La Fin d’Illa/II/4

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Éditions Rencontre (p. 198-211).

IV

Les terrasses étaient désertes. Ordre de Rair, qui, redoutant de voir apparaître les hommes-singes en révolte, avait pris ses dispositions pour pouvoir les foudroyer s’ils se montraient, et cela sans craindre de massacrer les Illiens.

Les projecteurs de lumière solaire, dont la plupart, d’ailleurs, avaient été détruits par les Nouriens, ne fonctionnaient pas ou très peu.

Une lueur diffuse, crépusculaire, régnait sur les terrasses. C’était la première fois que je voyais Illa sous cet aspect. Les parois phospho- rescentes de la gigantesque pyramide du Grand Conseil lui donnaient un aspect fluide et irréel. Un beau spectacle, vraiment, mais je ne pouvais m’empêcher de penser qu’au sommet de cette pyramide de rêve, Rair, le génie du mal, se tenait, prêt à achever son œuvre de ruine, de sang et de mort.

D’un moment à l’autre, un projecteur pouvait s’irradier et se poser sur moi. Je serais perdu.

Il fallait fuir... fuir... Mais où ? Comment ? Je pouvais entendre, dans l’immense tranchée entourant Illa, le grondement sourd des machines et les sifflets des contremaîtres et des ingénieurs.

Le travail de reconstruction et de comblement continuait jour et nuit. Il devait y avoir de nombreux miliciens aux abords des chantiers. Et je n’aurais pas deux fois la chance de rencontrer des cœurs magnanimes. Une fois arrêté, ce serait la mort.

Que faire ? Oui, que faire ?

Tandis que j’errais dans les galeries d’Illa, avant d’arriver sur les terrasses, je m’étais grandement réconforté. C’était l’heure à laquelle Rair faisait lancer les effluves nourriciers des machines à sang. J’en avais profité et, jamais, depuis que j’avais été envoyé aux mines, je ne m’étais senti si vigoureux et si dispos. Avec une honte rageuse, je m’avouai que l’invention de Rair était efficace. Féroce, mais bienfaisante. Ma force présente, pourtant, je la devais sans doute au sang d’un homme comme moi !... Cette pensée m’irrita.

Ce n’était pas le moment de philosopher, mais d’agir.

Immobile entre deux énormes blocs de maçonnerie soulevés par l’explosion d’une bombe aérienne, qui me dissimulaient entièrement, j’entrepris de mettre un peu d’ordre dans mes idées, d’envisager ma situation et surtout les moyens de la modifier.

Un léger grincement, derrière moi, me fit me retourner.

Un flot de sang monta à mes joues : d’un des puits voisins, un homme venait de surgir. Je ne pouvais voir son visage, car il était dans l’ombre, mais je reconnaissais sa silhouette, sa démarche.

Limm ! C’était Limm, l’espion de Rair, celui qui était venu insulter à ma détresse alors que j’étais ravalé au rang des brutes, celui qui m’avait longuement épié, j’en étais sûr, et qui avait, par jalousie, par basse envie, comploté ma perte.

J’oubliai tout, les périls que je courais, ma perte certaine si j’étais repris.

Frémissant, j’attendis. La direction que suivait Limm allait le faire passer à trois ou quatre pas à peine de ma cachette.

Je tirai mon poignard, une arme grossière qui me rappelait les plus tristes heures de mon existence. Et j’attendis.

Limm — c’était bien lui ! — se rapprocha.

Je n’attendis pas suffisamment. Mon impatience faillit me perdre. Comme un fou, je me ruai hors de ma cachette et bondis vers l’espion.

Limm, malgré mon uniforme de milicien, malgré la demi-obscurité régnant, me reconnut instantanément.

— Xié ! s’exclama-t-il en reculant d’un pas.

Il porta la main à sa ceinture, mais, déjà, j’étais sur lui. Mon poignard s’enfonça jusqu’au manche entre ses côtes. Il tomba en poussant un cri rauque.

— Je peux mourir, maintenant, grondai-je, puisque je t’ai eu, canaille maudite !

Une expression de raillerie et de rage contracta les traits de l’espion :

— Imbécile ! siffla-t-il.

Et, en même temps que cette suprême insulte, un jet de sang gicla entre ses lèvres. Il était mort.

Je dus me retenir — je l’avoue ! — pour ne pas m’acharner sur son cadavre, pour ne pas faire comme les hommes-singes dont j’avais si longtemps partagé la vie.

Un dernier reste d’humanité — ce n’était pas impunément que j’avais été ravalé au niveau de la brute ! — me retint.

Je fouillai l’espion et trouvai sur lui la petite plaque ronde, en illium[1], marquée du sceau de Rair, qui servait à faire reconnaître par le peuple les grands dignitaires d’Illa.

J’étais un des rares, en effet, qui connussent Limm. D’innombrables Miens savaient son existence, mais ne l’avaient jamais vu, ou, du moins, ignoraient l’avoir vu. Il se montrait partout, mais sous des noms divers et des apparences différentes.

La plaque que je venais de lui enlever allait peut-être me sauver !

Depuis des mois que j’étais enfermé dans la mine, mon visage, mes traits avaient considérablement changé. Grâce à l’uniforme dont j’étais revêtu et à la plaque que je possédais, j’avais bien des chances de ne pas être reconnu...

Dans les vêtements de Limm, je trouvai encore un petit téléphone portatif qui lui servait à converser avec Rair, où qu’il se trouvât. Et puis, une petite boîte renfermant une paire de gants dont les trois doigts du milieu se terminaient par de courtes pointes — de véritables griffes — très acérées.

Or j’avais entendu parler de l’étrange pouvoir de Limm.

À plusieurs reprises, des bruits avaient circulé... Des gens avaient raconté que le simple attouchement de l’espion suffisait, lorsqu’il le voulait, à provoquer la mort. Trois membres du Grand Conseil suprême, qui s’étaient permis de critiquer Limm, avaient ainsi péri, sans que l’on devinât comment.

Je le savais, maintenant. Ce gant, ces griffes ! Elles étaient certainement enduites, ces pointes, d’un poison foudroyant. C’était pourquoi Limm tenait les gants enfermés dans une boîte de métal — par crainte de s’en blesser.

Je m’en emparai et les mis.

Puis, ayant tiré le cadavre du misérable bandit sous un des blocs de maçonnerie qui m’avaient servi d’abri, je résolus de payer d’audace et me dirigeai vers la coupole blindée abritant les petits aérions de la police.

Non seulement je pouvais espérer n’être pas reconnu, mais je possédais le moyen de foudroyer celui qui pourrait me reconnaître.

Je n’eus qu’à montrer la plaque d’illium au factionnaire placé devant la porte pour que l’homme me laissât passer sans rien me demander. Je pénétrai dans le corps de garde, et demandai à être conduit devant l’officier de service.

On m’introduisit immédiatement, et avec les plus serviles marques de respect, dans une petite pièce meublée d’une table, d’une chaise et d’un lit de camp.

L’officier, un nouveau promu, ne me reconnut pas — et, pourtant, moi, je l’identifiai. Il avait longtemps fait partie de ma garde particulière. Mais la plaque d’illium lui enlevait toute clairvoyance.

— Ordre de Rair ! fis-je, sans prendre la peine de déguiser ma voix. Faites sortir un aérion, avec un pilote expérimenté. J’ai une inspection à faire. Dépêchez !

L’homme s’empressa, tremblant que je ne fusse pas satisfait.

Moins de cinq minutes plus tard, je m’installai côte à côte avec un aériste, dans un appareil volant de petite dimension.

— À cinq cents mètres ! ordonnai-je.

Nous voguâmes dans le ciel étoile.

Je savais à peu près manier les appareils de ce type. Mais j’avais oublié tant de choses, durant les mois qui venaient de s’écouler, que je crus nécessaire d’observer les gestes de mon compagnon. Je lui fis faire de nombreuses évolutions, aussi bien dans le sens de la hauteur que dans le sens horizontal. Il monta, il descendit, il plana, il ralentit, accéléra. Il dut, enfin, me croire fou.

L’ayant fait monter à un millier de mètres, j’allais lui enfoncer les griffes de mon gant dans l’épaule, lorsque je me sentis le besoin d’être renseigné.

Par d’adroites questions, j’essayai de savoir de lui ce qu’était devenu Fangar, son chef.

La plaque d’illium le rendait stupide. Il me répondit si idiotement que je n’insistai pas et m’enquis de Grosé, le chef de la milice.

— Il a été exécuté comme complice de l’ignoble traître Xié ! fit l’aériste. Ce fut le dernier à périr des sept cent soixante-trois conjurés ! Par neuf fois, son supplice fut interrompu, afin que le peuple pût venir le contempler dans la boule à désintégration !

» Je réussis à aller le voir trois fois de suite, grâce à ma sœur, qui est mariée à un cousin de la tante d’un membre du Grand Conseil ! Ce fut...

Des rais fulgurants de lumière violette zébrèrent le ciel. Des décharges électriques passèrent si près de nous que le moteur de l’aérion vibra.

... Par quel moyen ? Comment ? Je ne sais. Mais ma fuite venait d’être découverte !

J’enfonçai frénétiquement les trois griffes de mon gant dans l’épaule de l’aériste, qui, lâchant ses manettes, s’affaissa.

De mon poignard, que j’avais d’avance placé dans ma main gauche, je coupai la sangle retenant le cadavre à l’appareil et précipitai le corps dans le vide. Puis, ayant saisi les commandes, je piquai droit vers le nord, vers Nour.

Désormais, je n’avais plus de patrie.

L’aérion était neuf et rapide. L’indicateur de vitesse accusa presque aussitôt sept cents kilomètres à l’heure. Mais, m’étant retourné, je pus voir que plusieurs obus volants filaient déjà à ma poursuite.

Je pris de l’altitude. À dix mille mètres, je m’enfonçai dans d’épais nuages dont l’humidité glaciale me transperça.

Je respirais très difficilement.

Pendant les minutes qui suivirent, je fus dans un état presque inconscient. Le hasard ou bien quelque secret instinct me fit maintenir l’appareil dans la bonne direction.

Je traversai la zone des pylônes et faillis être foudroyé. Un violent orage, qui éclata à ce moment, me sauva en dérivant les courants électromagnétiques qui eussent dû m’anéantir.

Peu après, je faillis être précipité sur le sol, dont je m’approchai à moins de deux cents mètres. Je reconnus que j’avais quitté le territoire d’Illa. J’étais chez nos ennemis, les Nouriens.

Je ralentis la marche du moteur : aussi bien, les accumulateurs de puissance étaient presque vides.

Sous moi, j’apercevais un amas chaotique de collines rocheuses, que je connaissais bien : c’était parmi ces monticules que j’avais, quelques années auparavant, anéanti l’armée de Nour. Et telle était ma récompense : fugitif, exilé, après avoir partagé le sort des hommes-singes !... O Rair !

Je distinguai enfin une étroite vallée qui me parut propice à l’atterrissage. Non sans peine, à cause de l’obscurité, je descendis et réussis à prendre terre, un peu rudement, mais sans me faire de mal.

Mon indécision revint. Comment allais-je être accueilli par ces Nouriens que, par deux fois, j’avais vaincus ? Considéreraient-ils en moi la victime de Rair, ou, plus simplement, le bourreau de leur propre pays ?

Il se pouvait qu’ils me missent à mort, sans autre. Ils devaient être exaspérés de leur défaite et de cette horrible obligation où ils étaient de laisser les Illiens choisir les plus beaux spécimens de leur jeunesse et de les emmener pour le sacrifice suprême...

La lutte que j’avais menée contre les éléments m’avait fatigué. Et puis, j’allais être obligé, tôt ou tard, de me procurer de la nourriture. Les Nouriens, en effet, ne connaissaient pas — pour leur bonheur ! — les horribles machines à sang servant à l’alimentation des Illiens. Ils se repaissaient comme des animaux, naturellement. Peut-être étaient-ils dans le vrai ! Depuis ma captivité dans les mines, bien de mes idées avaient changé sur la valeur de la civilisation !

Je poussai mon appareil dans un épais buisson de ronces où il disparut presque, et, m’étant repéré à l’aide de mes souvenirs de guerre, je me dirigeai vers une petite bourgade de bûcherons que je savais exister à quelques kilomètres dans le nord. (Mes guerriers l’avaient saccagée ; mais, peut-être, tant l’homme est obstiné et tient à rester sur les lieux qui l’ont vu naître, avait-elle été reconstruite ?...)

Je me mis en marche. L’action de la pesanteur, que je ressentais entièrement, m’obligeait, à chaque pas, à un effort nouveau. Mais je m’habituai assez vite, et bientôt avançai naturellement.

De temps à autre, je percevais des sifflements : c’étaient les innombrables serpents hantant cette région désolée qui manifestaient leur fureur à mon approche. Lors de ma campagne contre les Nouriens, un grand nombre de mes guerriers avaient été mordus et eussent péri sans les sérums dont nous les avions immunisés.

Armé d’une branchette qui me servait à éloigner les reptiles, j’avançai dans la nuit.

Je cheminais ainsi depuis une bonne demi-heure, lorsque, ayant dépassé un énorme bloc de roc recouvert de plantes grimpantes, je distinguai une lueur sur ma droite.

Or l’endroit, je le savais, était complètement désert ; le sol de sable ne produisait que des ronces... et des serpents.

Je voulus me renseigner.

Ganté du terrible étui à griffes enlevé à Limm, je me mis à plat ventre et rampai entre les petits buissons croissant autour de moi.

La lueur était toute proche. Bientôt, je reconnus qu’elle filtrait à travers la fissure d’un roc.

J’approchai jusqu’à toucher la pierre et collai mon œil contre la fente. Je distinguai trois branches d’arbre placées en faisceau et soutenant, au-dessus d’un feu de branches, un grossier récipient de terre sèche suspendu par des liens d’écorce tressée. Quelques peaux de panthère, mal tannées, étaient étendues sur le sol. Et, contre les parois du roc, d’où suintait une forte humidité, des pieux de bois étaient plantés et servaient à suspendre des quartiers de viande. La caverne — car c’était une caverne — pouvait avoir quinze à vingt mètres de longueur et quatre à cinq de largeur.

Mais où donc était son occupant ? J’essayai de le voir...

À ce moment, mes sens exacerbés perçurent un bruit de pas sur la mousse. Je me retournai, et n’eus que le temps de me jeter de côté pour n’avoir pas la tête écrasée par un énorme quartier de roc que me lança un être humain arrêté à trois pas de moi. Enragé par le péril, je me ruai sur l’inconnu. Je le rejoignis, et, écartant l’épieu de bois dont il essayait de me transpercer, je lui enfonçai, de toutes mes forces, les trois griffes du gant dans l’épaule. Il tomba en poussant une sourde exclamation.

Mon sang faillit s’arrêter dans mes veines : j’avais reconnu la voix de Fangar, le chef aériste, de Fangar, mon meilleur ami ! Je me jetai presque sur lui.

Déjà, il agonisait. Sa constitution exceptionnellement robuste lui avait permis de ne pas être foudroyé sur le coup, et puis le poison dont étaient imbibées les griffes du gant était sans doute resté en grande partie dans le corps de l’aériste que j’avais tué. Limm devait, après chaque assassinat, retremper les griffes de son gant dans le poison, du moins, je le suppose.

— Fangar ! m’écriai-je, dans un sanglot.

Xié !... Ah !... murmura le mourant. Quel... malheur !... Je... je m’étais évadé... car les Nou... riens m’avaient fait pri... sonnier ! Ecoutez !... Silmée vit... et puis Toupa... hou ! Ils sont... chez... Houno !... Et... Ilg... Ilg est caché... avec la... pierre... Ilg est chez le... grand sorcier Akash !... Je... Je...

Haletant, fou, la bouche ouverte, les yeux ronds, mes artères battant à se rompre, je fixai le mourant, n’osant l’interrompre, n’osant parler.

Fangar me lança un regard perçant qui me fit frissonner.

Il se redressa et, d’une voix changée, qui n’était plus la sienne, prononça distinctement ces mots :

— Je vous pardonne, Xié ! Illa est perdue ! Adieu !...

Ses yeux se ternirent. Un soupir siffla entre ses lèvres. Il retomba à jamais.


  1. Métal sur lequel Xié ne donne aucun renseignement. (N. d. A.)