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La Fin de Lucie Pellegrin/L’Infortune de Monsieur Fraque/IV

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 71-75).

IV

Les préparatifs furent brusqués. Le grand jour arriva, un jour de mars, pluvieux et glacé. Il faisait un grand vent. Le mariage à la mairie eut lieu vers minuit. À minuit et demi, les voitures arrivaient devant Saint-Jean. L’église était pleine. Malgré le vent, malgré l’heure avancée, tout Noirfond était là : noblesse, bourgeoisie, peuple. Mille regards curieux dévisageaient mademoiselle de Grandval. Il n’y eut sur elle qu’une voix : on la trouvait disgracieuse et laide sous son voile de mariée. Pendant la messe, l’église fut pleine de va-et-vient et de chuchotements. Zoé, qui se sentait toute cette désapprobation derrière les épaules, était blême dans ses dentelles. La naïve satisfaction peinte sur le visage d’Hector l’agaçait.

Elle lui en voulait de s’être sottement amouraché d’elle. Elle lui en voulait de ce qu’il n’était pas noble. Elle poussait l’injustice jusqu’à lui en vouloir aussi de ce qu’il l’avait faite riche. Vers la fin, selon l’usage, M. Fraque la conduisit dans une chapelle latérale, devant l’autel de la sainte Vierge. Zoé, à genoux, tout en faisant son acte de consécration, le regarda de nouveau. Lui, n’était pas laid dans son habit neuf. Ses cheveux qui pendaient longs et droits, d’un blond cendré, lui donnaient une physionomie douce. Alors, elle se sentit toute disposée à lui rendre la vie dure.

Dans la sacristie, le marquis embrassa les nouveaux époux, leur donna sa bénédiction. Et ils partirent pour l’hôtel de Beaumont, seuls. En voiture, M. Fraque se penchait pour donner à sa femme son premier baiser de mari. Zoé s’écarta. Nul ne sut jamais au juste ce qui se passa, leur nuit de noces. M. Fraque ne l’a jamais raconté. Seulement, plus tard, M. Fraque devint dur d’oreille, et la malignité de Noirfond a toujours prétendu que cette surdité remonte originairement à un trop plein d’émotions en cette malencontreuse nuit.

Tant que son père vécut, madame Fraque ne fit pourtant point trop parler d’elle. Malheureusement pour la tranquillité conjugale de M. Fraque, une nuit, on rapporta du cercle le vieux joueur, foudroyé par une attaque, à la suite d’une martingale sautée. Le marquis mort, Zoé ne se contint plus. Elle ne glissa pas dans l’adultère ; elle y pénétra résolûment, comme elle était entrée dans le mariage, froide et calculatrice. Il n’y eut dans son cas ni entraînement, ni chute. Si elle fut souvent sollicitée par les sens, la haine de son mari fut encore un plus puissant mobile. Si sa vertu eût pu être désagréable à M. Fraque, Zoé eût été capable de rester vertueuse.

La première fois, M. Fraque prit mal la chose. Naturellement il ne découvrit la vérité que tard : tout Noirfond déjà le montrait au doigt. Le scandale était d’autant plus grand, que M. Fraque, par l’influence de ses amis de Paris devenus tout-puissants à la suite de la révolution de Juillet, venait d’être nommé d’emblée avocat général à Noirfond. La colère du nouveau magistrat fut tragique. Il y eut duel, à Nice, qui n’était pas alors annexée. L’amant n’eut pas une égratignure : le mari revint le bras en écharpe. L’épée avait traversé de part en part.

Les rieurs rirent de plus belle. On ne commença, d’ailleurs à plaindre M. Fraque que longtemps après, précisément lorsque celui-ci se résignait enfin à porter gaillardement sa croix conjugale. Jamais il ne demanda la séparation de corps. Il y eut là sans doute quelque drame secret, un de ces sentiments inavoués, inexplicables. Il préféra jouer l’indifférence. Voici le singulier « mari malheureux » qu’il ne tarda pas à devenir.

Bien avant quarante ans, M. Fraque n’avait plus d’âge, tant il mettait de coquetterie à se vieillir. Il eût fait teindre ses cheveux, lui, en blanc, si la nature n’avait eu la prévenance de lui argenter de bonne heure ses mèches d’un blond pâle. Nommé bientôt procureur du roi, il se condamna à perpétuité à la cravate blanche et à l’habit, comme on le portait alors, bleu, à grands parements et à boutons de métal. Au moral, il porta aussi cravate blanche : M. Prudhomme, au Palais, rompant des lances sages pour défendre la propriété, la religion et la famille, tandis que, dans la vie privée, une originalité de maniaque, une excentricité criarde, chiffonnaient cette méthodique cravate.

Monsieur passa sa vie dans un aile de l’hôtel de Beaumont, et madame dans l’autre. Le grand salon de réception, immense, avec des panneaux peints par Boucher, et une véritable scène au fond, sur laquelle la bisaïeule maternelle de M. Fraque avait joué tout Marivaux, la salle à manger et la longue galerie de tableaux, — en tout quinze fenêtres de façade, — séparaient les deux époux. Chaque matin, vers neuf heures, Isnard, le valet de chambre, entrait chez son maître qui, invariablement, souvent même avant d’avoir ouvert les yeux, lui adressait la même question double : — « Comment va ma jument ? — Savez-vous si Madame a bien dormi ? » Et, presqu’aussitôt, feignant de ne pas entendre la réponse, exagérant sa surdité, M. Fraque vociférait : — « Bonne bête ! bonne bête ! » Et il ne tarissait plus sur le compte de sa jument, pendant tout le temps qu’Isnard passait à l’habiller : — La nuit avait été froide, ne s’était-elle pas, enrhumée ? Sa couverture de laine suffisait-elle ? Isnard n’avait qu’à oublier un seul jour de lui donner son avoine et son morceau de sucre, Isnard serait chassé ! C’est que lui aimait les bêtes « plus » que les gens, et il préférerait perdre « un parent plutôt que sa jument… » À onze heures, une cloche sonnait le déjeuner, et M. Fraque passait dans la salle à manger. Soir et matin, le couvert de madame était mis. Mais, par an, elle ne mangeait pas trente fois en tête-à-tête avec monsieur.

Bientôt cette affection humaine pour sa jument ne suffit plus à M. Fraque. Il eut une levrette. Il plaça dans son cabinet de travail une grande cage, où des serins nichèrent. Avec les années, cette passion pour les animaux prit de telles proportions, qu’ayant été appelé à présider un comice agricole dans une petite ville voisine, M. Fraque en revint avec la fantaisie de l’élevage des porcs.