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La Fin de Lucie Pellegrin/L’Infortune de Monsieur Fraque/II

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 59-64).

II

Dans la petite ville, la nouvelle de ce retour fit la traînée de poudre.

Une heure après la messe, M. Fraque achevait de déjeuner. Tout à coup, un grand vieillard, à barbe blanche, inconnu, se précipita dans la salle à manger en repoussant le valet de chambre, et sauta au cou du jeune homme, en s’écriant :

— Hector, mon cher, embrassez donc votre oncle !

Stupéfait, M. Fraque reçut d’abord, comme un enfant, une grosse caresse sur chaque joue. Ce ne fut qu’après un moment de réflexion qu’il reconnut M. le marquis de Grandval, parent éloigné de sa mère. Il ne l’avait pas vu quatre fois en sa vie. Le vieux gentilhomme, du vivant de M. Fraque père, n’avait jamais traité ainsi en neveu le fils de « ce jacobin, cet acquéreur de biens nationaux, ce parvenu, avec lequel la dernière des de Beaumont n’a pas eu honte de se mésallier. » Mais Hector n’eut pas le temps de s’irriter à ces souvenirs. M. de Grandval ne lui laissa pas ouvrir la bouche. Baisé, choyé, adulé, étourdi, subjugué par le tourbillonnant vieillard, Hector finit par prendre son chapeau et ses gants, et sortit avec son nouvel oncle. Dix minutes plus tard, M. de Grandval introduisait le jeune homme en son intérieur de marquis ruiné. Dans un coin du salon, Zoé se remettait, pour la circonstance, à une aquarelle interrompue depuis quatre ans qu’elle était sortie du couvent.

À quelques jours de là, on vit passer sur le Cours M. Hector Fraque, donnant pour la première fois le bras en public à sa « cousine » Zoé de Grandval. On en causa d’abord devant plusieurs cafés, dont les habitués étaient en observation, attablés dehors sans consommer. Le docteur Boisvert, du cercle, colporta la nouvelle toute chaude dans plusieurs maisons du faubourg Saint-Germain et de la Chaussée-d’Antin de Noirfond. On le sut aussi tout de suite au cabinet de lecture. L’après-midi ne touchait pas à sa fin qu’on en souriait déjà dans la salle des Pas-Perdus, au Palais de Justice. Enfin, le soir venu, toute la ville mariait « le fils Fraque, de retour, vous le savez…, » avec mademoiselle de Grandval, « sa cousine si l’on veut… »

Les commérages de petite ville inventent d’abord ; puis, ce qu’ils ont inventé finit par devenir vrai. M. Fraque, qui n’était pas sot, vit comme un autre dans le jeu de ce marquis qui était venu lui jeter ainsi sa fille unique à la tête. Il se promit bien de ne jamais mordre à l’hameçon conjugal. Mais la province offre si peu de distractions ! À quoi employer les longues soirées du premier hiver qu’il allait passer loin de « la capitale », et pourquoi ne pas profiter des distractions infinies d’une comédie intime où il s’agissait de jouer constamment au plus fin ? Son parti fut tout de suite pris. Il ne refusa aucune des avances de M. de Grandval, dîna chez lui tous les dimanches, y passa des soirées entières, lui rendit ses politesses en gibier, en petits cadeaux à mademoiselle Zoé qui pouvaient passer pour des cadeaux de fiancé. Il éprouvait un véritable charme, des chatouillements d’amour-propre inouïs, à se sentir ainsi l’objet des prévenances et des secrètes convoitises de ces deux êtres. Zoé était certes loin d’être jolie. Sous les maigreurs de son corps de pensionnaire, on devinait une âme sèche et positive, douée d’une volonté âpre, d’une fermeté revêche. Mais c’était une jeune fille, après tout. De race, d’intelligence, d’éducation, elle était supérieure aux femmes fréquentées jusque-là en sa vie de garçon. Enfin, ce qui rendait le plus piquant son plaisir, c’était la machiavélique pensée : « Je les trompe, ce marquis d’argent-court ruiné au jeu et son laideron de fille. » Il allait même jusqu’à se dire, le soir, en rentrant à l’hôtel de Beaumont : — « Je pourrais bien écrire à Paris, à mes amis, que pendant qu’ils préparent l’avènement de la bourgeoisie au pouvoir, moi, ici, je suis en train de rouler la noblesse… »

M. Fraque avait affaire à forte partie. Deux mois s’écoulèrent. Noël approchait. Le marquis vint, un matin, inviter Hector au « Réveillon ». M. Fraque arriva à six heures et demie, assez maussade. Il s’était fait inscrire dans la journée au barreau de Noirfond. Le calme plat et l’inertie de ces premières semaines de vie de province lui pesaient. Il était déjà blasé sur la comédie que lui donnait le marquis. Avant qu’on se mît à table, mademoiselle de Grandval lui montra l’aquarelle commencée au couvent, complètement terminée. Hector témoigna si peu d’admiration qu’il en fut impoli. Zoé alla chercher son album, ne lui fit grâce d’aucun dessin, lui donna même une sépia, que M. Fraque fourra brusquement dans sa poche. Zoé n’eut pas l’air de s’en apercevoir ; elle était toute heureuse et toute souriante en prenant le bras d’Hector pour aller dans la salle à manger.

M. Fraque la regarda plusieurs fois du coin de l’œil. Il était surpris : Zoé n’était plus laide. Son grand nez ne le choquait plus. Elle était bien coiffée. Ses yeux noirs lançaient un feu surprenant : on ne voyait plus qu’eux ! Son costume de satin noir, démodé de forme, étrange, porté à la diable, avait un caractère. Une énorme bûche de Noël flambant dans la cheminée, tachait de rose le plafond. La table était bien servie, avec quelques débris d’un vieux luxe. Le marquis avait retrouvé dans sa cave, autrefois célèbre, quelques dernières bouteilles, auxquelles M. Fraque fit honneur.

Après le café, vers dix heures, Hector ne fut pas fâché quand le marquis les laissa pour passer une heure au cercle, en attendant la messe de minuit où Zoé voulait aller. Mais il ne put guère profiter de ce premier tête à tête.

Zoé lui fit allumer un cigare.

— Maintenant, je ne vous ai pas dit, mon cousin, je ne puis causer avec vous ce soir, je… suis en retraite. Mais je vais vous faire de la musique. Installez-vous dans ce fauteuil.

Et elle se mit au piano, un de ces antiques pianos carrés, datant de l’Empire. Il y manquait des cordes. Certaines notes faisaient un bruit fêlé de clavecin. Elle ne joua que de vieux Noëls. Quand le marquis revint du cercle, on partit pour Saint-Jean.

L’église était pleine. L’orgue jouait les mêmes airs que mademoiselle de Grandval avait tapotés sur le vieux piano. Ils se placèrent tous trois, le marquis entre les deux jeunes gens, au banc vermoulu de la famille de Grandval. Le marquis était radieux : il avait dû gagner quelques louis au cercle. Zoé se mit de suite à genoux et resta tout le temps en prières, le visage dans les mains. Hector pensait à sa messe de minuit de l’année précédente, à Paris. Avec des jeunes gens et des femmes, il était entré à la Madeleine. On n’avait pu faire dix pas à cause de la foule et l’on était allé souper. Quand mademoiselle de Grandval se leva pour communier, M. Fraque la suivit des yeux. Elle marchait la tête basse, les mains jointes, très recueillie. Alors, pour la première fois, cette pensée se formula dans l’esprit de M. Fraque : — « Pourquoi, au fait, ne l’épouserais-je pas ? »

Le lendemain, en s’éveillant, l’idée lui sembla tout à fait saugrenue. Et il n’y pensa plus.