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La Fin de Lucie Pellegrin/L’Infortune de Monsieur Fraque/XIV

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G. Charpentier (p. 140-147).

XIV

Un an après, vers la fin de l’hiver, madame Fraque mourut d’une péricardite.

Quand la garde, une sœur de l’Espérance, l’eut fait avertir que tout était fini, M. Fraque entra à peine dans la chambre de sa femme. Il n’avait pas encore digéré le testament, et, pour renchérir, il venait, de son côté, de faire, par-devant notaire, donation de tout son avoir au pasteur protestant. Il ne resta qu’une minute, debout à côté du lit, l’œil sec, à regarder pour la dernière fois celle qui avait empoisonné son existence ; puis, il ressortit brusquement.

— Isnard, va me préparer miss Jenny !

Et, comme le vieux domestique ouvrait de grands yeux :

— Je vais à la campagne pour ne m’occuper de rien, ajouta-t-il avec une résolution irritée. Entends-tu ? de rien… Idiot, ça regarde les héritiers de madame…

Son maître parti, Isnard, seul, la tête perdue, courut, et chez M. Menu, et chez M. de la Mole. Sans se voir, sans se concerter, ces deux ministres de cultes ennemis se partagèrent tacitement la besogne. Le prêtre catholique prépara pour le lendemain un somptueux enterrement religieux. Le pasteur protestant fit la déclaration à l’état civil, prit aussi sur lui de rédiger et d’envoyer au nom du mari des lettres de faire part. Eudoxe, lui, écrivit les adresses.

En arrivant dans l’allée de platanes de Villa-Poorcels, miss Jenny, menée ventre à terre, était tout en sueur. Le cavalier jeta la bride au premier valet de ferme venu, recommanda seulement qu’on lui préparât à dîner et qu’on lui fît son lit. Il était encore jour. M. Fraque erra longtemps sur la terrasse et dans la prairie, les mains dans les poches, oubliant de porter ses pas du côté de ses cochons. Il ne semblait pourtant pas chagrin. Il mangea avec appétit. Dans la soirée, qu’il passa dans sa chambre devant un grand feu de sarments, il lut un moment le journal. Et il s’endormit, très tard il est vrai, en se disant qu’il n’était pas triste, qu’il ne voulait pas l’être, que cette femme après tout avait été la fatalité de sa vie ; que sans elle un homme de son mérite eût parcouru une tout autre carrière, eût écrit peut-être, agi, laissé quelque chose, été un second M. Thiers ; enfin que, cette femme morte, il allait au moins pouvoir vivre un peu tranquille, lui, en vieil égoïste.

Le lendemain matin, M. Fraque achevait de déjeuner lorsque son fermier vint lui annoncer, avec toute sorte de circonlocutions embarrassées, une mauvaise nouvelle. Miss Jenny pendant la nuit était tombée malade. La respiration embarrassée, elle se tenait couchée sur sa litière, refusant le foin et l’avoine, n’ayant pas même touché à son morceau de sucre. Le fermier l’avait enveloppée lui-même de couvertures. Un valet était déjà en route pour chercher le vétérinaire. À la grande stupéfaction du fermier, qui savait pourtant par Isnard que monsieur « aimait les bêtes plus que les gens et préférerait perdre un parent que sa jument », M. Fraque reçut la nouvelle sans s’emporter.

— Ah ! dit-il en se versant à boire, j’entrerai tout à l’heure à l’écurie.

Le fermier, trouvant monsieur si bien disposé pour entendre les choses fâcheuses, lui parla aussitôt d’une menace d’épidémie porcine, qui avait enlevé quatre élèves la semaine dernière.

— Vous conduirez aussi le vétérinaire à la porcherie.

Et M. Fraque acheva tranquillement de peler une poire. Son dessert achevé, il prit son chapeau et sa canne, et se mit d’abord, comme la veille, à errer sur la terrasse et dans la prairie. Bientôt, la jument et les porcs, ses chères bêtes, définitivement oubliées, il se trouva sur la grand’route sans trop savoir comment il y était venu, probablement par un grand circuit à travers les vignes et les terres labourées. Et, comme prises d’un besoin subit de faire du chemin, ses jambes, quasi-octogénaires, se mirent toutes seules à marcher dans la direction de Noirfond. De temps en temps, sur une borne kilométrique, il se reposait en homme qui n’est pas pressé. Une fois même, changeant de direction, il revint quelque temps sur ses pas pour se prouver qu’il n’avait pas de but, qu’il se promenait tout simplement pour se promener. Mais une impulsion dont il n’eût pas voulu convenir, le poussa de nouveau vers la ville. Il arrivait déjà au viaduc à deux arches et à la petite rivière.

— Tiens ! j’ai fait du chemin ! fit-il, comme sortant d’un rêve.

La raide montée était là, devant lui. Quelques centaines de pas encore, et il apercevrait les arbres du Cours.

— Mais je ne vais pas à Noirfond ! s’écria-t-il avec colère.

Et il se jeta très vite à droite, dans le chemin de halage où, certain jour, miss Jenny ne s’était résignée à descendre qu’à coups d’éperon et de cravache. Il passa devant le moulin où des hommes chargeaient encore une charrette de sacs de farine, laissa derrière lui les grasses prairies inclinées vers les rochers roses de la rivière, ne vit ni les blanchisseuses accroupies dans leur caisse en planches, ni les pêcheurs à la ligne éternellement immobiles, ne s’arrêta pas dans cet enfoncement solitaire de vallon où ses yeux, une fois, s’étaient tout à coup mouillés, pendant que miss Jenny plongeait les naseaux dans l’écume laiteuse de la Fontaine d’argent. Il arrivait sous le second viaduc. Il n’avait qu’à monter sur le pont, et, du parapet même, il découvrirait le commencement de l’avenue d’Italie, et les grands bâtiments percés de petites fenêtres de la caserne.

— Non, je ne vais pas à Noirfond ! répéta-t-il avec rage.

Il passa presque en courant sous le viaduc, et continua à remonter la rivière. Mais depuis un instant il avait à gauche, entre Noirfond et lui, « la colline des Pauvres » : un grand coteau nu, sans arbres, sans broussailles. Triste masse grise de pierres, crevassée çà et là de trous d’anciennes carrières abandonnées. M. Fraque la connaissait bien, cette colline. Tout enfant, une fois, sa bonne l’avait emmené promener jusque-là ; puis, prise tout à coup de panique à la vue d’un homme déguenillé, maraudeur de mauvaise mine de ces carrières d’Amérique de Noirfond, elle l’avait emporté dans ses bras en courant jusqu’aux portes de la ville. Collégien, un jour où l’on s’était échappé en sautant par dessus le mur de la cour du collège, on y était venu en bande se griser toute une après-midi d’air pur, de rires, de cris, d’eau de réglisse secouée dans une bouteille ; et l’on avait joué au voleur, et l’on s’était lancé des cailloux, et l’on avait descendu des pentes à pic en se laissant glisser sur le derrière ; tout cela jusqu’à la nuit, jusqu’à la rentrée terrible à l’hôtel de Beaumont, où le premier président, son père, l’avait envoyé se coucher sans dîner. Plus tard jeune homme, un fusil sur l’épaule et un livre à la main, il avait chassé dans cette colline. Plus tard, enfin, beaucoup plus tard, en uniforme de colonel chamarré d’or, il y était venu faire manœuvrer la garde nationale de la République. Aussi, depuis un moment, M. Fraque, qui s’était mis à gravir la colline des Pauvres, s’imaginait-il remonter toute son existence.

Il approchait du sommet. Déjà la flèche élancée du clocher de Saint-Jean, où il s’était marié, s’apercevait, nette, pointue dans le ciel. Puis ce fut la tour octogone de la cathédrale, plus lointaine et noyée, d’où le vent traînait comme un glas de cloches lugubres. Bientôt enfin, la ville entière, massant ses maisons dans un rayon pâle de coucher de soleil d’hiver, la ville morne et muette, assoupie dans sa ceinture vert sombre de vieux remparts couverts de lierre. À peine un peu de vie, tout là-bas, du côté de la gare, où quelques cheminées rouges de fabriques jetaient de la fumée. Mais ici, hors des remparts, au pied même de la colline des Pauvres, le cimetière : des croix, tout un peuple de croix immobile et bizarre, et, çà et là, des touffes de cyprès d’un vert noir faisant ressortir la blancheur livide des tombes.

Comme s’il eût été convoqué, lui aussi, mais par une lettre de faire part qui n’était pas de la rédaction de M. Menu, et dont Eudoxe n’avait pas écrit l’adresse, M. Fraque arrivait à temps. Tout Noirfond était là devant lui, noblesse, bourgeoisie et peuple, s’écrasant à la porte du cimetière à la suite d’un corbillard, aussi âprement curieux que le tout Noirfond qui, un soir, vers minuit, un demi-siècle auparavant, s’était étouffé à la mairie et à l’église pour voir Zoé en toilette blanche de mariée. Les autorités tenaient sans doute les cordons du poële. Isnard ne devait pas marcher loin du cercueil. Le docteur Boisvert, lui, n’était pas homme à manquer pareil spectacle, pas plus que les bonnes langues du Cercle, les oisifs des cafés et les abonnés du cabinet de lecture. Eudoxe, entouré de rhétoriciens et de philosophes, faisait probablement des effets de monocle. Peut-être que, rapprochés par un hasard de cohue, séparés par une simple grille de tombe, l’abbé de la Mole et le pasteur protestant se regardaient, comme deux dogues accrochés au même os.

Il arrivait toujours comme un fourmillement, et pourtant le cimetière, maintenant noir de monde, semblait comble, sauf à un endroit où se trouvait arrêté le corbillard, près d’un petit tas de terre fraîchement remuée. Malgré ses yeux perçants de presbyte, pendant quelques minutes, M. Fraque ne distingua rien de plus. Debout au haut de la colline des Pauvres, appuyé d’une main sur sa canne, de l’autre se faisant en vain une espèce de porte-vue, il ne ramassait pas son chapeau qui venait de tomber, et un petit vent frais lui chassait à chaque instant dans la figure ses longues mèches blanches. Tout à coup, là-bas, là-bas, à l’arrière du corbillard, le soulèvement d’un petit nuage de poussière lui apprit que tout était fini. Et il sentit qu’on lui jetait de la terre, à pleines pelletées, sur cinquante années de sa vie disparues au fond d’un trou.