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La Fin de Lucie Pellegrin/L’Infortune de Monsieur Fraque/VII

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 83-88).

VII

Pendant quinze ou dix-huit mois, M. Fraque respira.

Madame Fraque en quelques semaines avait vieilli de dix ans. Madame Fraque ne se teignait plus les cheveux, ne se fardait plus, avait renoncé aux toilettes tapageuses, aux robes claires. Madame Fraque n’acceptait plus d’invitations, ne faisait plus de visites, condamnait sa porte, ne recevant que deux ou trois vieilles dames, nobles et dévotes. Plein d’une joie d’abord secrète, puis débordante, visiblement rajeuni par la vieillesse subite de sa femme, lui, en fut bientôt moins sourd, en marcha plus droit, en oublia de jargonner anglais, en négligea ses porcs et sa jument. Ce fut l’époque la plus active et la plus brillante de sa vie. Le misanthrope d’autrefois s’intéressait maintenant aux hommes. La révolution de février venait de détrôner Louis-Philippe. Bien que toutes ses sympathies de jeunesse l’attachassent au régime tombé, M. Fraque, « cédant aux sollicitations des conservateurs, et voulant répondre de l’ordre », était, de procureur du roi, devenu procureur de la République. Et il avait été élu lieutenant-colonel de la garde nationale. Dans la paisible ville de Noirfond, l’ordre ne fut nullement mis en question. Mais ce grand enfant, qui avait cessé d’être malheureux, eut l’occasion de jouer au soldat : toujours à cheval et en uniforme, donnant des ordres d’une voix brève, passant des revues avec le plus grand sérieux, commandant des promenades et reconnaissances militaires. On en rit d’abord, en se demandant où étaient passés l’éternelle cravate blanche et l’inévitable habit à boutons de métal. On finit parle prendre au sérieux ; les femmes lui trouvaient « l’air militaire » ; le peuple croyait à son libéralisme.

Pendant que M. Fraque triomphant acquérait ainsi la popularité, cette seconde jeunesse, madame Fraque se faisait oublier. De ses habitudes mondaines, elle n’avait conservé que celle des promenades en voiture. Elle aimait toujours se sentir rouler une heure ou deux, sur quelque grande route par les belles après-midi. Mais, en sortant de l’hôtel de Beaumont, en rentrant en ville, elle avait soin maintenant de tenir baissées les glaces de la portière. Les chevaux brûlaient le pavé, et les regards curieux ne parvenaient qu’à entrevoir la tête blanchie de la vieille femme vêtue de couleurs brunes, effacées.

— « Madame Fraque a renoncé à Satan, à ses pompes et à ses œuvres. — M. Fraque a en moins toutes les années que sa femme vient de prendre en plus, » etc., etc.

Les phrases variaient ! mais la curiosité publique ne creusait pas davantage. L’épisode de Firmin n’avait pas transpiré. Le monde, oubliant décidément celle qui venait de renoncer à lui, ne se demandait pas vers quoi avait pu tourner son activité, cette femme remuante, haineuse, entêtée, quel drame avait secoué et modifié ce petit être, ce qu’avaient bien pu devenir tant de vanité mondaine éventée, tant de coquetterie et de galanterie tournées à l’aigre.

Cependant, parmi les clichés usuels sur le compte de madame Fraque, apparut tout à coup une variante :

— « Madame Fraque s’est convertie ! »

Vers la tombée de la nuit, un jour du carême, avant que le gaz fût allumé, à l’heure froide et triste où les cloches de Noirfond sonnent lamentablement la bénédiction, un voile sur la figure, dans son châle noisette, ratatinée comme une feuille morte, on l’avait vue seule, dans la rue, rasant les murailles. Et la bise aigre qui soufflait, avait paru la pousser jusque sous le porche d’une église.

Une odeur d’encens la pénétra tout de suite. C’était « le salut ». L’orgue jouait moelleusement, avec des frissons de mélodie qui semblaient pleurer les tendresses de la terre ; puis, les mêmes motifs étaient repris par des voix célestes, reculées à des hauteurs incommensurables, qui semblaient palpiter d’une tendresse divine. Beaucoup de femmes, agenouillées, se cachaient tellement le visage dans les mains qu’on ne savait plus si elles étaient vieilles ou jeunes. Madame Fraque, elle aussi, se prosterna, avec sa ferveur machinale d’autrefois, — comme à son banc, dans la chapelle du couvent, lorsqu’elle ne savait rien encore de ce monde auquel il fallait maintenant renoncer. Pour se figurer que rien n’était passé, que cet « autrefois » durait toujours, elle marmotta tout le chapelet des prières qu’elle n’avait pas oubliées. Quand elle songea à partir, l’orgue ne jouait plus depuis longtemps, l’église était sombre et déserte. Après un dernier « Je vous salue, Marie », madame Fraque sortit de ce premier bain de piété, le cœur moins sec, réconfortée, tout attendrie.

Le surlendemain, elle se confessa. Elle communia la semaine suivante. Puis, son mari ne la reconnut plus. La religion, comme une eau de Jouvence merveilleuse, semblait rajeunir Zoé. Une satisfaction intérieure reflétée sur le visage, un teint naturel et reposé, plus d’harmonie dans la tenue, la rendaient positivement moins laide. Son mari ne revint pas de sa surprise, lorsque Zoé changea brusquement de genre de vie, se couchant de bonne heure et se levant matin, déjeunant et dînant dans la salle à manger, avec son mari, à l’heure exacte. Elle causait avec lui, maintenant, de choses et d’autres, sans aigreur. Si M. Fraque n’entendait pas, elle se penchait vers « la bonne oreille » de son mari, et, plus distinctement, de bonne grâce, elle répétait sa phrase. Elle lui versait de temps en temps à boire. Elle lui coupait même du pain.

Touché, ne voulant pas être en reste de procédés aimables, Hector mit délicatement, un soir, sous la serviette de Zoé trois factures acquittées, celles du bijoutier, de la modiste et du marchand de nouveautés, trois vieilles dettes, remontant à des années, de plusieurs mille francs chacune. À cette époque de trêve conjugale et d’apaisement, ce mari apporta même à sa femme des bouquets et des cadeaux. Il eut la délicatesse de ne pas choisir des bagues, des pendants d’oreilles, des bracelets, hochets dont sa femme n’avait plus que faire, qui eussent pu éveiller des regrets. Mais, ingénieux en cherchant à faire plaisir, et connaissant la grande dévotion récente de Zoé, il lui offrit une croix en diamant, un riche livre d’heures, un admirable Christ d’ivoire, un prie-Dieu capitonné de soie et de velours. Ce fut une sorte de lune de miel tardive et pâle, mélancolique. M. Fraque venait de se voir tout à coup à la fin de sa carrière d’homme public. Le coup d’État avait dissous la garde nationale, et le brillant uniforme de lieutenant-colonel était désormais destiné à se faner au fond d’une armoire. Ne voulant pas servir « un régime qui avait commis l’arrestation de M. Thiers, » M. Fraque venait d’envoyer sa démission au nouveau ministre de la justice. Le tacite simulacre de réconciliation conjugale adoucit du moins pour l’ex-magistrat l’amertume de ne plus rien être.