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La Fin de Lucie Pellegrin/L’Infortune de Monsieur Fraque/III

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 65-70).

III

Il chercha d’autres distractions. Il fit même un petit voyage à Marseille, où il passa cinq jours avec un ancien condisciple, — qui était le protecteur de la Dugazon du Grand-Théâtre. À son retour, il resta encore trois semaines sans remettre les pieds chez M. de Grandval. Mais le marquis, à son grand étonnement, ne vint pas le chercher. L’absence fut plus mauvaise à Hector que plusieurs mois d’intimité.

D’abord, il s’ennuyait. Le soir, quelque chose lui manquait. Il avait beau faire beaucoup de tours de Cours, en fumant des cigares. Il n’allait pas au café. Il s’était fait recevoir d’un cercle, pas de celui où allait le marquis ; mais, n’aimant pas le jeu, Hector était bien forcé de rentrer de bonne heure. Et, comme il avait l’habitude de se coucher tard, que les trois ou quatre journaux qu’il recevait étaient parcourus depuis le matin, il ne lui restait qu’à tisonner. Pendant qu’il faisait travailler les pincettes, sa pensée retournait chez le marquis : — « Elle n’était vraiment pas mal à la messe de minuit, agenouillée… Elle prie avec la fougue dévote d’une Espagnole… Ils doivent être tous deux bien attrapés de ne plus me voir !… Quand donc irais-je jouir de leur désappointement ? … »

Un dimanche, il n’y tint plus. Une heure avant le dîner, il sonnait chez les Grandval. Le cœur lui battait un peu. Comment expliquer sa longue absence ? Il n’eut rien à expliquer du tout. Zoé le reçut de l’air le plus naturel. Le marquis était radieux, de cette joie fiévreuse que connaissent les joueurs : il avait taillé la banque toute l’après-midi avec une veine incroyable. De temps en temps, à table, il enfonçait le petit doigt dans son gousset pour palper les trois billets de cinq cents francs qu’il venait de gagner. Après le dessert, il n’entra même pas au salon, embrassa Zoé sur le front, tendit la main à son neveu, et retourna au cercle.

M. Fraque prit le café au salon, en tête-à-tête avec Zoé. Il ne trouvait pas grand’chose à lui dire. Pour dissimuler son embarras, il alla allumer les bougies du piano.

— Ma cousine, implora-t-il de son air le plus aimable, si vous me jouiez une seconde fois ces jolis Noëls…

— Mon cousin, répondit-elle gravement, ce soir je ne suis plus en retraite. Je vais vous dire ce que je vous aurais dit l’autre jour, il y a trois semaines, si je l’avais pu.

M. Fraque fut tout saisi et remué.

— Où veut-elle en venir ? se disait-il avec inquiétude.

De sa voix sèche, avec beaucoup d’assurance, elle lui signifia de mettre fin à leur intimité de fraîche date. On était dans une petite ville. Tout se savait. Et des bruits qui ne lui plaisaient pas commençaient à courir. M. Fraque, décontenancé, croyait entendre parler une jeune veuve.

Elle s’excusa même que ce ne fût pas son père qui tînt ce langage à M. Fraque. Mais, de bonne heure, n’avait-elle pas été accoutumée à s’occuper d’elle, elle-même ! Le soir encore, elle communiquerait sa résolution au marquis, qui ne pourrait que l’approuver.

— Je ne vous comprends pas, balbutiait de temps en temps le jeune homme. De quels bruits ?…

Zoé s’expliqua plus hardiment encore. Elle lui parla de sa fortune. Elle lui fit entendre qu’une de Grandval pauvre n’épousait pas un Fraque riche. Elle ajouta même qu’elle allait se faire religieuse :

— Sans rancune, mon cousin, quittons-nous bons amis.

Et elle lui tendait la main. Puis elle eut un sourire :

— Vous viendrez assister à ma prise de voile.

Redevenue grave, elle fit une profonde révérence d’adieu :

— Je prierai toute ma vie pour votre bonheur.

Et elle se retira dans sa chambre. Hector, stupéfait, contrarié, et pris pourtant d’une folle démangeaison de rire, ne partit pas tout de suite. Sa première idée fut d’attendre le retour du marquis, pour lui dire tout ce qu’il n’avait pas eu la présence d’esprit de répondre à Zoé. La lampe fumait, il la baissa. Il souffla un bon moment le feu. Puis il alla au piano jouer Malborough s’en va-t’en guerre avec un seul doigt. Enfin, il perdit patience et partit en fermant violemment les portes.

Zoé, sans feu dans sa chambre, revint bien vite, et elle s’installa dans le fauteuil que venait de quitter M. Fraque. Elle mit une dernière bûche dans la cheminée, se chauffa longtemps les mains, — en regardant la flamme claire. Et elle finit par s’endormir. Le marquis rentra vers deux heures, de méchante humeur, faisant aussi battre les portes, complètement décavé. Zoé, les yeux gros encore, raconta lentement à son père la façon dont elle avait cru devoir congédier Hector.

Le marquis, accablé, se laissa tomber dans un fauteuil. Au lieu de répondre, il se passait la main sur le front. Il suait. Puis il s’emporta contre leur misère. Leur argenterie était au Mont-de-Piété depuis le commencement du mois. Il allait être en retard de deux ans d’intérêts avec ses gros créanciers. Cela se savait, et le gérant du cercle venait de lui refuser tantôt cent francs. Maintenant, après cet affront, voici que sa fille, sans le consulter, compromettait peut-être leur dernière ressource.

Elle, alors, vint lui prendre les deux mains, et lui dit :

— Ne vous inquiétez pas, mon père. Vous verrez… Tout s’arrangera.

Tout à coup, le vieux joueur se leva, transporté :

— Tu es une fée, toi ! s’écria-t-il en pressant sa fille dans ses bras.

Zoé venait de lui glisser dans le gousset quelque chose de lourd, de l’or : ses économies de jeune fille roulées dans du papier.

À la même heure, M. Fraque marchait encore de long en large, dans sa vaste chambre. La bougie, sur la table de nuit, ne répandait, au milieu des ténèbres, qu’une lueur de ver luisant. M. Fraque ne savait que faire. Il en voulait à cette échappée de couvent, laide, de le troubler ainsi. Il avait comme une rage de la revoir « pour lui dire son fait. » Par moments, il sentait bien vaciller en lui comme un doute sur la sincérité de la jeune fille. Mais le pauvre garçon en était à désirer que Zoé eût menti en disant qu’elle ne pouvait vouloir de lui. Vers le matin, cette fièvre se calma. Il souffla la bougie, se laissa tomber tout habillé sur son lit. En face de l’alcôve, dans la pâleur du jour naissant, se détachaient les cadres des portraits de son père et de sa mère. M. Fraque prit alors un parti. Puis, s’étant assoupi, il avait rêvassé que le premier président Fraque souriait et approuvait son fils, lui qui avait épousé, le premier, une fille noble sans fortune.

Le jour même, avec un sourire qui triomphait, Zoé tendit au marquis une lettre dont elle avait reconnu le cachet. Quelques instants après, Hector en grande toilette, ganté de gris, vint lui-même parler à M. de Grandval. Il ne fit pas bourgeoisement les choses, il offrit de reconnaître à mademoiselle de Grandval deux cent mille francs de dot. L’insinuation de Zoé : — « une de Grandval pauvre n’épouse pas un M. Fraque riche », — produisait son effet.

Le marquis était fou de joie quand il courut annoncer la grande nouvelle à sa fille. Il lui semblait s’être refait en une minute des pertes de toute sa vie.

Zoé restait froide, dédaigneuse.