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La Fin de Lucie Pellegrin/L’Infortune de Monsieur Fraque/I

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G. Charpentier (p. 53-58).

I

Les Fraque descendaient d’un hameau perdu dans les montagnes, d’un pays de loups, dont tous les habitants, remontant à quelque auteur commun, sont aujourd’hui encore des « Fraque ». Le bisaïeul, un paysan illettré comme tous ses cousins plus ou moins éloignés, envoya de temps en temps son fils « apprendre » chez le curé du chef-lieu de canton, à quatre kilomètres. Celui-ci, à la mort de son père, vers 1750, un beau matin, avec cinquante écus noués dans son mouchoir, débarqua à Noirfond, capitale d’une province du midi de la France, siège d’un parlement, d’un évêché. D’abord chantre à la métropole, puis clerc d’un procureur, il épousa une fille d’huissier, finit par devenir greffier au parlement. Enfin, le père de M. Fraque, grandi au milieu des paperasses du greffe, mais dépossédé par la Révolution de la charge paternelle, fut un homme de haut mérite, un Talleyrand de province, acquéreur de biens nationaux, tour à tour professeur de droit, procureur impérial et conseiller sous le premier Empire. Les Cent-Jours furent sur le point d’en faire un préfet. Mais dès la seconde Restauration, devenu définitivement monarchiste, il arriva à la députation, et à la première présidence de la Cour royale de Noirfond. Noble, en ces temps-là, un pareil homme fût sans doute monté plus haut. Lorsque la mort l’arrêta dans son ascension, il allait se faire anoblir, ce qui avait été rendu facile vingt-cinq ans à l’avance par le coup de génie de son mariage. En pleine Terreur, le jacobin Fraque, prévoyant qu’en France les vaincus du jour redeviennent tôt ou tard vainqueurs et qu’il est bon d’avoir un pied dans tous les camps, fit la folie apparente, tout en achetant pour un morceau de pain l’antique et superbe hôtel de Beaumont, d’épouser la ci-devant Hélène de Beaumont, orpheline et dernière descendante de cette illustre famille.

Rejeton unique de ce croisement, le jeune Hector avait grandi dans l’aristocratique hôtel comme il avait voulu. Il perdit sa mère de bonne heure. Il n’entrevoyait qu’aux heures des repas son père, jaune, parlant peu, absorbé. Sauf dans cinq ou six grands jours, où le premier président donnait à dîner aux magistrats de son ressort, les meubles des immenses salons restaient recouverts de leur housse de lustrine grise. Les rideaux de damas épais interceptaient le jour. Et, sous les grands marronniers du jardin, l’herbe envahissait les allées du parterre négligé ; les charmilles étaient devenues des fourrés impénétrables ; la mousse et les feuilles mortes obstruaient le grand bassin ; et les statues elles-mêmes, debout de distance en distance, poussiéreuses et noires comme des statues qui se négligent, semblaient bâiller d’ennui. Connaissant peu d’enfants de son âge, toujours seul avec les domestiques, Hector, dans ce milieu peu récréatif, était devenu sombre et brusque, entier, taquin, querelleur, n’aimant que les chevaux et les armes, se chamaillant jusque avec ses chiens. Au collège, où son père ne l’avait envoyé que tard, le jeune Fraque s’était acquis un renom de mauvaise tête : insolent avec les professeurs, se jetant sur les pions, se colletant avec les élèves. Petit de taille, plus rageur que fort, il était d’ailleurs le plus souvent battu, et revenait avec quelque bosse au front, des coups d’ongle sur la joue. Des égratignures faisaient saigner ses petites mains délicates. Au fond, sous ses allures batailleuses, Hector était le meilleur garçon du monde. M. Fraque père, qui avait deviné le mouton caché sous cette peau de loup, avait le plus grand mépris pour ce fils, en qui il sentait revivre toute sa défunte femme.

Le jeune Fraque passa bachelier, commença son droit à la Faculté de Noirfond ; à la mort du premier président son père, il avait déjà sa dixième inscription. À vingt-deux ans, seul et libre dans la vie, maître d’une jolie fortune, M. Fraque consacra un temps convenable au grand deuil et à une réelle affliction, puis partit comme un fou pour Paris. Il mit six ans à y passer son quatrième examen et sa thèse ; au bout de six ans, se portant toujours comme un jeune chêne, il se trouva que ce prodigue raisonnable n’avait dépensé que ses rentes annuelles, plus une vingtaine de mille francs de dettes. La liquidation de ses folies de jeunesse diminua donc fort peu son capital. Puis, avant la trentième année, devenu sage, M. Fraque ne songea plus qu’à rentrer à Noirfond.

Il avait assez de Paris. Paris, où il n’avait rien à faire, lui pesait ; M. Fraque était né « provincial ». Perdu dans cette foule affairée et indifférente, où nul ne faisait attention à lui, n’ayant ni passion ni grande ambition pour lui tenir compagnie, isolé, il s’ennuyait. Ce n’était pas que M. Fraque restât indifférent à la vie de son temps, à la poussée de sa génération. Il lisait les journaux. Il était libéral comme la jeunesse l’était sous le règne de Charles X, dans les limites de la charte. Il fréquentait M. Thiers et M. Mignet, ses condisciples, qu’il avait connus en Provence, au collège et à la faculté de droit. Il allait de temps en temps chez M. Guizot. Mais assez fin pour sentir par des nuances imperceptibles que ces jeunes ambitions actives, remuantes, ne le prenaient pas au sérieux, blessé à la longue dans ses amitiés par mille petites piqûres d’épingles, M. Fraque s’était avoué à lui-même que, trop fier pour se résigner aux seconds rôles sur un théâtre trop vaste, il valait mieux retourner en province, où il tiendrait aisément les premiers.

Et, un beau matin de septembre 1829, toutes les fenêtres de l’hôtel de Beaumont, grandes ouvertes, laissaient joyeusement entrer le soleil, s’évaporer l’odeur du moisi et du renfermé. Vers midi, le vieux concierge, debout depuis longtemps sur le seuil, enleva tout à coup sa casquette. Son jeune maître n’était plus qu’à trente pas de la maison paternelle. Hector monta droit à la chambre où étaient morts son père et sa mère, chambre qui allait maintenant devenir la sienne, regarda un moment deux portraits à l’huile dont l’humidité avait altéré les tons, se lava le visage et les mains, secoua la poussière du voyage. Quelques minutes après, dans le jardin, les feuilles mortes des gros marronniers criaient sous les pas du voyageur. Il se fit apporter à dîner du restaurant. Le lendemain, il ne sortit pas, regretta un peu Paris, arrêta un valet de chambre et une cuisinière. Le surlendemain, un dimanche, à la messe de midi de l’église Saint-Jean, tout le beau monde de Noirfond se retournait : M. Fraque, rasé de frais et tout sémillant, était près de la porte, devant le bénitier. À la sortie, chacun, en défilant près de lui, le saluait. De vieux conseillers qui, aux dîners du premier président, avaient vu M. Fraque fils tout enfant, lui serraient la main :

— Te voilà enfin revenu !… disaient-ils en hochant la tête.

De jeunes hommes de son âge, avec une curiosité inquiète, ajoutaient :

— Est-ce pour toujours ?