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La Fin de Lucie Pellegrin/La Fin de Lucie Pellegrin/IV

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G. Charpentier (p. 11-17).

IV

Restées seules, et ne songeant plus à leur soif, les quatre femmes maintenant fumaient chacune leur cigarette. Sur une chaise, à côté d’Héloïse, Miss couchée sommeillait. Le garçon était déjà venu desservir les tables, sur lesquelles il n’y avait plus que les carafes, la moutarde près du pyrophore plein d’allumettes, des verres propres retournés, et les serviettes encore dépliées à côté de leurs ronds en étain. Puis Charles était allé remplacer au comptoir le gros Victor qui devait faire sa sieste.

Les deux Adèle, Marie la frisée et Héloïse parlaient encore de Lucie Pellegrin. Dans la nonchalance de leur digestion, dans l’accablement de l’après-midi de juin, au fond de l’étroite arrière-salle où leur désœuvrement, qui se sentait chez lui, s’acoquinait parfois du déjeuner jusqu’au dîner, elles en parlaient tout doucement, entre elles, en bonnes amies qui trouvent du charme à échanger leurs impressions et à remuer des souvenirs.

Cette Lucie Pellegrin, que l’autre Adèle n’avait vue que deux ou trois fois, Héloïse et Marie la frisée la savaient par cœur, comme toutes les habituées de l’Élysée-Montmartre, de la Reine-Blanche, de la Boule-Noire, du Château-Rouge ; mais c’était la grande Adèle qui en savait le plus sur son compte, elle qui se disait du même quartier, de la même rue, qui avait connu Lucie « honnête », qui l’avait vue « débuter », qui en huit ans l’avait plus de vingt fois perdue de vue et retrouvée, enfin avec laquelle elle se trouvait en froid, depuis un an, « sans se souvenir au juste pourquoi. » Cette Lucie Pellegrin, toutes trois se plaisaient à la raconter, à l’expliquer, à la discuter pour leur nouvelle camarade, pour la femme de province devenue depuis peu une femme de Paris.

Il fut d’abord question de sa beauté. L’autre Adèle, une de ces filles qui jettent à tout propos dans la conversation un : « Moi, je sais que je ne suis pas ceci, que je ne suis pas cela ! » contraint et pincé, mais qui ne reconnaissent pas volontiers une supériorité chez les autres, disait :

— C’est comme aussi on me l’avait donnée pour si jolie !… Moi je n’ai guère trouvé…

Il ne fallait pas dire que Lucie Pellegrin n’était pas jolie, se récrièrent les trois femmes. C’était tout ce qu’on voudrait, une sotte, une sans cœur, une rouleuse, mais elle était belle. Sans l’admirable régularité de son visage, d’où lui serait venue sa réputation ?

— Elle a eu de la chance ! objectait l’autre Adèle.

— Sans doute qu’elle en a eu, dit Héloïse. Mais qui de nous n’en a pas, un soir ou l’autre, de la chance ? Seulement ça ne dure pas. Et pour Lucie Pellegrin, la chance durait, voilà… C’était donc plus que de la chance.

— À Bullier, dit Marie la frisée, à Tivoli-Vauxhall, à Valentino, à Mabille, elle était aussi connue qu’au bal du Chalet, aux Batignolles. Si elle soupait chez Peters, comme si elle allait, à minuit, manger une choucroute à Montmartre, chez la mère Bontard : Voici la Pellegrin ! disait-on ; et chacun se retournait.

— Avec de la toilette, aussi… persistait l’autre Adèle. Si l’on avait chacune des cent mille balles…

— Mais pour y arriver à cette toilette, reprit la grande Adèle. Elle ne l’a pas toujours eue, que diable !… Elle est née vers le bas de l’avenue de Saint-Ouen, dans une ruelle de chiffonniers, près des fortifications. Ses parents, qui dormaient pendant le jour, l’envoyaient aux carrières de Montmartre, ramasser au milieu des décombres du verre cassé, des débris de bois, jusqu’à de la poussière de charbon. Toutes les après-midi, moi, qui demeurais rue Marcadet, je la voyais passer portant son grand panier, pieds nus, avec une bande de petits ravageurs de son âge. Quelquefois, par une longue fente, son jupon laissait voir toute sa pauvre cuisse maigre. Avec ça, elle était d’un joli !… Et c’est elle qui vous a commencé de bonne heure… Sa mère, qui se promenait toute la nuit, la lanterne à la main, sous son cachemire d’osier, ne pouvait guère la surveiller ; avant quinze ans, Lucie découchait déjà. Mais plus fort que ça, à onze ans… et elle me l’a vingt fois raconté… un jour, par un de ces temps couverts où il fait nuit de bonne heure, s’étant attardée au milieu des carrières de Montmartre pour remplir son panier, Lucie, à onze ans, — entendez-vous bien, à onze ans ! — fut prise par un maraudeur de carrières de mauvaise mine, derrière un vieux tombereau disloqué qui se trouvait là, les deux bras levés dans le ciel…

Une triple exclamation interrompit la grande Adèle.

— Oh ! faisait simplement la jeune Héloïse.

— Les hommes ! ajoutait Marie la frisée.

— Ces cochons d’hommes ! renchérissait de sa grande bouche l’autre Adèle.

Depuis un moment, Marie la frisée éprouvait comme une démangeaison de raconter à son tour.

— Moi, sans la connaître d’aussi loin, je la voyais tous les dimanches, après midi, au petit bal du Moulin-de-la-Galette. Elle venait en cheveux. Elle était dans ses dix-neuf ou vingt ans, et végétait alors dans les hôtels garnis. Elle vous avait une modeste confection de vingt-neuf francs cinquante, toujours la même, violette, qu’il me semble voir encore : deux petits volants plats sur la jupe, et ça lui pinçait sa taille de rien du tout, et ça luisait aux deux épaules. Là dedans, Lucie Pellegrin, si distinguée depuis, avait un air timide et godiche. Elle dansait et riait beaucoup, entourée de toute une bande de jeunes calicots, qui s’appelaient entre eux « les gouapeurs », et qui lui payaient des bocks, de la galette et les balançoires. Souvent, la veille, elle s’était mise au lit sans dîner…

— Et c’est avec cette femme-là, dit dédaigneusement l’autre Adèle, qu’aurait couché le roi des Belges !

Puis, comme on se mit à rire aux éclats, interdite, de peur d’avoir lâché quelque bêtise, elle ajoutait :

— Vous savez, c’est ce qu’on m’a dit… je ne fais que répéter…

La grande Adèle, qui avait ri plus fort que les autres, redevint tout à coup sérieuse, et, jetant son bout de cigarette, déplaçant un peu sa chaise pour se mettre en face de l’autre Adèle, elle reprit la parole :

— Voici le fin mot sur cette bonne histoire du roi, qu’un tas d’imbéciles ont avalée bel et bien, et qui a fait la fortune de la Pellegrin. Elle a toujours été elle-même une gobeuse, en même temps très vaine et très facile à tromper.

— Cette horreur de Chochotte en sait quelque chose, interrompit Marie la frisée, et tant d’autres… sans compter les hommes…

— Et celui-ci donc ! chuchota d’un air mystérieux Héloïse, en se penchant par-dessus Miss endormie sur une chaise, pour voir si le gros Victor n’était pas revenu au comptoir.

— Alors, continua la grande Adèle, une après-midi, dans le passage de l’Opéra, ou elle attendait, je crois, la fin d’une averse pour remonter aux Batignolles, elle fit la connaissance d’un étranger. Le lendemain matin, elle montrait à tout le monde un billet de cent francs, très émue, très montée, racontant qu’elle avait couché au Grand-Hôtel avec le roi des Belges, de passage à Paris, incognito. Cela dura trois semaines. Elle vous regardait du haut de sa grandeur ; elle s’était acheté sa première robe de soie, chez une marchande à la toilette, à crédit. Elle portait des gants. On ne la voyait plus qu’en sapin, et elle recouchait tous les deux soirs au Grand-Hôtel avec « le roi », son amant. Le lendemain du départ du roi, Lucie Pellegrin disait à qui voulait l’entendre qu’à la gare du Nord, avant de monter en wagon, « le roi des Belges » lui avait demandé si elle préférait recevoir de Bruxelles une traite de trente mille francs sur M. de Rothschild ou une rivière de diamants, et qu’elle lui avait répondu : « Sire, je ne me vends pas et n’accepterai jamais qu’un souvenir de Votre Majesté… » Elle attendit longtemps, vous pensez bien ; puis, quand elle comprit enfin qu’on lui avait monté le coup, elle s’était montrée trop crédule et trop vaniteuse pour oser en convenir. La crainte du ridicule la força d’aller toujours de l’avant, et le plus curieux, c’est que le canard passa à merveille. Elle trouvait du crédit ; des photographes la prirent dans toutes les poses pour leurs collections d’actrices et de célébrités ; elle était lancée. Elle finit par pouvoir s’acheter elle-même sa « rivière »… son souvenir du roi des Belges.

Et la grande Adèle se tut, se mit à plier soigneusement sa serviette pour la passer dans le rond en étain, sur lequel était gravé, à la pointe du couteau, un grand A.

Marie la frisée se leva, secoua les miettes de pain qui avaient pu tomber sur sa jupe, puis se rassit. Héloïse caressa légèrement la tête de Miss, qui dormait toujours. L’autre Adèle seule desserra les lèvres :

— Les hommes sont bien bêtes…

Elle n’en dit pas plus. Et, dans l’arrière-salle de chez Victor, il y eut un moment de grand silence. Ces quatre femmes, à la pensée de la fortune bizarre, soudaine, inespérée, de Lucie Pellegrin, restaient confondues et éblouies, comme devant un bouquet magique de feu d’artifice.