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La Fin de Lucie Pellegrin/L’Infortune de Monsieur Fraque/IX

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G. Charpentier (p. 96-98).

IX

Alors M. Traque avait éprouvé de nouvelles inquiétudes : cette fois une angoisse sourde, un malaise sans cause précise, l’appréhension vague d’un danger prochain, inconnu. Un moment, il prit ses troubles pour une simple disposition morose, effet de l’âge qui arrivait, du désœuvrement. Il revint à ses porcs, alla souvent à « Villa-Poorcels », fit des réparations et des embellissements. Sa femme refusa de passer avec lui à la campagne le printemps qui commençait ; il y alla seul. Mais, dès le lendemain de son installation, l’ennui le prenait au milieu de ses cochons. Pourquoi, aussi, avait-il donné sa démission de magistrat ?… Oh ! ce malencontreux coup d’État !… Si Noirfond avait eu maintenant à faire des élections, il se serait tout de suite porté candidat de l’opposition, tant il éprouvait le besoin d’être secoué, de se distraire. Alors il se trouva tout étonné de n’avoir pas songé plus tôt à quelque grand voyage : — Nice, Gênes, Florence, Rome, Naples, Venise ; — après l’Italie, la Suisse et les bords du Rhin ; — enfin Paris, qui depuis 1829 devait être bien changé, mais « Paris qui est toujours Paris », où il retrouverait de vieux amis et des souvenirs de jeunesse. Revenu le jour même à l’hôtel de Beaumont, il faisait faire ses malles par Isnard. Zoé ne fut pas plus disposée à le suivre en voyage qu’à la campagne. Le soir, Hector prit congé de sa femme qui, distraite, reçut de mauvaise grâce, sur un front dur et jaune, la caresse d’adieu du voyageur. Vers dix heures, le cœur gros, il monta dans le coupé de la diligence de Toulon. Le surlendemain soir, M. Fraque était de retour. Dans le coupé, quoique seul, il n’avait pu dormir. À Toulon, il n’avait même pas regardé la rade : il n’avait visité que le bagne, où la vue des forçats en bonnet vert, condamnés à traîner leur boulet à perpétuité, avait navré l’ex-procureur du roi. Il n’avait pas eu le courage d’aller plus loin, et son grand voyage s’était tout de suite terminé.

Donc, rien à faire : pas de désœuvrement à prétexter, pas de distractions à espérer trouver. M. Fraque se sentait redevenu profondément malheureux.

Et ce n’était ni la vieillesse, ni l’ambition inactive, ce qui l’inquiétait : mais, sa femme, toujours sa femme ! Il n’en savait pas plus. Il avait beau écarquiller les yeux : il ne découvrait pas un autre Firmin. Il flairait pourtant quelque nouvel ennemi, mystérieux et invisible.

Tout à coup, un soir, à l’évêché, M. Fraque, qui depuis l’inauguration de sa porcherie était resté en relation avec Mgr Matheron, apprit de Sa Grandeur qu’un jeune prêtre, M. de la Môle, venait de fonder sur un grand pied « l’Œuvre de la Sainte-Adolescence ».

Le petit abbé avait acheté et faisait bâtir.

— Où trouve-t-il tant d’argent, mon ex-secrétaire ? soupira Monseigneur, qui, lui, avait toutes les peines du monde à achever son Petit-Séminaire, commencé depuis onze ans.

Puis M. Fraque s’entendit crier dans l’oreille :

— C’est le directeur de Madame !…

Cette fois, le mari ne reçut pas le coup avec son beau flegme, avec sa vieille présence d’esprit. Son front se rembrunit visiblement ; il prit congé de Monseigneur trop vite. Une minute après, en redescendant le grand escalier d’honneur du palais épiscopal, M. Fraque tapait de la canne la rampe en marbre, et se disait tout haut à lui-même :

— J’aimais mieux le reste.