâcher prise à ceux de mes ennemis qui me retenaient les bras. Ils roulèrent sur le sol. Mais les deux autres avaient tenu bon. Je ne pus me relever.

Un des Illiens que je venais de renverser tira un poignard de sa ceinture. Il leva son arme — je compris que, plutôt que de me voir lui échapper, il allait m’égorger. Je me raidis et tentai de me libérer. Un des miliciens qui m’enserraient les jambes glissa et tomba. L’autre resta cramponné à ma cuisse. J’étais perdu.

— Meurs, traître ! gronda l’homme en abaissant son poignard.

Je ne fus pas touché.

Une clameur épouvantable et assourdissante retentit : les hommes-singes faisaient irruption dans la pièce.

Les Illiens qui avaient essayé de maintenir la trappe furent submergés, mis en pièces... Ils disparurent littéralement, comme s’ils eussent été écrasés, engloutis sous une avalanche.

Comme en un rêve, je vis se redresser et tomber les miliciens qui, jusqu’alors, m’avaient retenu. Ils furent renversés, foulés, écrasés, étranglés, éventrés avec une animosité sauvage. Pendant quelques secondes, je pus entendre les ricanements, les glapissements horribles des quadrumanes qui vengeaient les infâmes traitements dont ils étaient les victimes depuis des siècles...

Ils se calmèrent enfin — lorsque leurs ennemis ne furent plus qu’une pulpe sans nom.

Pour la première fois depuis mon évasion, je me demandai si j’avais eu le droit de libérer ces brutes... À la vue des hommes-singes barbouillés de sang, leurs yeux jaunes hors de la tête, leur mufle plissé par une joie féroce, j’eus presque honte de moi qui avais trahi les hommes et m’étais allié avec ces brutes !

Comme je tournais la tête, mes regards tombèrent machinalement sur un ordre de service au bas duquel je lus le nom de Rair... Ce seul mot suffit pour balayer mes dernières hésitations et mes premiers regrets. « Périsse Illa, périsse la civilisation, pensai-je, pourvu que Rair meure ! »

Lorsque mes auxiliaires se furent un peu calmés, ce qui demanda un bon quart d’heure (et je ne pus rien faire, malgré mon impatience, pour abréger ce délai), je leur fis rechercher la clé de la porte blindée du corps de garde, clé qui était certainement en possession d’un des miliciens.

Les quadrumanes fouillèrent, pataugèrent dans la boue sanglante qui était tout ce qui restait des Illiens.

Les clés furent trouvées, la porte ouverte. Elle donnait sur la cage d’un des ascenseurs.

Les miliciens qui venaient d’être massacrés n’avaient pas pensé ou n’avaient pas eu le temps de faire connaître leur critique situation. L’ascenseur était arrêté, au ras du dallage. L’homme-singe préposé à sa manœuvre fut immédiatement entouré, submergé, anéanti... Pour ses congénères, c’était un traître. Les quadrumanes des mines nourrissaient une jalousie, une haine féroces pour ceux de leur race qui, plus heureux qu’eux, étaient employés ailleurs.

L’ascenseur pouvait contenir trente personnes, au plus. Nous étions douze cents...

J’obtins difficilement le silence et expliquai à mes alliés qu’il leur faudrait grimper en s’aidant des guides d’acier, des câbles, et des fils de toutes sortes fixés en dedans du conduit. Quant à moi, qui étais trop faible et trop épuisé pour les imiter, je m’installerais sur le dos de l’un d’eux.

J’aurais pu utiliser l’ascenseur, mais je comprenais que les quadrumanes se fussent méfiés, et il fallait à tout prix que je conservasse leur confiance. D’autre part, il se pouvait qu’une fois arrivé en haut, l’ascenseur fût cerné par des miliciens ou des soldats.

Ce fut une étrange ruée. Dans le conduit cylindrique dont les parois polies laissaient suinter une phosphorescence verdâtre, les hommes-singes, silencieux comme des fantômes, grimpèrent, laissant derrière eux des traces rouges.

Cramponné aux épaules de Torg, un gigantesque quadrumane qui ne semblait pas s’apercevoir de ma présence sur lui, heurté par les autres grimpeurs, secoué, balancé, bousculé avec une telle violence que, par moments, j’avais toutes les peines du monde à me retenir, je haletai et souffris atrocement de mes blessures.

Les hommes-singes grimpaient avec une rapidité vertigineuse. En moins d’une minute, nous dépassâmes les étages contenant les réserves de minerai, et ceux où étaient renfermés les stocks de munitions. Mais nulle ouverture ne permettait d’y accéder. Les ascenseurs qui y conduisaient étaient ailleurs.

Enfin, nous arrivâmes au niveau d’une porte, qui était fermée. Je la reconnus. C’était par cette porte que les porcs et les singes destinés aux machines à sang étaient amenés dans les étables.

À tout prix, il fallait se faire ouvrir. D’un moment à l’autre — je le savais, moi ! — Rair allait être informé — s’il ne l’était déjà ! — de la révolte. Peut-être étions-nous recherchés. Et rien n’était plus facile que de nous anéantir, entassés comme nous l’étions dans l’étroit conduit de l’ascenseur.

Les hommes-singes, sur mon ordre, s’arrêtèrent. Cinquante d’entre eux arrachèrent plusieurs tronçons des énormes rails ronds, en acier-nickel, servant de guides à l’ascenseur. Treize de ces tronçons furent réunis en faisceau à l’aide de fils conducteurs enlevés de la paroi, et constituèrent une sorte de bélier pesant au moins deux mille kilos.

Notre rudimentaire bélier fut lentement balancé, puis projeté contre la porte, laquelle, au premier choc, vola en éclats.

Par l’ouverture béante, les hommes-singes, hurlant comme des démons, se ruèrent droit devant eux, sans penser au péril, sans penser à rien. C’était une cataracte vivante, un flot dont on aurait rompu les digues. Je fus entraîné par le gigantesque Torg.

Nous traversâmes une grande salle où se tenaient quelques Illiens. Je ne les vis pas. Lorsque j’arrivai, ils étaient déjà réduits en bouillie.

Et, une seconde porte ayant été enfoncée, nous fûmes dans les étables.

Une salle ronde, d’environ cent mètres de diamètre et dont le sol était en forme d’entonnoir, à gradins[1]. Sur ces gradins, que divisaient de hautes barrières de métal grillagé, des milliers de singes et de porcs étaient affalés. La plupart somnolaient, sous l’influence des soporifiques mélangés à leur nourriture.

Au centre de l’entonnoir, une ouverture ronde était béante. C’était dans cette ouverture que les bêtes destinées au sacrifice glissaient automatiquement. Des chemins roulants, formant en quelque sorte les rayons de l’immense circonférence, amenaient au trou les bêtes désignées par les biologistes, et sans que personne eût à intervenir.

Du plafond tombait une lueur crépusculaire qui, à travers des conduits de verre spécial, arrivait des condenseurs de lumière solaire. Une odeur chaude et acre régnait.

Les hommes-singes, devant ce spectacle, s’étaient arrêtés, stupéfiés.

Leurs glapissements d’étonnement réveillèrent quelques porcs qui grognèrent. Ce fut le signal d’un massacre ignoble. Mais je ne pouvais rien.

En plus de la porte par laquelle nous venions de passer, l’étable n’avait d’autre ouverture que le trou rond placé au fond de l’entonnoir.

Non sans peine (j’étais descendu des épaules de Torg), je me frayai un passage jusqu’au bord de ce puits, lequel, je le savais, aboutissait aux abattoirs.

Je me laissai glisser dans l’ouverture et tombai sans me faire de mal dans une sorte d’auge. J’eus juste le temps de me jeter de côté, car les hommes-singes, me voyant disparaître, se ruèrent dans le puits... Ils tombèrent par grappes sanglantes en poussant de petits aboiements rauques.

La salle de l’abattoir était vide. Au-dessus de l’auge placée sous le puits, des tuyaux en métal-par-excellence, munis de ventouses, étaient suspendus au plafond. Et, rangées contre les murailles, se distinguaient les nombreuses machines auxiliaires : les presses, les coupoirs, les agglutineuses.

Les auges — il y en avait sept — traversaient la muraille et allaient aboutir dans la salle des machines à sang.

Du côté opposé, une porte était encastrée dans le mur. Je la fis enfoncer.

Je n’oublierai jamais, dussé-je vivre l’éternité, ce que je vis.

Etendus sur des claies, dans une salle oblongue, plusieurs milliers d’êtres humains dormaient. .. Je les reconnus à leurs costumes. Des Nouriens. Ils dormaient... oui, du sommeil hypnotique. Leurs traits étaient reposés, du moins ceux de la majorité d’entre eux. Certains, au contraire, avaient le visage contracté par d’affreuses grimaces... sans doute étaient-ils les jouets de songes atroces.

Je me penchai sur l’un d’eux, et distinguai, à la jonction du cou et de l’épaule, le point bleu d’une piqûre de seringue hypodermique.

Ces Nouriens, c’étaient les malheureuses victimes que Rair s’était fait livrer pour alimenter les machines à sang. Tous des jeunes gens, en bonne santé. Ils avaient été soigneusement choisis par la commission biologique d’Illa. Ces malheureux avaient des mères, des parents, des fiancées. Et ils allaient mourir ignoblement, sacrifiés comme du bétail !

Rair, dans sa prévoyance infâme, les avait fait endormir, afin que leurs angoisses et leurs tourments moraux ne nuisissent pas à leur santé. Ainsi, leur sang resterait pur, sans toxines, et ils seraient présentés en parfait état aux sinistres machines.

Les hommes-singes, muets, effarés, s’étaient arrêtés. La présence de ces milliers de morts -— car les quadrumanes ne savaient pas distinguer entre le sommeil et la mort — les emplissait d’une sorte de terreur. La lueur bleuâtre filtrant du plafond, et qui donnait une teinte livide et blafarde aux corps inanimés étendus sur les claies, contribuait à entretenir leur illusion.

Je frissonnai violemment ; une telle horreur m’emplit que je craignis de perdre la raison. Je me raidis et fis appel à ma haine pour Rair afin de chasser tous les autres sentiments qui se disputaient mon cerveau.

Je traversai la salle. Comme j’allais atteindre la porte qui se trouvait au fond, celle-ci s’ouvrit. Une douzaine d’Illiens, parmi lesquels les biologistes et les physiologistes du Conseil suprême, apparurent. Virent-ils les hommes-singes ? En eurent-ils le temps ?

Ils furent entourés, poussés, renversés, anéantis.

Un rire nerveux, que je ne pus maîtriser, me secoua ; j’eus un élan de sympathie pour les hommes-singes qui, sans le savoir, venaient d’accomplir une œuvre de justice en exécutant les assassins devant leurs victimes.

Qu’ajouter encore ? Nous sortîmes du sinistre dortoir, antichambre de la mort. Nous parcourûmes des couloirs... Tous les Illiens que nous rencontrâmes périrent.

Et nous réussîmes à atteindre les réserves de munitions.

Telle avait été la rapidité de nos mouvements que les Illiens lancés à notre recherche ne devaient nous rejoindre que dans les caveaux des explosifs.

Je choisis des bombes fracassantes et les distribuai à mes auxiliaires — c’étaient les seules armes dont ils fussent capables de se servir avec efficacité. Je réussis assez facilement à leur en expliquer l’effet et à leur en enseigner le maniement.

Hors des cryptes, des miliciens, des guerriers nous attendaient au passage. Nous fûmes criblés de bombes magnétiques, de projectiles de toutes sortes, de grenades asphyxiantes.

Les hommes-singes, affolés, épouvantés, jetèrent au hasard leurs bombes fracassantes, se massacrant les uns les autres... Je réussis à en entraîner une centaine à ma suite. Nous fonçâmes dans les couloirs, à travers les Illiens épouvantés. Mais, à mesure que nous avancions, les rangs de ma petite troupe s’éclaircissaient terriblement. Les uns tombaient, d’autres étaient tués, de nombreux revenaient en arrière, affolés, et étaient aussitôt abattus par les Illiens qui se reformaient derrière nous.

Bientôt, je ne fus plus entouré que de dix à douze quadrumanes, dont la plupart étaient blessés et frappaient autour d’eux avec une rage aveugle, sans plus se rendre compte exactement de ce qu’ils faisaient.

J’étais perdu si plusieurs des miliciens qui nous combattaient ne m’eussent reconnu.

C’étaient d’anciens compagnons d’armes. Sous mes ordres, ils avaient combattu et vaincu les Nouriens. Je lus dans leurs yeux leurs sentiments.

Ils s’écartèrent pour me laisser passer. Tant que je vivrai, je n’oublierai jamais ces fidèles, ces vaillants qui risquèrent les supplices pour sauver leur chef fugitif !

Dans les couloirs déserts, je bondis. Tout mon calme m’était subitement revenu. Pour un peu, j’eusse cru que je venais d’être le jouet d’un cauchemar. Hélas ! je savais que, si j’étais surpris, ce serait la mort impitoyable !

Un officier de la milice surgit soudain devant moi, au détour d’une galerie. Ma lime-poignard s’incrusta instantanément dans sa gorge. Et, quelques instants plus tard, revêtu de l’uniforme de ma victime, je remontai sur les terrasses d’Illa.

C’était la nuit. Les ravages causés par les aérions de Nour étaient encore visibles. A quelques centaines de mètres de moi, j’aperçus l’immense tranchée qui avait permis de capturer et de détruire les tarières. Elle était encore béante.


  1. La forme d’un cirque. Mais les Illiens ignoraient apparemment les cirques. (N. d. A.)