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La Fin de Lucie Pellegrin/La Fin de Lucie Pellegrin/Texte entier

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G. Charpentier (p. 1-49).

LA FIN

DE

LUCIE PELLEGRIN

Si je m’étais décidé à donner aux quatre études composant ce volume un titre général, je n’en aurais pas pris d’autre que le suivant : « Tout ceci est arrivé. » Pour moi, la définition de l’Art est celle que Diderot avait empruntée à Bacon : Homo additus naturæ. L’entreprise littéraire de celui qui prétendrait tout tirer de son propre fond me paraît aussi incomplète, mais plus dénuée d’intérêt, que la tentative de celui qui se bornerait à « photographier » du réel sans y mettre du sien, sans rendre l’impression personnelle et unique de cette réalité vue à travers un tempérament.

Je place la Fin de Lucie Pellegrin au commencement, parce que c’est la plus ancienne de ces études. En 1874, à une époque difficile de mes débuts, j’allais manger quelquefois rue Germain-Pilon dans un restaurant infime, qui n’existe plus, où j’entendis un jour quatre « habituées » à une table voisine, tout en prenant leur café et en fumant leur cigarette, parler longuement d’une de leurs camarades, très lancée et très connue, qui se mourait de la poitrine. Leur conversation me frappa. Elles donnaient des détails tellement typiques qu’il me sembla que l’imagination d’un romancier de génie ne pourrait en trouver de plus poignants ni de plus vrais. Cette « Lucie » que je n’avais jamais vue, maintenant, avec ce que je venais d’entendre, elle était là devant mes yeux, réelle et vivante, inoubliable : une Manon du quartier Breda, bonne fille, un peu sotte, exploitée par son entourage, la fibre maternelle peu développée, toute au plaisir, attendrissante à l’approche de la mort, embellie sans doute par ma pitié d’une sorte de poésie maladive. Une des quatre « habituées » parla vaguement d’aller la voir une après-midi toutes ensemble. Ma part d’invention se borne donc à avoir supposé que la visite des quatre femmes eut réellement lieu à l’issue de leur conversation, et à m’être imaginé cette visite. Quand la véritable « Lucie » mourut, il n’y a pas très longtemps, la Fin de Lucie Pellegrin avait paru depuis dix-huit mois dans une feuille-de-chou littéraire.


I

Chez Victor, « le gros Victor », le marchand de vins obèse du boulevard extérieur, dans le salon du fond, les habitués achevaient de déjeuner.

La grande Adèle faisait la sauce de son artichaut. Marie la frisée tournait son mazagran. Héloïse se roulait une cigarette. L’autre Adèle était en train de se tirer les cartes dans un vieux jeu graisseux, en mouillant à chaque instant le bout de son pouce avec la langue. M. Roger, un homme grisonnant, en gilet de piqué blanc et en veste de velours jaunâtre, que les femmes appelaient tantôt « le tapissier », et tantôt « mon oncle », digérait en fumant, en buvant du cognac. Assis près de la fenêtre, en bras de chemise, le garçon, Charles, lisait le Rappel.

On avait très chaud. Aucun souffle ne remuait les feuilles des plantes grimpantes, le long des fils de fer tendus dans la fenêtre. Les visages, comme la gorge et les bras nus des femmes, luisaient. Depuis un moment, personne n’avait rompu le silence. Dans la boutique, par la porte ouverte, on entendait piétiner lourdement autour du comptoir les pantoufles de Victor, servant des consommateurs. Des « À votre santé, mon brave ! » arrivaient, suivis d’un léger choc de verres. Puis, de temps en temps, ce n’était plus que le sautillement, sec et continu, de la bille du tourniquet.

II

— Pas ça, Miss !… Grande salope de Miss, veux-tu… ! menaça tout à coup la voix rauque de Victor.

Et, se tenant au rebord du comptoir, le marchand de vins allongea un coup de pied pour chasser la chienne, qui venait de pénétrer dans la boutique.

Peu effrayée, Miss fit un simple détour pour mettre son ventre de chienne pleine hors de l’atteinte du pied de Victor, s’arrêta devant la porte de la cuisine, flaira un instant les odeurs chaudes du fourneau ; puis, sans se presser, dédaigneuse, traînant les pattes avec la désinvolture d’une femme flânant en savates sur un trottoir, elle entra dans le salon du fond comme chez elle.

— Tiens, Miss ! s’écria la grande Adèle.

Et elle commença à attaquer son artichaut. Marie la frisée, qui portait son mazagran aux lèvres, s’interrompit afin de partager en deux avec les dents, pour la chienne, son second morceau de sucre. L’autre Adèle, profondément absorbée, resta le nez baissé sur ses cartes. Quant à Héloïse, elle avait déjà posé sa cigarette allumée sur le bord d’une assiette, et attiré la chienne à elle.

— Ma belle, tu vas avoir des petits, disait-elle affectueusement.

Et elle caressait Miss à deux mains. Le bête se laissait faire, allongeant le cou et baissant ses oreilles pelées, se laissant aussi toucher les flancs, où le poil roux, par larges plaques, manquait. Héloïse faisait mine de l’embrasser sur le museau, lui prenant la tête qu’elle gardait sur les genoux sans crainte de salir sa robe neuve de toile bleue à pois blancs.

Victor parut, remplissant la porte de son torse énorme en veston blanc de cuisinier, un balai à la main pour chasser la chienne. Mais la grande Adèle, sans lâcher sa feuille d’artichaut trempée de sauce, lui saisit vivement le bras.

— Voulez-vous la laisser !

— Elle ne vous a rien fait peut-être !

— C’est la chienne à la Pellegrin, vous le savez aussi bien qu’un autre.

Devant ces exclamations simultanées, Victor se retira en haussant les épaules. Son départ fut salué de longs et bruyants éclats de rire qui triomphaient. L’autre Adèle, qui venait enfin de trouver accouplés un valet de cœur et un dix de trèfle, daigna relever la tête et sourire de sa lèvre mince. M. Roger et Charles riaient aussi. Miss remuait joyeusement la queue.

Tout à coup, ce fut la grande Adèle qui cessa la première de rire.

— J’y songe : Chochotte le disait hier soir au Rat-Mort… Le docteur craignait que Lucie Pellegrin ne passât pas la nuit.

III

— Alors, elle est peut-être morte, fit observer Marie la frisée.

Il y eut un silence.

— Dis-nous ça, toi, ma pauvre Miss ? demanda Héloïse qui tenait encore la chienne embrassée.

Il y eut un nouveau silence. On entendit la voix glapissante de Victor envoyant le garçon chercher du vin à la cave. Puis, il fut longuement question de Lucie Pellegrin.

— Si elle est morte, moi, je ne la plains pas, commença la grande Adèle. Celle-là a assez usé et abusé de la vie.

— Oui, dit Marie la frisée, elle en a mangé, de l’argent.

— Si elle en a mangé ! reprit la grande Adèle, en s’animant. Moi qui vous parle, je lui ai vu sur le corps pour trente mille francs de diamants… Elle a eu chevaux et voiture, à elle… et deux maisons à Batignolles.

L’autre Adèle, débarquée de Nancy depuis quelques semaines, ouvrait de grands yeux. La grande Adèle ajouta :

— Tout le monde sait et vous dira que Lucie Pellegrin a été riche… mais là, une vraie fortune… dans les deux cent mille francs placés chez le notaire.

La grande bouche de l’autre Adèle fit une moue qui voulait être dédaigneuse. Puis, baissant un peu le front, un front d’un blanc jaunâtre, déjà ridé, elle dit entre les dents d’un air distrait :

— Je n’aurais pas cru à la voir, quand on me l’a montrée cet hiver, à l’Élysée…

— Cet hiver, répondit Marie la frisée, mais elle était déjà perdue, cet hiver. Et savez-vous ce qui a perdu la Pellegrin ? Ce sont les…

Elle lâcha un mot ordurier et technique.

— Et aussi les femmes, compléta la grande Adèle, en donnant au mot « femmes » une intention particulière.

M. Roger, qui ne disait rien, mais qui était tout oreilles, sortit alors de la bouche le cigare qu’il fumait. Toute sa grosse lèvre inférieure, épaisse et tombante, frémissait d’un rire gras.

— Vieux voluptueux de mon oncle ! lui jeta Marie la frisée ; nous t’en faisons boire du lait, dis ?… Et toi, c’est tout ce que tu payes ? Nous avons une soif, le tapissier !

Héloïse cependant avait fini par prendre Miss sur les genoux. Après avoir fait manger à la chienne ce qu’elle avait laissé de son beefsteack trop dur, elle lui présentait son verre rempli d’eau. Miss altérée buvait avidement.

« Mon oncle » s’éclipsa pour ne pas payer de la bière.

IV

Restées seules, et ne songeant plus à leur soif, les quatre femmes maintenant fumaient chacune leur cigarette. Sur une chaise, à côté d’Héloïse, Miss couchée sommeillait. Le garçon était déjà venu desservir les tables, sur lesquelles il n’y avait plus que les carafes, la moutarde près du pyrophore plein d’allumettes, des verres propres retournés, et les serviettes encore dépliées à côté de leurs ronds en étain. Puis Charles était allé remplacer au comptoir le gros Victor qui devait faire sa sieste.

Les deux Adèle, Marie la frisée et Héloïse parlaient encore de Lucie Pellegrin. Dans la nonchalance de leur digestion, dans l’accablement de l’après-midi de juin, au fond de l’étroite arrière-salle où leur désœuvrement, qui se sentait chez lui, s’acoquinait parfois du déjeuner jusqu’au dîner, elles en parlaient tout doucement, entre elles, en bonnes amies qui trouvent du charme à échanger leurs impressions et à remuer des souvenirs.

Cette Lucie Pellegrin, que l’autre Adèle n’avait vue que deux ou trois fois, Héloïse et Marie la frisée la savaient par cœur, comme toutes les habituées de l’Élysée-Montmartre, de la Reine-Blanche, de la Boule-Noire, du Château-Rouge ; mais c’était la grande Adèle qui en savait le plus sur son compte, elle qui se disait du même quartier, de la même rue, qui avait connu Lucie « honnête », qui l’avait vue « débuter », qui en huit ans l’avait plus de vingt fois perdue de vue et retrouvée, enfin avec laquelle elle se trouvait en froid, depuis un an, « sans se souvenir au juste pourquoi. » Cette Lucie Pellegrin, toutes trois se plaisaient à la raconter, à l’expliquer, à la discuter pour leur nouvelle camarade, pour la femme de province devenue depuis peu une femme de Paris.

Il fut d’abord question de sa beauté. L’autre Adèle, une de ces filles qui jettent à tout propos dans la conversation un : « Moi, je sais que je ne suis pas ceci, que je ne suis pas cela ! » contraint et pincé, mais qui ne reconnaissent pas volontiers une supériorité chez les autres, disait :

— C’est comme aussi on me l’avait donnée pour si jolie !… Moi je n’ai guère trouvé…

Il ne fallait pas dire que Lucie Pellegrin n’était pas jolie, se récrièrent les trois femmes. C’était tout ce qu’on voudrait, une sotte, une sans cœur, une rouleuse, mais elle était belle. Sans l’admirable régularité de son visage, d’où lui serait venue sa réputation ?

— Elle a eu de la chance ! objectait l’autre Adèle.

— Sans doute qu’elle en a eu, dit Héloïse. Mais qui de nous n’en a pas, un soir ou l’autre, de la chance ? Seulement ça ne dure pas. Et pour Lucie Pellegrin, la chance durait, voilà… C’était donc plus que de la chance.

— À Bullier, dit Marie la frisée, à Tivoli-Vauxhall, à Valentino, à Mabille, elle était aussi connue qu’au bal du Chalet, aux Batignolles. Si elle soupait chez Peters, comme si elle allait, à minuit, manger une choucroute à Montmartre, chez la mère Bontard : Voici la Pellegrin ! disait-on ; et chacun se retournait.

— Avec de la toilette, aussi… persistait l’autre Adèle. Si l’on avait chacune des cent mille balles…

— Mais pour y arriver à cette toilette, reprit la grande Adèle. Elle ne l’a pas toujours eue, que diable !… Elle est née vers le bas de l’avenue de Saint-Ouen, dans une ruelle de chiffonniers, près des fortifications. Ses parents, qui dormaient pendant le jour, l’envoyaient aux carrières de Montmartre, ramasser au milieu des décombres du verre cassé, des débris de bois, jusqu’à de la poussière de charbon. Toutes les après-midi, moi, qui demeurais rue Marcadet, je la voyais passer portant son grand panier, pieds nus, avec une bande de petits ravageurs de son âge. Quelquefois, par une longue fente, son jupon laissait voir toute sa pauvre cuisse maigre. Avec ça, elle était d’un joli !… Et c’est elle qui vous a commencé de bonne heure… Sa mère, qui se promenait toute la nuit, la lanterne à la main, sous son cachemire d’osier, ne pouvait guère la surveiller ; avant quinze ans, Lucie découchait déjà. Mais plus fort que ça, à onze ans… et elle me l’a vingt fois raconté… un jour, par un de ces temps couverts où il fait nuit de bonne heure, s’étant attardée au milieu des carrières de Montmartre pour remplir son panier, Lucie, à onze ans, — entendez-vous bien, à onze ans ! — fut prise par un maraudeur de carrières de mauvaise mine, derrière un vieux tombereau disloqué qui se trouvait là, les deux bras levés dans le ciel…

Une triple exclamation interrompit la grande Adèle.

— Oh ! faisait simplement la jeune Héloïse.

— Les hommes ! ajoutait Marie la frisée.

— Ces cochons d’hommes ! renchérissait de sa grande bouche l’autre Adèle.

Depuis un moment, Marie la frisée éprouvait comme une démangeaison de raconter à son tour.

— Moi, sans la connaître d’aussi loin, je la voyais tous les dimanches, après midi, au petit bal du Moulin-de-la-Galette. Elle venait en cheveux. Elle était dans ses dix-neuf ou vingt ans, et végétait alors dans les hôtels garnis. Elle vous avait une modeste confection de vingt-neuf francs cinquante, toujours la même, violette, qu’il me semble voir encore : deux petits volants plats sur la jupe, et ça lui pinçait sa taille de rien du tout, et ça luisait aux deux épaules. Là dedans, Lucie Pellegrin, si distinguée depuis, avait un air timide et godiche. Elle dansait et riait beaucoup, entourée de toute une bande de jeunes calicots, qui s’appelaient entre eux « les gouapeurs », et qui lui payaient des bocks, de la galette et les balançoires. Souvent, la veille, elle s’était mise au lit sans dîner…

— Et c’est avec cette femme-là, dit dédaigneusement l’autre Adèle, qu’aurait couché le roi des Belges !

Puis, comme on se mit à rire aux éclats, interdite, de peur d’avoir lâché quelque bêtise, elle ajoutait :

— Vous savez, c’est ce qu’on m’a dit… je ne fais que répéter…

La grande Adèle, qui avait ri plus fort que les autres, redevint tout à coup sérieuse, et, jetant son bout de cigarette, déplaçant un peu sa chaise pour se mettre en face de l’autre Adèle, elle reprit la parole :

— Voici le fin mot sur cette bonne histoire du roi, qu’un tas d’imbéciles ont avalée bel et bien, et qui a fait la fortune de la Pellegrin. Elle a toujours été elle-même une gobeuse, en même temps très vaine et très facile à tromper.

— Cette horreur de Chochotte en sait quelque chose, interrompit Marie la frisée, et tant d’autres… sans compter les hommes…

— Et celui-ci donc ! chuchota d’un air mystérieux Héloïse, en se penchant par-dessus Miss endormie sur une chaise, pour voir si le gros Victor n’était pas revenu au comptoir.

— Alors, continua la grande Adèle, une après-midi, dans le passage de l’Opéra, ou elle attendait, je crois, la fin d’une averse pour remonter aux Batignolles, elle fit la connaissance d’un étranger. Le lendemain matin, elle montrait à tout le monde un billet de cent francs, très émue, très montée, racontant qu’elle avait couché au Grand-Hôtel avec le roi des Belges, de passage à Paris, incognito. Cela dura trois semaines. Elle vous regardait du haut de sa grandeur ; elle s’était acheté sa première robe de soie, chez une marchande à la toilette, à crédit. Elle portait des gants. On ne la voyait plus qu’en sapin, et elle recouchait tous les deux soirs au Grand-Hôtel avec « le roi », son amant. Le lendemain du départ du roi, Lucie Pellegrin disait à qui voulait l’entendre qu’à la gare du Nord, avant de monter en wagon, « le roi des Belges » lui avait demandé si elle préférait recevoir de Bruxelles une traite de trente mille francs sur M. de Rothschild ou une rivière de diamants, et qu’elle lui avait répondu : « Sire, je ne me vends pas et n’accepterai jamais qu’un souvenir de Votre Majesté… » Elle attendit longtemps, vous pensez bien ; puis, quand elle comprit enfin qu’on lui avait monté le coup, elle s’était montrée trop crédule et trop vaniteuse pour oser en convenir. La crainte du ridicule la força d’aller toujours de l’avant, et le plus curieux, c’est que le canard passa à merveille. Elle trouvait du crédit ; des photographes la prirent dans toutes les poses pour leurs collections d’actrices et de célébrités ; elle était lancée. Elle finit par pouvoir s’acheter elle-même sa « rivière »… son souvenir du roi des Belges.

Et la grande Adèle se tut, se mit à plier soigneusement sa serviette pour la passer dans le rond en étain, sur lequel était gravé, à la pointe du couteau, un grand A.

Marie la frisée se leva, secoua les miettes de pain qui avaient pu tomber sur sa jupe, puis se rassit. Héloïse caressa légèrement la tête de Miss, qui dormait toujours. L’autre Adèle seule desserra les lèvres :

— Les hommes sont bien bêtes…

Elle n’en dit pas plus. Et, dans l’arrière-salle de chez Victor, il y eut un moment de grand silence. Ces quatre femmes, à la pensée de la fortune bizarre, soudaine, inespérée, de Lucie Pellegrin, restaient confondues et éblouies, comme devant un bouquet magique de feu d’artifice.

V

— Charles, qu’est-ce que je dois ?… J’ai un demi-setier, un poulet, une salade, une fraise, deux sous de pain et un café…

Debout toutes les quatre devant le comptoir, elles faisaient leur addition. Celles qui ne payaient pas, jouissant chez Victor du crédit d’une ou deux semaines, serraient l’addition dans leur porte-monnaie vide. Puis, elles ne se décidaient pas encore à partir. Héloïse se plaignait à Charles de la dureté immangeable de son beefsteack. Marie la frisée, qui avait pris le Rappel, cherchait des assassinats et des suicides au milieu de la prose des derniers romantiques. Les deux Adèle jouaient au tourniquet des petits verres que, toujours quittes à la fin, elles ne consommaient jamais.

Enfin, elles s’étaient arrachées de chez Victor. À quelques pas de la porte, sur toute la largeur du trottoir déjà à l’ombre, elles se tenaient debout, hésitant encore à se quitter, lorsque Miss, qu’elles avaient laissée endormie sur sa chaise, sortit à son tour de chez le marchand de vins. De son gros ventre, balayant presque le macadam, avec sa démarche accablée de chienne qui va mettre bas. Miss vint les rejoindre, en remuant la queue.

— Pauvre Miss, fit Héloïse, tu ne veux pas qu’on s’en aille sans toi, dis !

C’est en revoyant ainsi la chienne de Lucie Pellegrin, qu’une vague pitié, — qui les fit soudain se baisser toutes ensemble, pour caresser Miss, au milieu du trottoir, — remonta de la chienne vers sa maîtresse. Elles en reparlèrent. La Pellegrin devait décidément être morte, puisque Miss se traînait ainsi comme une âme en peine.

Tout à coup, la grande Adèle fit une découverte.

— Miss n’a plus son collier… vous savez, son collier avec une L et un P en argent ?

Alors elles se regardèrent toutes quatre.

— Ce n’est qu’à deux pas… la rue Frochot… insinua Héloïse.

Chacune avait compris, et consentait tacitement.

— Viens, Miss, dit seulement la grande Adèle.

Et elles se mirent en route avec la chienne.

— Si elle est morte, ajouta en marchant l’autre Adèle, qui sait ? on nous la laissera peut-être voir.

Elles arrivaient déjà place Pigalle. Leurs yeux luisaient de curiosité.

VI

Devant le café du Rat-Mort, la grande Adèle hâtait le pas.

— Venez vite, je crois apercevoir au fond cette horreur de Chochotte jouant aux cartes. Tournons le coin ; elle nous espionnerait.

Elles étaient rue Frochot.

Les quatre fenêtres du premier au-dessus de l’entresol ne laissaient rien deviner à travers les petits rideaux de mousseline brodée. Un fauteuil restait vide, au soleil, sur le large balcon faisant saillie. Par la porte de la rue ouverte, pouvait entrer qui voulait.

— Madame Printemps ! appela en vain Marie la frisée, en tapant aux carreaux de la concierge, madame Printemps !

Madame Printemps n’était sans doute pas loin. Son étui à lunettes se trouvait sur la table, à côté du panier de petits pois qu’elle avait commencé d’écosser. On entra dans sa loge pour l’attendre. Miss se coucha sur son divan sans façons. Héloïse lui écossa ses petits pois. Marie la frisée se posa sur le nez ses lunettes. Cependant madame Printemps ne revenait plus.

La grande Adèle perdit patience la première.

— Bah ! allons tout de suite sonner là-haut… Morte ou non, que diable ! on nous ouvrira, et j’ai un prétexte… Nous lui rapportons la chienne qui est venue s’égarer chez Victor.

Et prenant Miss dans les bras, comme elle aurait porté un enfant, elle monta la première. Les autres suivaient une à une, la main à la rampe. Le bruit de leurs pas s’étouffait sur le tapis tendu de marche en marche, où le pied maigre de Lucie Pellegrin ne se poserait peut-être plus. À l’entresol, un mot de Marie la frisée, qui venait la dernière, leur parut très drôle :

— Mes enfants, quelle procession !

Elles montaient en contenant de moins en moins leur fou rire, elles allaient éclater bruyamment, quand tout à coup, de la main, la grande Adèle leur fit signe de se taire. La porte de l’appartement de Lucie Pellegrin était grande ouverte.

VII

Dans l’antichambre, où il n’y avait personne, on eût dit qu’il s’agissait d’un départ. Au milieu du sens dessus dessous général, parmi toute sorte de cartons vides traînant à terre et sur les chaises, se trouvaient deux énormes malles à coins de cuivre et à clous dorés.

— Tiens ! fit avec surprise la grande Adèle, est-ce qu’elle irait aux bains de mer ?

Mais les deux élégantes malles, cette année, au lieu de leur cargaison légère de toilettes de plage, étaient bourrées d’un pêle-mêle d’objets qui soulevaient les couvercles, de nippes dont les bouts pendaient. Il s’agissait sans doute de quelque plus long voyage que celui de Dieppe ou de Trouville. Des gravures encadrées avaient même été enlevées de leur clou.

— On dirait plutôt un déménagement, remarqua Marie la frisée.

Par la porte ouverte de la cuisine, on retrouvait le même désarroi autour du fourneau éteint dont les cendres coulaient. Quelque chose d’extraordinaire avait bouleversé jusqu’à la vaisselle, jonché le carreau d’assiettes sales, de vieux os de poulet, d’épluchures, de bouteilles de Champagne vides.

Et elles restaient toutes quatre indécises, se consultant du regard, n’osant trop ni sonner, ni entrer. À la fin, la grande Adèle, toujours Miss au bras, se décida à écarter une malle pour aller frapper à la porte du salon. Puis, elles sonnèrent et frappèrent en même temps. Miss poussait de légers jappements.

VIII

— Tant pis, dit la grande Adèle, moi j’ouvre.

Et elle tourna le bouton d’ivoire de la porte du salon.

Elles entrèrent une à une, sur la pointe du pied, n’ayant plus envie de rire. Le confortable du salon, où les persiennes fermées des deux fenêtres mettaient un demi-jour d’église, leur inspirait une sorte de recueillement. Le piano était ouvert, avec de la musique étalée sur le pupitre. Des cartes de visite, de tout format et de diverses couleurs, semaient négligemment le tapis du guéridon. Au fond d’une grande glace ovale penchée, se reflétait le divan, où une robe de satin bleu ciel à longue traîne, étalée avec les dentelles pendantes des manches, semblait là une femme de Mabille vautrée.

Puis, leurs yeux, s’accoutumant à la demi-obscurité, distinguèrent des particularités. Il n’y avait plus de grands rideaux aux fenêtres. Héloïse fit remarquer d’un geste les plantes de la jardinière qu’on avait laissé mourir. Marie la frisée, qui venait de passer l’index sur le palissandre d’un meuble, montra son doigt blanc de poussière avec un sourire qui signifiait : « Il y a bien quinze jours qu’on n’a plus nettoyé ici ! » Et ce fut surtout la grande Adèle qui, dans sa surprise de ce qu’elle découvrit, chuchota tout bas :

— Plus de garniture de cheminée, voyez… on a enlevé la pendule et les candélabres.

Cependant, la porte de la chambre de Lucie Pellegrin était entre-bâillée. Elles prêtaient l’oreille.

— Lucie, Lucie ! appela doucement la grande Adèle.

Elles toussèrent à plusieurs reprises.

— Y a-t-il quelqu’un ? dit plus haut Marie la frisée.

Elles frappèrent deux ou trois petits coups discrets.

Enfin elles se décidèrent à pousser la porte. Et la chambre leur sembla déserte comme la pièce d’entrée, comme la cuisine, comme le salon, comme tout l’appartement, comme la loge de madame Printemps. Elles tendaient avidement le cou, leurs regards pénétraient jusqu’à l’alcôve maintenant, et l’alcôve aussi devait être vide. Elles n’entendaient que le bruit de leur respiration. Lucie Pellegrin n’était sans doute plus là, à moins qu’elles ne la retrouvassent morte dans ce lit enfoncé sous des rideaux bleus, dont elles n’osaient pas encore approcher.

Miss, que la grande Adèle venait de déposer à terre, se dirigea d’un bond vers le lit, sauta sur l’édredon, s’y coucha.

Tout à coup, l’édredon fut soulevé, et l’on entendit comme le déchirement mouillé de l’intérieur d’une poitrine. Éveillée de son profond sommeil par une quinte étouffante, Lucie Pellegrin vomissait le sang.

IX

Sa petite main blanche, affaiblie, ne retrouvait plus le mouchoir roulé sous l’oreiller. On eût dit qu’elle venait de manger des cerises, pour avoir ainsi barbouillé de jus ses lèvres pâles, jusqu’à son menton tout aminci. Un tiède filet rouge lui coulait même sur le sein, éclaboussant de rose vif le voluptueux devant de chemise garni de dentelles. Et de sa voix déchirée, elle appelait :

— Madame Printemps, ma tisane, je veux ma tisane !… Oh ! cette madame Printemps !

La grande Adèle était maintenant au chevet de la malade.

— As-tu besoin de quelque chose, Lucie ? Je suis là, moi, tu sais bien : Adèle…

Et, comme le pâle sourire de Lucie Pellegrin la reconnaissait :

— Voici, ajouta-t-elle en s’effaçant pour laisser voir les autres femmes, ta concierge n’y était pas, nous avons trouvé tout ouvert, et nous sommes entrées, ces deux-ci que tu connais, une de nos amies et moi… Nous te ramenions Miss qui nous est arrivée sans collier, pendant que nous déjeunions chez Victor.

— Vous savez que votre Miss va accoucher, ajouta Héloïse. Et vous, comment ça va-t-il ?

— Comme vous voyez, voulut répondre Lucie Pellegrin.

Mais sa mauvaise toux lui étrangla la voix, et un nouveau flot de sang lui monta à la gorge.

Toutes s’empressaient. Héloïse lui retrouvait son mouchoir. La grande Adèle, lui passant les bras autour de la taille, la tenait penchée au-dessus d’une spacieuse cuvette en faïence anglaise, que Marie la frisée était allée chercher en courant dans le cabinet de toilette. Goutte à goutte, en rosée écarlate et chaude, le sang de Lucie Pellegrin descendait lentement sur les fleurs et les feuillages bleus de la faïence. Et la grande Adèle la sentait peser si peu, qu’elle croyait ne plus avoir dans les bras que le corps de cette petite Lucie chétive et en haillons qui, autrefois, descendait à moitié nue des carrières de Montmartre, par la rue Marcadet. Avec toutes sortes de précautions, elle replaça ensuite la poitrinaire sur l’oreiller. L’autre Adèle, qui avait trouvé la tisane sur la table, s’avançait, une tasse à la main, en remuant le sucre.

X

— Merci, vous autres, dit Lucie Pellegrin après avoir bu. Maintenant, ça ira toujours jusqu’à la nuit.

Pour ne pas la fatiguer, elles parlèrent de se retirer. Elle s’y opposa, de ce ton à la fois suppliant et impérieux que prennent les enfants et les malades.

— Toi, Adèle, fais-les asseoir. Je vais pouvoir me lever, et nous boirons quelque chose. Nous allons bien nous amuser… Auparavant, laissez-moi me reposer, oh ! rien qu’un tout petit quart d’heure, là, avec Miss.

Et, quand elle se fut retournée du côté de la muraille :

— Il y a de quoi fumer sur la table ; je ne crains pas…

Elles allèrent pourtant ouvrir la fenêtre et se mettre sur le balcon. Mais là, ne songeant plus à rouler les cigarettes, elles commencèrent à chuchoter toutes à la fois :

— Elle est perdue, n’est-ce pas ? — Fait-elle pitié, la pauvre fille ! — Avez-vous vu son visage de papier mâché ? — Et ses yeux enfoncés dans des trous noirs ! — Et ses bras à travers lesquels on verrait le jour. — Moi, c’est sa voix crevée qui me faisait mal à entendre. — Si elle va à dimanche, c’est le bout du monde. — Dans ce sang qu’elle crachait, je n’ai pas bien regardé : il devait y avoir de petits morceaux de poumon.

Ici, l’autre Adèle se mit à raconter qu’à Nancy, vers quinze ans, ayant fait sa croissance tout d’un coup, elle avait manqué devenir phtisique, qu’on lui donnait de l’huile de foie de morue, que le docteur, pour l’ausculter, la faisait tousser et respirer fort, en appliquant l’oreille… Mais personne ne l’écoutait, et elle se tut. Les autres trouvaient Lucie Pellegrin bien mal soignée ; tout à l’heure elle pouvait mourir sans que personne fût là pour lui donner seulement à boire. Et elle aurait pu même être volée : qui donc l’avait ainsi lâchée, toute seule, sans se donner la peine de refermer les portes ? Puis, elles revenaient au sens dessus dessous de l’appartement, à ces cartons et à ces malles poussés au milieu, à cette couche de poussière sur les meubles. Elles ne regrettaient pourtant pas d’être montées : et elles ne manqueraient pas de remonter, le jour où tout serait fini, pour revoir Lucie Pellegrin morte sur son lit. Mais aujourd’hui, il se faisait tard, et chacune alors se souvint à propos de quelque chose : une avait à aller recoudre sa robe pour sortir le soir, une autre à passer chez le coiffeur, une autre chez la blanchisseuse ; la dernière attendait une visite, chez elle, avant cinq heures.

— Bon, fit tout à coup la grande Adèle penchée sur le balcon, voici madame Printemps qui trotte dans la rue… Hé ! pstt… Nous allons pouvoir partir. Pstt, pstt…

Madame Printemps, relevant son grand nez, aperçut les quatre femmes, qui, du balcon, lui faisaient signe de monter vite.

La petite vieille fut tout de suite là, avec son inséparable cabas noir plein de choses mystérieuses, plus qu’essoufflée d’avoir, malgré l’asthme, grimpé l’escalier quatre à quatre. Mais ses courtes jambes semblaient ne pouvoir se reposer que dans le mouvement ; et elle se démenait, répondant à l’une, parlant à l’autre, familière et maternelle avec toutes.

— Elle voulait sa tisane. Mais je ne puis toujours être là, Adèle…

Elle haussait les épaules, dandinant avec complaisance sa taille de fillette ridiculement mince.

— Vous, Marie, vous avez eu de la complaisance de tenir la cuvette à madame.

Et elle riait, laissant voir deux dernières dents jaunes.

— En voilà une qui donne du tintoin à la pauvre maman Printemps ! Elle s’écoute, mes belles, il faut voir ça : des exigences, des fantaisies… Et, s’il vous plaît, elle est malade… comme moi.

Madame Printemps avait le teint rose. Front, joues, nez, menton, oreilles, tout était badigeonné d’un rose acre que décrépissaient d’innombrables bourgeons à duvet pâle, vernis de sève comme ceux d’une jeune vigne en avril. Ses cheveux carottes, emmêlés de cheveux gris, lui faisaient de chaque côté un petit paquet hérissé, au bout de la patte d’oie des tempes. Mais avec ses bourgeons et ses rides, elle restait jeune, étrangement jeune de jeunesse éventée, comme un de ces vieux flacons d’essence empestant d’autant plus le rance, qu’ils sentent encore vaguement la violette.

— Maman Printemps, dit la grande Adèle, sans qu’elle entende, nous voudrions filer.

— Vous lui direz que nous reviendrons, ajouta l’autre Adèle.

Sur la pointe des pieds, madame Printemps se glissa du balcon dans la chambre, et revint leur ouvrir une fenêtre du salon. Une grande émotion la rendait plus rose encore, et tous ses bourgeons semblaient avoir poussé.

— Plus de candélabres, s’écriait-elle, voyez, plus de candélabres !

Elle avait couru à la cheminée, et passait les mains, ses mains rouges, sur le velours de la tablette.

— Ils étaient en bronze doré d’au moins cent écus la paire… Quelque créancier sera encore venu se payer… L’autre jour M. Roger, le tapissier, voulant, disait-il, un à-compte, a déjà emporté la pendule.

Chacune écarquillait les yeux.

— Pas possible !

— Regardez pourtant ce que c’est, dit l’autre Adèle ; si nous étions parties et que l’on eût dit ensuite que c’est nous…

Et, de nouveau, elles parlaient toutes à la fois.

XI

Elles n’en revenaient pas : une Lucie Pellegrin avait des dettes ! La fortune, à laquelle chacune encore espérait vaguement parvenir, restait jusque-là, dans leur idée, une chose suprême, élevée, importante, solide et définitive, qui ne se dérobait plus sous les pieds, une fois qu’on s’était hissé sur elle. Tout à coup, un violent coup de sonnette les fit tressaillir. Miss, du lit de Lucie Pellegrin, aboya.

C’était à la porte de l’appartement. Quelqu’un sonnait et resonnait, à tour de bras, à arracher le cordon. Elles regardèrent toutes madame Printemps avec la même pensée dans les yeux :

— C’est encore un créancier !

— Les créanciers ne sonnent pas si fort, dit madame Printemps ; non, ça c’est plutôt quelque proche parent.

Et, comme on carillonnait de plus belle :

— C’est au moins sa tante, la blanchisseuse de Puteaux, chez qui le petit est en nourrice… Ne bougez pas, vous autres, je vais la faire entrer par le cabinet de toilette.

Et, repoussant derrière elle la porte du salon, elle courut ouvrir. Les deux Adèle, Héloïse et Marie la frisée tendaient l’oreille.

C’était bien la tante, la blanchisseuse. À travers la cloison, elles l’entendirent passer très vite, faisant crier le parquet sous ses gros souliers. Elle devait tenir par la main l’enfant de Lucie Pellegrin, dont elles entendaient aussi trottiner les petits pieds. Et elles ne perdaient pas un mot de ce que cette femme criait de sa voix d’homme enrouée dans les engueulades de lavoir public.

Vite, elle était pressée ! Personne en bas, dans la rue, ne lui gardait son cheval et sa charrette pleine de linge. Il lui fallait de l’argent, tout de suite de l’argent. Le petit marchait nu-pieds, n’avait rien à se mettre ; le petit avait grandi ; le petit déchirait tout. Les manches de son veston lui restaient au coude, et sa culotte trouée laissait tout voir. C’était une abomination que sa sans cœur de mère ne s’en souciât pas davantage. Elle ne voulait pas s’en charger, elle. Il mangeait comme un ogre, il était mauvais comme une gale, il mordait. Elle n’avait pas rapporté les rideaux, ni les chemises brodées. Elle allait emporter tout de même le linge sale ; et elle ne rendrait rien jusqu’à ce qu’on lui eût donné une somme « conséquente » pour élever le « gosse ». Elle savait bien qui était en train de bourrer les malles, elle voyait bien que tout filait, un beau jour la place serait nette ; alors, de plus, on se moquerait d’elle, la bonne bête, à qui il ne reviendrait jamais que le morveux pour héritage…

Lucie Pellegrin ne répondait rien. On ne l’entendait même pas remuer.

Miss avait dû se rendormir.

Et « le gosse », de ses petites mains battait doucement du tambour contre le palissandre du lit.

XII

Elle laissa sa tante ouvrir l’armoire à glace et les placards, fouiller dans les tiroirs et sur les étagères, ramasser de la monnaie blanche qui traînait sur la cheminée, amonceler au milieu de la chambre une montagne de linge, de hardes. Elle resta inerte, pendant que la blanchisseuse courbée sous le lourd paquet que madame Printemps l’avait aidée à charger, s’en allait avec le petit. Puis, brusquement, ce fut comme si elle s’éveillait :

— Adèle ! Marie ! Héloïse ! criait-elle ; me voici ! je suis à vous !

L’édredon et le drap rejetés, elle mit hors du lit une de ses jambes décharnées, puis l’autre. Sur la descente de lit, faible et chancelante, elle essaya de passer une robe de chambre. Voulant ensuite se baisser pour tâcher de trouver ses pantoufles, elle serait tombée, si Héloïse, accourue la première du salon, ne s’était trouvée là pour la soutenir.

Elle ne voulait pas se laisser recoucher.

— Non, je suis reposée, maintenant ; je vais très bien.

La grande Adèle lui roula un fauteuil. Une fois qu’elle s’y fut installée :

— Voyons, qu’allons-nous bien boire… Moi d’abord, je veux une absinthe anisée.

Elles se récrièrent. L’absinthe, ce n’était pas bon pour Lucie ! Elles, d’ailleurs, ne voulaient rien : il se faisait tard… elles avaient des affaires… ce serait pour un autre jour… Puis, Marie la frisée avoua que, l’été, elle n’aimait que la bière ; l’autre Adèle trouva le madère meilleur pour l’estomac, avec des biscuits ; Héloïse fut pour un vermouth gommé, et la grande Adèle pour de l’absinthe à l’eau.

— Vous avez entendu, madame Printemps, dit Lucie Pellegrin : de tout ça, s’il vous plaît… d’en bas, du café.

La concierge se fit répéter plusieurs fois l’énumération de tout ce que désiraient ces dames. Mais, au lieu de partir, elle regardait fixement Lucie Pellegrin ; puis, elle cligna des yeux ; elle se mit enfin à lui faire de petits gestes significatifs : madame Printemps voulait de l’argent ! Comme il ne restait dans tout l’appartement que quelques pièces de deux sous dédaignées par la tante sur le marbre de la table de nuit, Lucie Pellegrin laissa tomber de son annulaire amaigri une dernière bague, qu’elle glissa dans la main crochue de madame Printemps, en lui chuchottant quelque chose à l’oreille. Madame Printemps, alors, sortit tout de suite.

— Es-tu bien au moins, là, sur ton fauteuil ? dit la grande Adèle avec tout l’intérêt qu’elle put mettre dans sa voix.

Héloïse courut au lit, et en revint avec les oreillers,

— Attendez ! Lucie, laissez-moi vous les glisser sous les reins… tout doucement…

Marie la frisée songea, elle, à apporter l’édredon pour lui en couvrir les jambes. Miss, dérangée dans son sommeil, pataugeait au milieu des draps, cherchant une autre bonne place. Elle essaya un moment du traversin ; mais, trouvant que l’édredon était plus moelleux, elle se décida à descendre du lit pour venir se recoucher sur l’édredon, aux pieds de Lucie Pellegrin.

— La bonne bête, s’écria l’autre Adèle attendrie ; elle ne veut pas quitter bonne maîtresse, voyez-vous ça… Aussi, elle aura du bon sucre.

Et elles rirent aux larmes. Elles riaient encore, lorsque madame Printemps revint, suivie du garçon qui apportait les consommations. Ce ne fut pas long, de pousser la table devant Lucie, d’y faire de la place pour le plateau. Les deux Adèle, Marie et Héloïse avancèrent chacune leur chaise. Madame Printemps débarrassa le plateau pour le rendre au garçon, et s’assit à son tour.

Elles se servaient, emplissant leurs verres à côté des tasses de la malade, d’une cafetière où il devait rester de la tisane froide. Les bouteilles et les carafons du café, la carafe frappée, les biscuits, se mêlaient à toute une pharmacie de fioles à potion étiquetées.

— À ta santé ! ma bonne, fit la grande Adèle élevant, la première, son verre d’absinthe.

— Et moi, dit Lucie Pellegrin, tu t’imagines que je vais vous regarder ! Est-ce qu’on m’oublie ?

Et, comme l’autre Adèle, la bouche déjà pleine de biscuits trempés dans son madère, lui conseillait le madère :

— Laissez, madame Printemps va me servir, elle sait bien ce qu’il me faut.

Quand elle eut aussi son absinthe que lui versa complaisamment la concierge, Lucie Pellegrin, tenant le verre à deux mains, voulut trinquer avec tout le monde. Elle était si faible, qu’elle tremblait : un peu d’absinthe se répandit.

— Ça nettoie ! dit-elle gaiement.

Les autres aussi étaient gaies. Miss les faisait rire aux éclats, le museau en l’air, dévorant des yeux le sucrier, où madame Printemps fouillait à chaque instant pour rendre son grog doux comme du sirop.

— Ça a des envies comme une femme, voyez-vous, une chienne enceinte, disait Héloïse.

Alors, tout en s’amusant à donner, tantôt l’une, tantôt l’autre, du sucre à Miss, elles se mirent à parler de leurs divers « envies ». L’autre Adèle se souvenait d’avoir eu trois fois l’envie du homard, qu’elle n’aimait pas en temps ordinaire. Héloïse, elle, craignait alors de rencontrer des prêtres, et ne pouvait voir un omnibus sans brûler d’être sur l’impériale, habillée en garçon. Mais ce fut madame Printemps qui les fit le plus rire : dans une circonstance pareille, elle avait eu soif de sirop de groseille pur, et désir de se ballader en robe blanche, avec une botte de verdure et de roses naturelles sur la tête.

— Moi, dit Lucie en portant son verre aux lèvres, ça ne me gênait pas, j’allais au bal et je soupais comme à l’ordinaire…

Et elle vida son verre aux deux tiers, d’un seul trait.

Madame Printemps avait dû avoir la main lourde en versant l’absinthe. Lucie Pellegrin, à la vérité, ne toussa pas tout de suite ; mais les pommettes de ses joues devinrent subitement roses. Miss, rassasiée de sucre, le cou allongé de nouveau sur l’édredon, s’était rendormie.

Lucie Pellegrin éclatait de rire.

— Le plus drôle, vous ne savez pas… Aujourd’hui, tenez, dès que je vous ai vues, il m’a pris une envie folle de me pocharder avec vous.

— Te pocharder… vous pocharder… nous pocharder… s’exclamaient les autres bruyamment ; elle est bonne, celle-là !

La plupart ayant achevé leurs verres, se reversaient à boire. Lucie Pellegrin pressa un instant son mouchoir sur ses lèvres, afin de ne pas tousser. Puis les yeux, ses grands yeux enfoncés, luisant davantage, d’une voix plus aiguë et sifflante :

— Sur le balcon, vous vous imaginiez que je dormais ; mais j’entendais tout, et je ne vous aurais pas laissé partir ainsi, pour sûr… S’il l’avait fallu, je vous aurais poursuivies, en chemise, dans l’escalier… Comme aussi, quand la tante était là avec le petit, vous n’auriez pas pu filer, soyez tranquilles, je tendais l’oreille…

Toutes riaient de si bon cœur, que pas une ne sembla remarquer que Lucie s’interrompait cette fois pour tousser et cracher dans son mouchoir.

— C’est une bonne fille, n’est-ce pas ? disait madame Printemps, aux anges, sucrant déjà son troisième grog.

— Oui ! oh oui ! une bien bonne fille, répétaient les autres avec un commencement d’enthousiasme.

— Une vraie amie…

— Une camarade que nous ne laisserons pas s’ennuyer…

— Et il va falloir qu’elle guérisse bien vite, dit Héloïse.

— Moi ! d’abord, s’écria la grande Adèle, à partir d’aujourd’hui, je viens te soigner toutes les après-midi !

Quand Lucie Pellegrin eut fini de tousser, encore la larme à l’œil des efforts qu’elle venait de faire, elle but ce qui restait de son absinthe, et, avec une exaltation croissante, d’une voix forcée et suraiguë :

— Ça dépend de vous de me guérir… Vous ne savez pas, c’est aussi une envie, une vraie envie, qui me prend, celle-là, depuis deux mois, chaque jour, à l’heure où je m’habillais pour le bal. Les soirs d’Élysée surtout, comme ce soir, j’ai beau faire fermer les fenêtres, j’entends l’orchestre, les quadrilles, les polkas, les valses, tout. Et moi je suis dans mon lit !… Je me bouche les oreilles, mais je distingue quand même les piétinements, les rires ; je reconnais des voix, j’entends à onze heures le feu d’artifice, les soleils qui sont là à tourner presque sous mon balcon… Alors je pleure, j’enfonce la tête sous les draps ; et imaginez-vous il me semble qu’on m’appelle : « Lucie Pellegrin ! Lucie Pellegrin !… » que mon bock est tout servi à une table, que ma chaise reste inoccupée, qu’on n’attend que moi pour s’amuser… Oui, je sens que ma vie est là tout entière, à deux pas, et, si je suis malade, c’est simplement parce que je ne fais plus la noce… La preuve, c’est qu’aujourd’hui, rien que d’être venues, vous autres, et de m’avoir un peu fait rire, je vais mieux, beaucoup mieux… J’ai pu me lever toute seule, vous voyez que je puis parler ; il ne me reste qu’un peu de faiblesse pour marcher… Eh bien ! mes amies, c’est simple et facile ce que je vous demande : d’abord vous dînez ici, avec moi, toutes quatre ; madame Printemps redescendra nous chercher quelque chose de bon, ce que vous aimerez, avec du vin cacheté ; puis, quand nous aurons pris des forces, vers neuf heures, nous allons toutes à l’Élysée-Montmartre… Hein ? c’est convenu, n’est-ce pas ? Seulement deux de vous me soutiendront un peu pour me faire descendre l’escalier. Une fois en bas, vous verrez, ça ira tout seul, je n’aurai plus besoin de votre bras… Et quand vous aurez dîné, il ne faudra pas venir me chanter que vous partez vous habiller ; je ne vous lâche plus ; si c’était pour Mabille… mais à l’Élysée, vous savez, nous sommes chez nous : on y va comme l’on est… Dites, sera-t-on étonné de me revoir ! quelle joie !… Je suis guérie, je danse, mes anciens sont là, autour de moi. À minuit, pour sûr, on nous emmène toutes souper, et…

— Ça y est ! s’écrièrent les autres en battant des mains ; vive Lucie Pellegrin !

Mais Lucie Pellegrin ne put continuer : sa voix surmenée venait de se briser en mille pièces, comme une feuille de cristal trop mince.

— Ce n’est rien ! dit-elle.

Mais elle toussait, elle toussait. Le mouchoir dont elle se tamponnait la bouche, était déjà imbibé de sang comme une éponge. Redevenue d’une pâleur de cadavre, elle tendait encore son verre vide à madame Printemps pour redemander de l’absinthe.

XIII

C’était maintenant la grande Adèle qui buvait du madère, et Marie la frisée, du vermouth. Madame Printemps, à son cinquième grog, avait vidé le sucrier. Héloïse, « pour goûter un peu de tout », changeait à chaque instant de boisson. Mais ce n’était rien auprès de l’autre Adèle, qui venait d’inventer un mélange d’absinthe, de tisane et de vin de quinquina, où elle continuait à tremper ses biscuits.

Faire un bon dîner, accompagner ensuite Lucie Pellegrin à l’Élysée-Montmartre, ça leur allait. Voici que le jour baissait : décidément, l’après-midi avait été bonne, elles ne s’étaient pas ennuyées une minute, et la soirée s’annonçait plus agréable encore. La poitrinaire supporterait-elle cette fatigue ? Leurs yeux, au fond desquels s’allumait une satisfaction chaude, ne la voyaient même plus. Elles en étaient à entonner déjà des motifs de valse et de quadrille, qu’elles accompagnaient de cris de joie, de verres heurtés, de coups de poings sur la table, à faire tituber les bouteilles. Il fallut que Chochotte, « cette horreur de Chochotte », vînt tout gâter.

On ne sonnait pas, on ébranlait à coups de pied la porte de l’appartement. Madame Printemps, sans lâcher son grog, alla ouvrir d’un air contrarié.

Il entra un petit voyou en blouse noire, très large de hanches, la visière de la casquette baissée sournoisement. On entendit une voix éraillée.

— Comme ça, on liche à l’égoïste. C’est du propre ! Si le garçon ne me l’avait pas dit… Moi, alors, je n’ai qu’à cracher des pièces de dix sous…

Et un jet mince de salive partit de sa large bouche sans lèvres, alla moucheter d’écume blanche le tablier de la cheminée. Il y eut un froid.

L’autre Adèle se penchait à l’oreille d’Héloïse, et tout bas :

— Qu’est-ce c’est que celui-là ?

Héloïse, tout bas aussi :

— Vous voyez bien que c’est une femme… Chochotte.

Un cigare d’un sou entre les dents, les mains dans les poches, gouailleuse et provocatrice, Chochotte continuait :

— On croit donc que du café, tout en faisant mon trente-et-un, je ne suis pas le mouvement ?… Vous autres, je vous avais vu entrer ; mais avant de monter, j’ai voulu vous laisser rigoler un peu… Et toi, la bête, la crevée, t’imagines-tu que j’ai la berlue… Au lieu de te laisser toujours chipper tes frusques par ta tante, et d’envoyer la vieille mettre au clou ton dernier diamant, n’aurais-tu pas mieux fait de sauver au moins tes candélabres du gros Victor, cette canaille que tu as nourri et que tu as établi…

L’autre Adèle, penchée cette fois à l’oreille de la grande Adèle, demandait de nouveau tout bas :

— Qu’est-ce donc que Chochotte ?

La grande Adèle répondit à demi-voix :

— Chochotte… Lucie Pellegrin l’a toujours entretenue sur un pied de vingt francs par jour… Chochotte, c’est une…

Et elle dit le mot à haute et intelligible voix.

Le reste ne fut qu’un éclair. Chochotte déjà pendue au chignon de la grande Adèle, tapait, ruait, égratignait, mordait. Toutes se précipitèrent, il y eut une mêlée générale, des coups, des hurlements ; et la table s’était renversée dans la bagarre, inondant la chambre de verre cassé, de liqueur, de tisane, de bière, d’huile de foie de morue. Miss éveillée en sursaut, toute trempée sur son édredon, remonta en hâte sur le lit. Puis, ce fut tout. Se bousculant dans le couloir, dégringolant l’escalier, se menaçant de la police dans la rue, la rixe était allée se continuer ailleurs. Elles n’étaient plus là, ni Chochotte, ni les deux Adèle, ni Marie la frisée, ni Héloïse, ni madame Printemps. Toutes les portes de l’appartement restèrent de nouveau grandes ouvertes.

Un reflet du gaz qu’on venait d’allumer dans la rue, jaunissait seulement les vitres. Il passait de temps en temps des fiacres sur le boulevard extérieur. Tout à coup, Lucie Pellegrin, qui n’avait plus remué dans son fauteuil, souleva la tête : l’orchestre de l’Élysée jouait un quadrille. Elle voulut essayer de se traîner au moins jusque sur le balcon ; mais, à peine debout, ses jambes fléchirent. Étendue de tout son long, parmi des tessons de bouteille, au milieu d’une mare poisseuse, elle ne put ramper que jusqu’à la descente de lit ; et c’est là qu’elle mourut à onze heures, au premier soleil du feu d’artifice. Sur le lit, Miss, heureusement délivrée, fit le même soir cinq petits chiens.