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La Fin de Lucie Pellegrin/L’Infortune de Monsieur Fraque/XIII

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 123-139).

XIII

Depuis le milieu de l’été, la chapelle de la Sainte-Adolescence était terminée. Mais l’orgue et les vitraux, commandés à Paris, n’arrivaient pas. Le menuisier chargé de livrer la chaire et le confessionnal, demandait un délai de six semaines, à cause des sculptures. Malgré l’impatience de madame Fraque, il fallut attendre la Toussaint pour l’inauguration. Puis, il devint évident qu’on ne serait jamais prêt avant Noël.

Au commencement de décembre, une après-midi, l’abbé de la Mole se rendit en voiture à l’évêché. Prosterné aux pieds de Mgr Matheron, le jeune prêtre suppliait Sa Grandeur d’appeler les protections d’en haut sur l’œuvre naissante de la Sainte-Adolescence, en venant la bénir, en célébrant le premier la sainte messe dans la chapelle. Pendant trois secondes, un violent combat se livra en Monseigneur : son séminaire inachevé, les douze cent mille francs complémentaires demandés par son architecte sur nouveaux devis, une antipathie invétérée à l’égard de M. de la Mole, que de tentations de congédier brutalement son ancien secrétaire ! Mais, avec une merveilleuse souplesse de diplomate catholique et d’homme du monde. Monseigneur sut se vaincre tout de suite et accepter en souriant.

— Sa Grandeur fixera elle-même le jour et l’heure, ajouta humblement le prêtre breton.

— Attendez, fit Monseigneur en consultant un petit carnet de nacre incrusté d’argent ; je ne vois de possible que la veille de Noël… Oui, la veille de Noël, à dix heures précises.

L’abbé de la Mole n’eut donc que trois semaines pour les derniers préparatifs. Madame Fraque et lui ne perdirent pas une minute. Trois matins de suite, ils prirent la diligence de six heures pour aller ensemble passer la journée à Marseille, à courir les marchands d’articles religieux. Lui, bouleversait de fond en comble les magasins, mettant les commis sur les dents, voulant tout voir, choisissant en homme de goût et marchandant, comme s’il eût payé avec son argent. Elle, assise dans le coin le plus obscur, approuvait tout d’un signe de tête, ne voyait que lui, ne le quittait pas du regard. Mais ce qui la ravissait surtout, c’était le repas qu’elle faisait avec lui au milieu du jour dans la salle à manger déserte de l’Hôtel du Vatican, qui a la spécialité, à Marseille, d’héberger les prêtres.

Le service à la carte était très lent. On leur faisait attendre indéfiniment un beefsteack aux pommes. Il entrait peu de jour par l’unique fenêtre, donnant sur une ruelle étroite qui mène à la rue Paradis. On n’entendait pas de bruits de voitures. Des rideaux blancs opaques, de la tapisserie terne, du plafond jauni, suintait une paix glaciale de sacristie. Sur les nappes, pendant bas avec une raideur de nappe-d’autel, un calice n’eût pas juré à côté des burettes de l’huilier. Et, en attendant que le garçon les servît, elle était là attablée avec son Dieu, muette, en adoration, communiant sous les deux espèces : en le mangeant des yeux et en buvant son souffle. Quelquefois, sous l’étroite petite table, à un frôlement fortuit de soutane contre son genou, elle s’évanouissait presque.

Le soir du troisième jour, ils avaient pris un fiacre pour achever leurs courses. L’heure du dernier départ de la diligence approchant, elle se hasarda à dire :

— Nous n’aurons jamais le temps de finir… En tous cas, dites, nous pourrions bien coucher ici, à l’hôtel ?

Et elle le regardait bien dans les yeux.

Le front de l’abbé de la Mole se rembrunit.

— Non, vous le savez bien, je ne dois pas découcher.

Et, sortant la tête par la portière :

— Plus vite, cocher, plus vite !… Il y a un pourboire.

Alors, elle se renversa dans son coin, morne, affaissée.

Le soir, dans le coupé de la diligence, elle ne desserra pas les dents, de toute la première moitié du trajet. Puis, au relais d’un village, pendant qu’on attelait de nouveaux chevaux, elle lui dit tout à coup :

— Je veux une double clef de la chapelle… Ça, vous ne pouvez pas me le refuser…

L’abbé haussa les épaules, puis, s’enveloppa plus commodément dans son manteau pour dormir.

Le surlendemain, elle obtint pourtant la clef. L’apprenti du serrurier la lui apporta vers la tombée du jour, à l’hôtel de Beaumont. Elle dîna, attendit qu’il fût neuf heures ; puis, comme il pleuvait à verse, elle mit ses socques, prit un parapluie, jeta un châle sur ses épaules. Elle arriva trempée devant l’Œuvre de la Sainte-Adolescence, ayant mis plusieurs fois le pied au beau milieu de grandes flaques d’eau. L’avenue d’Italie était déserte. Avec quel battement de cœur elle sentit la clef pénétrer dans la serrure, et la porte tourner sur ses gonds bien graissés !

Elle venait de refermer soigneusement derrière elle. La chapelle était toute noire. Elle eut d’abord besoin de s’asseoir, et fit quelques pas, en cherchant, à tâtons. Son pied heurta quelque chose de sonore, une caisse vide laissée là. Et elle s’assit, heureuse d’être venue, se sentant bien, ne songeant même plus qu’elle avait, dans la poche, une bougie et des allumettes.

Elle resta longtemps assise. Une odeur de peinture et de maçonnerie neuve lui semblait délicieuse. Maintenant elle pourrait venir quand elle voudrait ! À toute heure, de jour ou de nuit, elle se retrouverait au milieu de cette atmosphère, qui lui noyait le cœur dans une chaleur douce. La nuit surtout était bonne. Ces ténèbres, ne les sentait-elle pas couler sur ses épaules comme un manteau de velours léger ? Il lui arriverait d’attendre que l’aube bleuît les vitraux de la grande rosace au-dessus de l’autel. Et elle se leva réconfortée, toute légère.

Elle venait d’allumer la bougie. Étouffant ses pas, elle passait comme une ombre au milieu d’autres caisses non déballées encore, déposées là sur de la paille, au milieu des plâtras. Elle fit le tour de l’autel. Elle éleva la bougie pour regarder l’effet de la chaire récemment mise en place. Puis, elle monta à la tribune.

Elle voulait tout voir, mettant de l’importance à chaque détail, pleine de minutieuse sollicitude, comme une mère meublant le premier appartement de garçon de son fils. L’orgue-harmonium, enveloppé d’une housse, était trop à gauche ; lui ayant trouvé sa vraie place, elle le cala avec deux petits morceaux de bois. Il faudrait un tabouret vissé, et un casier pour recevoir la musique. Ici, un tableau ferait bien. Et, accoudée sur la balustrade, elle se demandait si rien n’avait été oublié à Marseille, quelle surprise elle pourrait lui faire. Le jour où il avait reçu d’elle les premiers billets de mille francs pour « l’Œuvre », elle s’en souvenait, quelle joie d’enfant ! Il était venu lui prendre les deux mains. Elle voulait le revoir ainsi, secouant follement ses longs cheveux bouclés. Alors elle redescendit et traversa de nouveau toute la chapelle pour aller, derrière l’autel, ouvrir une petite porte, celle de la sacristie.

Un verrou avait été poussé en dedans. Elle rentra vers minuit, toute triste.

Et, de deux jours, voulant être forte, elle ne retourna pas à « l’Œuvre ». Mais que de fois elle se vit le chapeau sur la tête, la main déjà sur le bouton de la porte ! Même, une après-midi, elle alla jusque dans l’escalier, descendit la moitié d’un étage. Puis elle eut le courage de remonter se mettre en pantoufles et en robe de chambre. Et elle passait sa soirée à vouloir lui écrire.

Quand elle avait congédié sa femme de chambre qui venait de raviver le feu, elle ouvrait son buvard, choisissait une plume neuve, prenait du papier à son chiffre, parfumé. Puis, elle tirait de leur étui des lunettes, qu’elle s’assujettissait sur le nez, après en avoir méticuleusement frotté les verres. Et la même main qui avait jadis achevé pour M. Fraque une sépia commencée au couvent, se mettait à écrire : « Monsieur… » en grandes lettres cassées, hésitantes, peureuses ; et c’était tout ! Elle restait des heures la plume en l’air devant la feuille blanche, le cœur plein et remué, mais n’osant pas.

Le surlendemain, vers midi, elle fut toute secouée, quand un des petits élèves de M. de la Mole vint l’avertir qu’on avait besoin d’elle, pour achever la décoration de la chapelle.

— Je passe une robe, répondit-elle. Dites-lui que j’y vais.

Elle ne prit seulement pas le temps de déjeuner. Elle trouva l’abbé de la Mole devant l’autel, monté sur une échelle double, la soutane relevée par des épingles. Ce fut une après-midi heureuse. Elle tenait l’échelle. L’abbé la consultait de temps en temps. Et elle lui passait la verdure et les fleurs artificielles.

Enfin, c’était le grand jour. Madame Fraque, tout en noir comme une veuve, arriva bien avant l’heure, et monta tout de suite à la tribune. Depuis une semaine elle avait choisi sa place, une chaise dans un angle, tournée de biais pour avoir l’orgue en face. Elle ôta ses gants, s’agenouilla, ferma les yeux, se cacha le visage dans les mains : des mains effilées, amaigries, un peu jaunes sous le voile de crêpe noir rabattu.

La chapelle était encore déserte. Les vitraux neufs ne reluisaient pas sur le ciel gris de cette matinée d’hiver paresseuse. Çà et là, dans les coins, de grands pans d’ombre traînaient, comme de la nuit mal balayée. Il faisait vague et noir, aussi, en elle. Elle ne savait plus où elle en était de la vie, ni ce qu’elle avait désiré autrefois, ni ce qu’elle attendait encore. Et, dans ce grand bien-être de ne plus savoir, elle s’efforçait de prier. Elle se morfondait à supplier un être inconnu, mais tout-puissant, de faire qu’il arrivât une chose qu’elle ignorait.

La porte de la sacristie s’était ouverte. Quelqu’un toussait et marchait. Elle décolla un moment ses doigts, vit qu’un élève allumait les cierges ; et, machinalement, à mesure que naissaient les flammes jaunes, droites, pointues, elle les comptait. Soudain elle referma les yeux, s’en voulant de sa distraction comme d’un sacrilège. Et elle s’abîma dans une ferveur plus profonde.

Elle ne s’occupait plus de ce qui se passait en bas. Cependant, le tambour de la chapelle à chaque instant s’ouvrait et retombait. Les parents remettaient en entrant leur carte d’invitation à un élève posté là, cherchaient une bonne place. C’était un remue-ménage de chaises, un murmure grandissant de conversations qui montaient. Dix heures sonnèrent. Un piétinement bruyant et saccadé sortit de la sacristie, fit le tour de l’autel, vint finir le long des quatre bancs réservés aux élèves de la Sainte-Adolescence. Tout à coup, elle eut chaud au cœur : elle ne l’avait pas entendu monter à la tribune, ses yeux ne s’étaient pas rouverts, elle savait pourtant qu’il était là.

C’était bien lui. L’abbé de la Mole ouvrit l’orgue, mit de la musique sur le pupitre, fit tourner le tabouret sur la vis pour l’exhausser, puis, une fois bien assis, tira le registre des « voix célestes ». Alors elle ne ferma plus les yeux, et, relevant son voile, toujours agenouillée, elle l’enveloppa de son regard avide, de son regard des dîners de l’Hôtel du Vatican. Cependant Monseigneur venait de faire son entrée en vêtements épiscopaux, l’enivrement de l’encens montait, l’orgue chantait sur un mouvement de valse l’allégresse suave du triomphe. Mais elle oubliait tout. Rien ne l’absorbait que la taille grêle d’enfant devinée sous le surplis tuyauté de l’abbé de la Mole ; et ce qui lui semblait adorable, c’était le petit morceau de cou jeune, tiède, duveteux, où elle aurait voulu coller ses lèvres. Elle ne revint à elle que, la cérémonie terminée, lorsque l’abbé de la Mole referma l’orgue précipitamment, pour aller à la sacristie rejoindre Monseigneur.

Alors elle rabattit son voile, et voulut se remettre à prier. La chapelle redevint déserte. Les cierges furent éteints. Les parents étaient partis déjeuner à la hâte, afin de revenir vers trois heures, pour la représentation théâtrale. Elle, resta pétrifiée sur sa chaise, n’ayant pas faim, ne s’apercevant pas que le temps marchait. Puis, elle se leva comme un automate, descendit de la tribune, traversa la chapelle, passa par la sacristie, et se trouva dans un long couloir, peu clair, ne prenant jour que par un vitrage qui donnait sur la grande salle d’étude.

Assise sur un petit banc qu’elle était allée prendre à la sacristie, madame Fraque tenait écarté un rideau. À travers les rayures verticales du vitrage, elle ne vit qu’un maître d’hôtel, en habit, et des hommes de peine qui se hâtaient de démonter les deux grandes tables du déjeuner de gala, offert par l’abbé de la Mole à Sa Grandeur, aux quelques prêtres qui avaient accompagné l’évêque, et aux vingt-quatre jeunes gens de l’œuvre.

— Il est dans la cour avec Monseigneur ! se dit-elle avec attendrissement. Il lui montre le vieil ormeau, le jet d’eau qui marche d’aujourd’hui, ses rosiers grimpants…

Et, comme de grands éclats de rire d’enfants arrivaient jusque dans le couloir :

— Il leur fait essayer, devant Monseigneur, le vélocipède du Bazar de Marseille.

Les hommes de peine transformaient à la hâte la salle d’études, naguère salle à manger, en salle de théâtre : un plancher exhaussé pour la scène, un rideau courant sur une tringle pour la toile, les bancs et les chaises de la chapelle pour faire asseoir le public qui commençait à arriver. Tous, parents, ecclésiastiques, simples invités munis d’une carte, et Monseigneur lui-même, avaient déjà pris place, que les coups de marteau des ouvriers retentissaient encore. On était en retard. De temps en temps, l’abbé de la Mole apparaissait, affairé, mais souriant et gracieux, murmurait quelque chose pour faire prendre patience à Monseigneur, et disparaissait derrière la toile. Les jeunes acteurs s’habillaient chez l’abbé, dont le logement, en communication avec la scène, servait de coulisses.

Enfin, trois coups. Le rideau s’écarta. Deux élèves, en peplum et en cothurne, déclamaient des vers sur la scène. Il en entrait et sortait d’autres, et, des gardes affublés de glaives en bois, de cuirasses en papier, se tenaient raides, impassibles. Derrière le vitrage du corridor, de là où elle était comme dans une loge grillée, madame Fraque ne suivait pas la tragédie.

— Que fait-il maintenant dans sa chambre ?

Sa chambre ! Il n’avait jamais voulu la lui laisser voir, depuis que les maçons et les peintres n’y travaillaient plus. On y entrait par cette porte peinte en blanc au fond du corridor. Elle se l’imaginait pleine de jour et de gaieté, avec le papier clair à bouquets d’un bleu tendre choisi par elle, et les deux larges fenêtres s’ouvrant sur le jet d’eau, sur les corbeilles de fleurs du petit jardin particulier. Mais elle aurait voulu en connaître l’emménagement, savoir où était l’armoire à glace, la bibliothèque et le lit, le lit surtout qu’elle avait voulu de palissandre, haut, volumineux, encombrant, mais confortable et large comme un lit de jeune mariée. Tout à coup, au milieu de sa rêverie, elle tressaillit : une porte au fond du corridor ouverte et refermée, un bruit de pas, quelqu’un derrière elle… Elle s’était retournée ; déjà ses deux petites mains, pâles mais flétries, pressaient une main tiède qui ne se retira pas tout de suite.

— C’est bon, c’est bon, fit l’abbé de la Mole.

Et il dégagea doucement sa main. Il ajouta :

— Ça va très bien, n’est-ce pas ?… Malgré lui, Monseigneur ouvre de grands yeux, n’en revient pas de sa surprise… Je suis content.

Un de ces sourires comme on n’en a pas plusieurs dans la vie, passa sur le visage de madame Fraque. Il ne s’en allait pas. Pour soulever le rideau du vitrage afin de regarder la tragédie, il s’était familièrement penché sur elle, lui pesant un peu sur l’épaule. Elle se sentait presque dans ses bras, là, dans l’ombre, n’osant ni remuer, ni ouvrir la bouche, de peur d’abréger ce moment. Puis, à côté d’eux, dans la salle, comme le héros de la pièce terminait une longue tirade de fin d’acte en levant les bras au ciel, d’unanimes applaudissements retentirent. Et l’abbé de la Mole se relevant :

— Le dernier acte ne dure que quelques minutes… Je m’en vais.

Elle ne put retenir :

— Déjà !

— Oui… je vais m’assurer si l’équipage de Monseigneur est arrivé.

Elle eut tout à coup le désespoir de lui voir froncer le front. Il ajouta d’un ton dur.

— Et vous, si l’on allait vous trouver ici… Était-ce votre place ?… Allez-vous-en… Vous auriez dû vous douter que ça me déplairait.

Elle voulait répondre : ses lèvres frémissaient déjà ; tant de choses à la fois lui venaient ! Mais l’abbé de la Mole n’était plus là. Elle regarda une dernière fois la porte blanche du fond du corridor. Puis résignée, elle partit, la tête basse. Elle emportait son petit banc pour le replacer, en passant, à la sacristie.

Mais, le soir, elle n’y tint plus. À onze heures, elle se trouvait franchissant la porte de l’hôtel, la double clef de la chapelle dans sa poche. Il gelait à plusieurs degrés au-dessous de zéro, dans les rues de Noirfond endormi. Elle ne sentait pas le froid : peu vêtue, sans chapeau, couverte seulement d’une pelisse dont elle avait rabattu le capuchon. Elle ne fit pas un simple détour qui lui eût évité de traverser le Cours, et passa devant les fenêtres éclairées d’un Cercle. Quelques minutes après, elle s’introduisait dans la chapelle déserte, et allait droit vers l’autel, passant à tâtons au milieu des chaises bouleversées par la cérémonie du matin. Cette fois, le verrou de la petite porte derrière l’autel n’avait pas été poussé.

Dans la sacristie, le cœur commençait à lui manquer ; elle continua pourtant d’avancer, plus lentement, sur la pointe du pied. Mais quand elle se glissa dans le corridor, ce fut soudain un éblouissement : là, au fond, une vive clarté, par la porte de la chambre de l’abbé entr’ouverte…

Elle s’était avancée davantage, en s’appuyant au mur, en retenant son souffle. Elle voyait la chambre maintenant, et, dans l’enfoncement de l’alcôve, sous les rideaux lourds, le lit tout ouvert, et lui, en pantoufles, étendu sur un fauteuil bas, lisant dans un énorme livre. Une grande flamme claire dansait dans la cheminée. Il tourna une page. Il était très attentif à sa lecture, très calme. Pas un muscle de son visage, où l’abat-jour projetait toute la clarté de la lampe, ne bougeait. Elle s’appuyait les mains sur la poitrine pour comprimer les battements de son cœur.

— Quand il tournera de nouveau la page, se dit-elle, j’entrerai.

Presque aussitôt l’abbé de la Mole tourna un second feuillet. Alors, le front en avant, fermant les yeux sans le vouloir, elle poussa héroïquement la porte.

Il ne montra ni étonnement ni colère. Très naturellement, comme s’il eût reçu une visite ordinaire, il quitta son fauteuil, et le poussa devant la cheminée pour madame Fraque. Lui, resta debout, attendit.

Elle fut longtemps sans pouvoir rien dire. La salive lui manquait. Et, les deux mains tendues vers le feu, elle était secouée d’un grand frisson. Pourquoi aussi ne parlait-il pas, lui ? Pourquoi ne la brusquait-il pas comme à l’ordinaire, cette fois qu’elle se sentait prête à tout entendre, qu’elle était venue pour en finir ? S’il l’avait seulement menacée de la jeter à la porte : un soufflet, au moins, l’eût fait pleurer ! Mais ce silence !… Elle venait de pousser son fauteuil dans la cheminée, ses mains touchaient presque la flamme, et elle avait froid.

— Vous m’attendiez donc ? dit-elle enfin.

Il ricanait sans répondre. Et elle était au bout de son courage. Maintenant qu’elle se trouvait là, seule avec lui, elle se sentait bête et vide. C’était comme lorsqu’elle voulait écrire, et qu’après avoir mis : « Monsieur… » elle restait des heures la plume en l’air devant la feuille blanche. Cependant elle se leva et fit machinalement quelques pas dans la chambre. Devant l’armoire à glace, pour ne pas se voir, elle détourna la tête. Après être allée jusqu’à la fenêtre aux volets bien clos, plantée maintenant devant la bibliothèque, stupide, elle considérait au milieu des reliures alignées, le trou du gros volume enlevé par l’abbé pour lire. Puis elle sembla s’intéresser à ce qui encombrait la commode-toilette : aux flacons d’odeurs, à la grande éponge, aux petites brosses en ivoire, à la cuvette profonde où il était resté un peu d’eau savonneuse. Enfin deux pas de plus, et elle se trouva à l’entrée de l’alcôve, devant le grand lit neuf de palissandre, gonflant ses matelas, étageant ses oreillers, bombant son édredon sous un dais de rideaux étoffés et descendant bas. La courte-pointe était déjà retirée, la couverture toute faite. Invinciblement attirée, madame Fraque se pencha en avant dans cet enfoncement de tabernacle ; et là, hors d’elle tout à coup, enivrée, elle se jeta la figure contre le drap et le couvrit de baisers.

L’abbé de la Mole était devenu très pâle. Pendant un instant il ne posséda plus son calme ni sa présence d’esprit. Debout devant la cheminée, la main au dossier d’une chaise, qu’il était allé prendre au fond de la chambre à tout hasard, il restait là, tournant le dos à l’alcôve, ne sachant s’il devait s’asseoir.

— Soyez raisonnable, je vous en supplie, implorait-il sans se retourner.

Le bras lui tremblait. Il avait peur. Sa voix rampait, traînarde et lâche :

— Venez vous remettre dans votre fauteuil… Nous causerons… Ici, venez, je vous attends.

Elle obéit. Mais quand il la vit là, près de lui, décoiffée, les yeux d’un éclat extraordinaire, presque jeune, toute vibrante encore de l’accès de passion qui l’avait secouée, et pourtant déjà docile et suspendue à ses lèvres, l’abbé de la Mole recouvra peu à peu son assurance.

Il parlait maintenant, et de lui, rien que de lui, avec un égoïsme naïf, complet, admirable. Son avenir avant tout ! quelque chose de sérieux, d’important, de vénérable même ; une espèce de montagne sacrée qui se trouvait là, en face, obstruant l’horizon, et autour de laquelle le reste de l’humanité s’aplatissait comme la poussière. Et des projets d’ambition, toute sorte de petits sentiers entrecroisés et tortueux pour atteindre le sommet de la montagne. Tout cela mêlé à des retours attendris sur son enfance, avec des phrases comme celle-ci : « J’avais déjà la Foi ! » avec de grands mots : le Devoir, la Prudence, le Péché.

Elle, sous cette douche, grelottait. Le mangeant encore des yeux et lui bavant son souffle, elle avait beau se rapprocher de lui comme un enfant qui a froid. De minute en minute, son amour transi se racornissait. Il avait sans doute raison ! Cette bouche pure ne pouvait avoir tort. Elle avait été folle de venir, et surtout, grand Dieu ! pour quoi faire ? Ce serait un crime d’empêcher plus longtemps de dormir ce garçon appelé à de hautes destinées, qui devait être harassé des fatigues d’une pareille journée. Il n’y eut plus alors en elle qu’une mère.

L’abbé venait de se racler le gosier au milieu d’une phrase. Elle se leva.

— Tu tousses ! dit-elle en le tutoyant pour la première et la dernière fois de sa vie. Je m’en vais ; tu te coucheras bien vite…

Il ne la retenait pas. Elle avait ouvert la porte. Elle se retourna pour regarder encore cette chambre, où il ne faudrait plus revenir. Et elle eut comme une faiblesse. Les jambes lui fléchissaient, et ses yeux se mouillaient. Une dernière tentation : si elle avait pu seulement le voir au lit, attendre son sommeil, ne se retirer sur la pointe du pied qu’après lui avoir bordé les couvertures. C’était un suprême besoin de dévouement, la soif de la volupté de gâter et d’être bonne. Alors, il lui poussa une idée, comme ça, tout d’un coup. Et, avec un sourire résigné :

— Demain, à trois heures, je viendrai vous prendre… Je n’en dis pas davantage, c’est une surprise…

Le visage de l’abbé s’éclaira. Alors elle partit.

Le lendemain, à trois heures, madame Fraque conduisait l’abbé chez le notaire et faisait son testament en le prenant pour héritier universel.