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La Fin de Lucie Pellegrin/L’Infortune de Monsieur Fraque/VI

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G. Charpentier (p. 80-82).

VI

Zoé, que les allures nouvelles de son mari inquiétaient, et qui venait de doubler le cap critique de la quarantaine, avait depuis quelque temps accordé son amitié à un des substituts du procureur du roi. Cela était déjà de notoriété publique. Et les beaux esprits de Noirfond s’en donnaient à cœur joie à jouer sur le mot « substitut ». Beaucoup plus spirituel, M. Fraque ne « vit » rien, se contenta de porter son subordonné pour la croix, et de le recommander au ministre. Le substitut eut la Légion d’honneur, et fut nommé à Lyon. Les rieurs passèrent du côté du mari. Détournant les yeux, taciturne, les lèvres pincées, Zoé attendit.

Quelques semaines avant son mariage, M. Fraque avait été le parrain d’un fils de son fermier. Le petit Firmin n’avait pas tardé à devenir un beau gars élancé et brun. Son père le conduisait à l’hôtel de Beaumont chaque fois qu’il venait y charrier du bois, du vin ou de l’huile. M. Fraque pinçait la joue à son filleul, et lui donnait une pièce de quarante sous. Puis, il lui avait fait obtenir une bourse à l’école des Frères. Firmin y passa quatre ans, en sortit avec une écriture superbe et un grand prix hors concours de calligraphie. Le procureur du roi, ayant besoin quelquefois d’une belle plume pour avoir copie de certaines pièces, s’était attaché le petit paysan comme secrétaire. Firmin n’avait pas dix-sept ans. C’était un enfant, très élancé, la peau un peu noire, mais l’œil vif et ardent. Un duvet naissant estompait de bleu le tour de sa lèvre rouge. M. Fraque n’en était pas très content. Firmin, très paresseux, passait son temps, dans une petite pièce précédant le cabinet de son maître, à couvrir du papier blanc de grandes arabesques à la plume. Pour le surprendre, M. Fraque rentrait quelquefois sur la pointe du pied, et lui tirait tout à coup les oreilles.

Une après-midi, en revenant du palais, le procureur du roi fut moins surpris qu’irrité de ne pas trouver son petit clerc à la table de travail. La porte de son cabinet n’était que poussée. Il l’ouvrit brusquement avec le bout de sa canne. Et il devint tout de suite très rouge. Madame Fraque en robe de chambre lâche, était encore étendue sur le divan en cuir où M. Fraque, par les après-midi d’été, faisait la sieste. Firmin, tout honteux, se relevait et tombait à genoux contre le mur, se cachant le visage dans les mains.

M. Fraque n’hésita qu’une seconde. Il était bien forcé de « voir », cette fois, et il ne pouvait faire décorer le gamin. Il alla saisir Firmin par l’oreille, et se contenta de le jeter à la porte, en lui disant :

— Si jeune, monsieur, et sans y être forcé…

Quand M. Fraque se retourna, sa femme était debout. Elle le regarda bien en face, et se retira.

Toute cruelle et toute forte qu’elle s’était montrée, elle en garda trois jours le lit, et six semaines la chambre. Une nuit d’insomnie, pour la première fois depuis bien des années, elle pleura. Le lendemain, après avoir, comme d’habitude, avalé au lit ses deux œufs crus et son chocolat, elle se fit apporter son miroir. Elle avait les yeux gros et saillants. Elle se constata affreuse. Les os, maintenant, lui trouaient la peau.

C’était bien fini. Elle ne pourrait seulement plus, le soir, se décolleter.