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La Fin de Lucie Pellegrin/L’Infortune de Monsieur Fraque/X

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 99-107).

X

— Hop ! miss Jenny ! hop ! hop ! hop !…

Et, à chaque instant, rageuse ce jour-là, la cravache de M. Fraque s’abattait sèchement sur la croupe de sa monture.

C’était toujours « miss Jenny », mais ce n’était plus l’ancienne, la première, celle à qui Isnard avait donné tant de morceaux de sucre. Celle-là, depuis bien longtemps, M. Fraque avait eu la douleur de la perdre. Et les années avaient marché depuis. Si bien que la nouvelle miss Jenny était devenue vieille à son tour, très vieille, et, malgré l’avoine et les morceaux de sucre, d’une maigreur apocalyptique. La bonne bête pourtant, comme si elle sentait que les pensées désagréables de son maître dussent être secouées, fit mine de galoper, ce qui procura au cavalier la diversion de serrer les genoux, de déployer ses talents d’écuyer consommé. Presque debout sur les étriers, tirant à lui les rênes, la taille cambrée, l’œil vif, le poil hérissé, M. Fraque, redevenu jeune, passa assez vite sur la chaussée du boulevard extérieur.

Il était une heure. Des nourrices allaitaient leur marmot, assises sur de vieux bancs de pierre où la pluie avait à la longue creusé de grands trous. Contre les ruines du rempart de Noirfond, tapissé de lierre, des bonnes laissaient courir leurs enfants au soleil d’hiver. Bonnes et nourrices, retournées toutes au galop exceptionnel de Jenny, sourirent, en se disant :

— C’est cet original de M. Fraque qui passe.

Cette allure effrénée ne dura qu’un temps. Sur la grande route de Marseille, Jenny reprit sa paisible allure ordinaire ; et, lâchant les rênes, la taille toujours droite et raide, mais plissant le front et vieilli de vingt ans, M. Fraque retomba dans ses sombres pensées. Au sortir de Noirfond, la route de Marseille fait une grande descente pendant près de trois kilomètres. Il n’avait pas plu depuis plusieurs jours, et le mistral, ce fléau de la Provence, ne soufflait pas. Par cette belle après-midi de janvier, la route s’étendait blanche, propre sous le ciel bleu, bordée de sa double rangée de jeunes platanes ayant tous conservé quelque touffe de feuilles rouillées, qu’un clair soleil faisait reluire. Des chants d’oiseaux sortaient de droite et de gauche de la campagne ensoleillée. Il y avait même de la clarté et de la joie le long des jaunes poteaux télégraphiques, jusque sur les tas de pierres symétriques déposés de distance en distance. Mais le regard voilé de M. Fraque ne quittait pas la crinière noire de miss Jenny.

On rencontrait beaucoup de monde. Des blanchisseuses, leur paquet de linge sur la tête, allaient laver à la petite rivière qui passe au bas de la descente. Des rentiers, de vieux bonshommes en retraite, digéraient au soleil. Des charretiers, venant de Marseille, gravissaient la montée à pied. Et, comme ce jour-là était un jeudi, à chaque instant, on voyait passer des élèves en promenade : le collège, le grand et le petit séminaires, plusieurs pensionnats de jeunes filles. Tout ce monde connaissait M. Fraque, les charretiers de Marseille comme les bourgeois de Noirfond, les pions comme les institutrices, les prêtres comme les laïques, les vieux comme les jeunes. Les hommes le saluaient. Les collégiens lançaient familièrement de petits cailloux dans les sabots de Jenny. Et partout, sur la route de Marseille comme le long du boulevard extérieur, c’était une traînée de poudre, — le même sourire faisait dire à toutes les lèvres :

— C’est cet original de M. Fraque qui passe.

Vers le milieu de la descente, Jenny retourna tout à coup les oreilles : de loin, quelque chose de noir remuait. Mais la prudente bête se rassura bientôt. La voiture découverte du docteur Boisvert gravissait la montée, branlant tellement sa vieille capote délabrée, qu’elle semblait saluer, elle aussi, M. Fraque. Le docteur, qui revenait de voir un malade rural, conduisait lui-même, en lisant son Figaro. Il tirait déjà la bride pour s’arrêter au milieu de la route et causer quelques instants avec son client. Mais, dans sa préoccupation, M. Fraque laboura de l’éperon le ventre de Jenny et passa au trot, devant son médecin, sans le voir.

Au bas de la descente, une fois sur le viaduc à deux arches qui laisse passer la petite rivière, un dissentiment subit s’éleva entre miss Jenny et son maître. M. Fraque, voulant prendre le chemin de halage, tirait en vain les rênes du côté du moulin ; la vieille entêtée ne pouvait se résoudre à quitter la route de Marseille, qui était aussi celle de Villa-Poorcels. Le cavalier se mit dans une violente colère à coups d’éperons et de cravache. La monture tournait sur elle-même, hennissant de douleur. À la fin, mais à contre-cœur, et traînant la jambe, miss Jenny tourna à gauche, descendit devant le moulin où des hommes chargeaient une charrette de sacs de farine, et s’engagea dans le chemin de halage.

Le pont et le moulin laissés en arrière s’effacèrent lentement derrière les arbres. La grande descente de la route de Marseille ne fut bientôt plus qu’un bout de ruban blanc pendant à l’horizon. Le chemin de halage côtoyait la berge, où finissaient des prairies inclinées vers la rivière. C’était moins un chemin qu’un sentier gazonné, où les sabots de Jenny disparaissaient parfois dans l’herbe. Au-dessous, dans un lit trop large pour elle, la petite rivière contournait des rochers roses, puis s’éparpillait sur de grandes étendues de sable qu’elle ne recouvrait que d’un filet aux larges mailles d’argent.

Il ne passait personne. L’été, tout le peuple de Noirfond vient se baigner dans la rivière. Ce sont des cris, des chants, de grands éclats de rire à fleur d’eau. Sur chaque rocher, des groupes d’enfants nus, d’hommes en caleçon, de femmes en peignoir, se sèchent au soleil. Mais on ne retrouve, l’hiver, que les blanchisseuses accroupies dans leurs boîtes en planches. On n’entendait plus que les coups de leur battoir. De loin en loin, quelque pêcheur à la ligne, immobile éternellement, semblait faire partie de la rive où il était assis. Jenny avançait de plus en plus lentement. M. Fraque avait lâché les rênes ; et, son front alourdi par de sombres pensées, il avait fini par le laisser choir en avant, tellement que son menton reposait maintenant sur le plastron blanc de la chemise. Le soleil baignait son visage, découpant son profil étrange, ruisselant sur ses grands cheveux couleur de neige. Sa longue cravache, passée sous le bras, semblait quelque pique inclinant la pointe vers le sol. On l’eût pris pour un Don Quichotte accablé, endormi sur Rossinante.

Le vallon devint encaissé, plus solitaire encore. De temps en temps, des bouquets de grands arbres se détachaient sur l’azur, — se reflétaient dans la rivière. On n’entendait plus de battoirs de blanchisseuses. À droite, une longue colline pelée et pierreuse s’élevait comme une muraille. Et, du côté de Noirfond, à gauche, au-dessus des grandes prairies, ce n’étaient que coteaux couverts d’oliviers, au milieu desquels on entrevoyait quelques toitures de fermes lointaines. Se sentant bien seul, M. Fraque se mit à soupirer profondément.

Il était arrivé à « la Fontaine-d’Argent ». Une barre de rochers coupe en travers le lit de la rivière ; l’eau, retenue, coule en nappe, doucement. C’est une mince feuille d’argent limpide, sur laquelle le soleil miroite, et qui finit par un peu d’écume. Jenny eut envie de boire. Elle prit sur elle de descendre au bord, et fit quelques pas sur le gravier humide. Ses sabots enfonçaient. Mais le cavalier la laissait aller. Sa pensée était loin. Au moment où Jenny, le col baissé, plongeait déjà les naseaux dans l’écume laiteuse, reniflant avec avidité la poussière d’eau de la Fontaine d’Argent, M. Fraque releva la tête : de grosses larmes lui mouillaient les joues. La maigre jument buvait toujours.

Tout à coup, M. Fraque se moucha quatre ou cinq fois de suite, d’une force à être entendu d’un kilomètre. Puis, ce fut un autre homme, comme s’il venait de remettre son émotion dans la poche, avec son mouchoir.

— Bonne bête ! bonne bête ! faisait-il en donnant de petites tapes affectueuses sur le cou de Jenny, qui buvait encore.

Ragaillardie, maintenant, Jenny trottinait sur le chemin de halage, entre deux ornières profondes creusées par des roues de charrettes. Le Don Quichotte accablé s’était éveillé, et, tout en sautillant sur le dos de Rossinante, sifflait un air de chasse, brandissait sa cravache dans le vide, comme s’il en eût cinglé un visage. Depuis quelques instants, dans l’élargissement subit du vallon, la grande route d’Italie coupait l’horizon d’une grande barre blanche en pente raide jusqu’à la rivière. Pour remonter du chemin de halage sur le nouveau viaduc, miss Jenny n’eut pas le loisir de recommencer ses simagrées de la route de Marseille : son maître la lança à toute bride sur la montée qui ramène à Noirfond.

Il était quatre heures. Le soleil ne jaunissait plus que les derniers étages des maisons de l’avenue d’Italie. Sur les bancs, des soldats attendaient l’heure de la soupe pour rentrer à la caserne voisine. Des gamins, les bras étendus en balancier, marchaient sur de grosses poutres devant une chapelle en construction. Truelle en main, les maçons travaillaient sur leurs échafaudages, tandis qu’un manœuvre gâchait de la chaux au milieu d’un grand rond de sable. Le bruit du ciseau des tailleurs de pierre était continu, agaçant.

Une vingtaine de petits garçons en uniforme bleu revenaient de la promenade, deux par deux, les plus petits en avant, suivis d’un jeune prêtre. Ils entrèrent dans la maison contiguë à la chapelle en construction par une porte surmontée d’une petite croix, et de ces mots : Œuvre de la Sainte-Adolescence. Avant de suivre ses élèves, le jeune prêtre demeura un instant sur le seuil, sondant du regard toute l’avenue, jusqu’à l’entrée de la route de Toulon. Pâle et maigre, portant fièrement la tête, drapé dans un immense manteau, ses longs cheveux bouclés lui tombant sur l’épaule, coiffé d’un large feutre haut et pointu de calotte dont un seul bord était relevé, on l’eût pris pour un petit mousquetaire noir. Il rentra tout à coup et referma la porte, précipitamment. M. Fraque apparaissant au haut de la montée, débouchait au grand trot sur l’avenue d’Italie.

Surmenée, haletante, crinière hérissée, la vieille jument passa comme un vertige devant les bancs où étaient assis les soldats, dans l’ébahissement, tous, de ce vieillard qu’ils voyaient toutes les après-midi exécuter cette fantastique charge de cavalerie. Miss Jenny fut presque tout de suite devant l’Œuvre de la Sainte-Adolescence. Mais là, comme d’habitude, elle fut arrêtée net. Et comme tous les jours, les yeux hors de lui, menaçant de la cravache la chapelle en construction, M. Fraque interpella le premier passant venu :

— Regardez-les bâtir cette bicoque !… C’est avec mon argent.. !

La phrase ne variait jamais. Chaque fois M. Fraque la jetait à n’importe qui : bourgeois, ouvrier, paysan, vieille femme, petite ouvrière. Quelquefois c’était à un bambin de huit ans. Ce jour-là, M. Menu, pasteur protestant, qui se promenait un livre à la main, reçut la phrase.