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La Fin de Lucie Pellegrin/L’Infortune de Monsieur Fraque/Texte entier

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G. Charpentier (p. 51-147).

L’INFORTUNE

DE

MONSIEUR FRAQUE

J’ai également connu Monsieur Fraque. Cet octogénaire se tenant encore bien à cheval, se détache sur le fond de mes souvenirs d’enfance. Son originalité confinant à la folie, ses manies, l’élevage des cochons, ses mots bizarres, rien de tout cela n’est inventé. Avec ces données fournies par la réalité, qu’ai-je fait ? J’ai imaginé qu’une longue « infortune conjugale » était la cause de ce détraquement, et je me suis efforcé de reconstituer les phases de cette infortune. Seulement ma main était alors bien inexpérimentée pour une pareille tâche. La figure de madame Fraque est restée à l’état d’ébauche pendant sa jeunesse et son âge mûr. Au lieu de fouiller les personnages dans leur vérité complète, je me suis contenté d’en indiquer quelques aspects, vus souvent sous un angle comique. Telle qu’elle est, cette étude n’est que l’esquisse d’un roman sur la province, achevée à grand’peine il y a trois ans (1876), par un garçon qui se cherchait et avait le métier très difficile.


I

Les Fraque descendaient d’un hameau perdu dans les montagnes, d’un pays de loups, dont tous les habitants, remontant à quelque auteur commun, sont aujourd’hui encore des « Fraque ». Le bisaïeul, un paysan illettré comme tous ses cousins plus ou moins éloignés, envoya de temps en temps son fils « apprendre » chez le curé du chef-lieu de canton, à quatre kilomètres. Celui-ci, à la mort de son père, vers 1750, un beau matin, avec cinquante écus noués dans son mouchoir, débarqua à Noirfond, capitale d’une province du midi de la France, siège d’un parlement, d’un évêché. D’abord chantre à la métropole, puis clerc d’un procureur, il épousa une fille d’huissier, finit par devenir greffier au parlement. Enfin, le père de M. Fraque, grandi au milieu des paperasses du greffe, mais dépossédé par la Révolution de la charge paternelle, fut un homme de haut mérite, un Talleyrand de province, acquéreur de biens nationaux, tour à tour professeur de droit, procureur impérial et conseiller sous le premier Empire. Les Cent-Jours furent sur le point d’en faire un préfet. Mais dès la seconde Restauration, devenu définitivement monarchiste, il arriva à la députation, et à la première présidence de la Cour royale de Noirfond. Noble, en ces temps-là, un pareil homme fût sans doute monté plus haut. Lorsque la mort l’arrêta dans son ascension, il allait se faire anoblir, ce qui avait été rendu facile vingt-cinq ans à l’avance par le coup de génie de son mariage. En pleine Terreur, le jacobin Fraque, prévoyant qu’en France les vaincus du jour redeviennent tôt ou tard vainqueurs et qu’il est bon d’avoir un pied dans tous les camps, fit la folie apparente, tout en achetant pour un morceau de pain l’antique et superbe hôtel de Beaumont, d’épouser la ci-devant Hélène de Beaumont, orpheline et dernière descendante de cette illustre famille.

Rejeton unique de ce croisement, le jeune Hector avait grandi dans l’aristocratique hôtel comme il avait voulu. Il perdit sa mère de bonne heure. Il n’entrevoyait qu’aux heures des repas son père, jaune, parlant peu, absorbé. Sauf dans cinq ou six grands jours, où le premier président donnait à dîner aux magistrats de son ressort, les meubles des immenses salons restaient recouverts de leur housse de lustrine grise. Les rideaux de damas épais interceptaient le jour. Et, sous les grands marronniers du jardin, l’herbe envahissait les allées du parterre négligé ; les charmilles étaient devenues des fourrés impénétrables ; la mousse et les feuilles mortes obstruaient le grand bassin ; et les statues elles-mêmes, debout de distance en distance, poussiéreuses et noires comme des statues qui se négligent, semblaient bâiller d’ennui. Connaissant peu d’enfants de son âge, toujours seul avec les domestiques, Hector, dans ce milieu peu récréatif, était devenu sombre et brusque, entier, taquin, querelleur, n’aimant que les chevaux et les armes, se chamaillant jusque avec ses chiens. Au collège, où son père ne l’avait envoyé que tard, le jeune Fraque s’était acquis un renom de mauvaise tête : insolent avec les professeurs, se jetant sur les pions, se colletant avec les élèves. Petit de taille, plus rageur que fort, il était d’ailleurs le plus souvent battu, et revenait avec quelque bosse au front, des coups d’ongle sur la joue. Des égratignures faisaient saigner ses petites mains délicates. Au fond, sous ses allures batailleuses, Hector était le meilleur garçon du monde. M. Fraque père, qui avait deviné le mouton caché sous cette peau de loup, avait le plus grand mépris pour ce fils, en qui il sentait revivre toute sa défunte femme.

Le jeune Fraque passa bachelier, commença son droit à la Faculté de Noirfond ; à la mort du premier président son père, il avait déjà sa dixième inscription. À vingt-deux ans, seul et libre dans la vie, maître d’une jolie fortune, M. Fraque consacra un temps convenable au grand deuil et à une réelle affliction, puis partit comme un fou pour Paris. Il mit six ans à y passer son quatrième examen et sa thèse ; au bout de six ans, se portant toujours comme un jeune chêne, il se trouva que ce prodigue raisonnable n’avait dépensé que ses rentes annuelles, plus une vingtaine de mille francs de dettes. La liquidation de ses folies de jeunesse diminua donc fort peu son capital. Puis, avant la trentième année, devenu sage, M. Fraque ne songea plus qu’à rentrer à Noirfond.

Il avait assez de Paris. Paris, où il n’avait rien à faire, lui pesait ; M. Fraque était né « provincial ». Perdu dans cette foule affairée et indifférente, où nul ne faisait attention à lui, n’ayant ni passion ni grande ambition pour lui tenir compagnie, isolé, il s’ennuyait. Ce n’était pas que M. Fraque restât indifférent à la vie de son temps, à la poussée de sa génération. Il lisait les journaux. Il était libéral comme la jeunesse l’était sous le règne de Charles X, dans les limites de la charte. Il fréquentait M. Thiers et M. Mignet, ses condisciples, qu’il avait connus en Provence, au collège et à la faculté de droit. Il allait de temps en temps chez M. Guizot. Mais assez fin pour sentir par des nuances imperceptibles que ces jeunes ambitions actives, remuantes, ne le prenaient pas au sérieux, blessé à la longue dans ses amitiés par mille petites piqûres d’épingles, M. Fraque s’était avoué à lui-même que, trop fier pour se résigner aux seconds rôles sur un théâtre trop vaste, il valait mieux retourner en province, où il tiendrait aisément les premiers.

Et, un beau matin de septembre 1829, toutes les fenêtres de l’hôtel de Beaumont, grandes ouvertes, laissaient joyeusement entrer le soleil, s’évaporer l’odeur du moisi et du renfermé. Vers midi, le vieux concierge, debout depuis longtemps sur le seuil, enleva tout à coup sa casquette. Son jeune maître n’était plus qu’à trente pas de la maison paternelle. Hector monta droit à la chambre où étaient morts son père et sa mère, chambre qui allait maintenant devenir la sienne, regarda un moment deux portraits à l’huile dont l’humidité avait altéré les tons, se lava le visage et les mains, secoua la poussière du voyage. Quelques minutes après, dans le jardin, les feuilles mortes des gros marronniers criaient sous les pas du voyageur. Il se fit apporter à dîner du restaurant. Le lendemain, il ne sortit pas, regretta un peu Paris, arrêta un valet de chambre et une cuisinière. Le surlendemain, un dimanche, à la messe de midi de l’église Saint-Jean, tout le beau monde de Noirfond se retournait : M. Fraque, rasé de frais et tout sémillant, était près de la porte, devant le bénitier. À la sortie, chacun, en défilant près de lui, le saluait. De vieux conseillers qui, aux dîners du premier président, avaient vu M. Fraque fils tout enfant, lui serraient la main :

— Te voilà enfin revenu !… disaient-ils en hochant la tête.

De jeunes hommes de son âge, avec une curiosité inquiète, ajoutaient :

— Est-ce pour toujours ?

II

Dans la petite ville, la nouvelle de ce retour fit la traînée de poudre.

Une heure après la messe, M. Fraque achevait de déjeuner. Tout à coup, un grand vieillard, à barbe blanche, inconnu, se précipita dans la salle à manger en repoussant le valet de chambre, et sauta au cou du jeune homme, en s’écriant :

— Hector, mon cher, embrassez donc votre oncle !

Stupéfait, M. Fraque reçut d’abord, comme un enfant, une grosse caresse sur chaque joue. Ce ne fut qu’après un moment de réflexion qu’il reconnut M. le marquis de Grandval, parent éloigné de sa mère. Il ne l’avait pas vu quatre fois en sa vie. Le vieux gentilhomme, du vivant de M. Fraque père, n’avait jamais traité ainsi en neveu le fils de « ce jacobin, cet acquéreur de biens nationaux, ce parvenu, avec lequel la dernière des de Beaumont n’a pas eu honte de se mésallier. » Mais Hector n’eut pas le temps de s’irriter à ces souvenirs. M. de Grandval ne lui laissa pas ouvrir la bouche. Baisé, choyé, adulé, étourdi, subjugué par le tourbillonnant vieillard, Hector finit par prendre son chapeau et ses gants, et sortit avec son nouvel oncle. Dix minutes plus tard, M. de Grandval introduisait le jeune homme en son intérieur de marquis ruiné. Dans un coin du salon, Zoé se remettait, pour la circonstance, à une aquarelle interrompue depuis quatre ans qu’elle était sortie du couvent.

À quelques jours de là, on vit passer sur le Cours M. Hector Fraque, donnant pour la première fois le bras en public à sa « cousine » Zoé de Grandval. On en causa d’abord devant plusieurs cafés, dont les habitués étaient en observation, attablés dehors sans consommer. Le docteur Boisvert, du cercle, colporta la nouvelle toute chaude dans plusieurs maisons du faubourg Saint-Germain et de la Chaussée-d’Antin de Noirfond. On le sut aussi tout de suite au cabinet de lecture. L’après-midi ne touchait pas à sa fin qu’on en souriait déjà dans la salle des Pas-Perdus, au Palais de Justice. Enfin, le soir venu, toute la ville mariait « le fils Fraque, de retour, vous le savez…, » avec mademoiselle de Grandval, « sa cousine si l’on veut… »

Les commérages de petite ville inventent d’abord ; puis, ce qu’ils ont inventé finit par devenir vrai. M. Fraque, qui n’était pas sot, vit comme un autre dans le jeu de ce marquis qui était venu lui jeter ainsi sa fille unique à la tête. Il se promit bien de ne jamais mordre à l’hameçon conjugal. Mais la province offre si peu de distractions ! À quoi employer les longues soirées du premier hiver qu’il allait passer loin de « la capitale », et pourquoi ne pas profiter des distractions infinies d’une comédie intime où il s’agissait de jouer constamment au plus fin ? Son parti fut tout de suite pris. Il ne refusa aucune des avances de M. de Grandval, dîna chez lui tous les dimanches, y passa des soirées entières, lui rendit ses politesses en gibier, en petits cadeaux à mademoiselle Zoé qui pouvaient passer pour des cadeaux de fiancé. Il éprouvait un véritable charme, des chatouillements d’amour-propre inouïs, à se sentir ainsi l’objet des prévenances et des secrètes convoitises de ces deux êtres. Zoé était certes loin d’être jolie. Sous les maigreurs de son corps de pensionnaire, on devinait une âme sèche et positive, douée d’une volonté âpre, d’une fermeté revêche. Mais c’était une jeune fille, après tout. De race, d’intelligence, d’éducation, elle était supérieure aux femmes fréquentées jusque-là en sa vie de garçon. Enfin, ce qui rendait le plus piquant son plaisir, c’était la machiavélique pensée : « Je les trompe, ce marquis d’argent-court ruiné au jeu et son laideron de fille. » Il allait même jusqu’à se dire, le soir, en rentrant à l’hôtel de Beaumont : — « Je pourrais bien écrire à Paris, à mes amis, que pendant qu’ils préparent l’avènement de la bourgeoisie au pouvoir, moi, ici, je suis en train de rouler la noblesse… »

M. Fraque avait affaire à forte partie. Deux mois s’écoulèrent. Noël approchait. Le marquis vint, un matin, inviter Hector au « Réveillon ». M. Fraque arriva à six heures et demie, assez maussade. Il s’était fait inscrire dans la journée au barreau de Noirfond. Le calme plat et l’inertie de ces premières semaines de vie de province lui pesaient. Il était déjà blasé sur la comédie que lui donnait le marquis. Avant qu’on se mît à table, mademoiselle de Grandval lui montra l’aquarelle commencée au couvent, complètement terminée. Hector témoigna si peu d’admiration qu’il en fut impoli. Zoé alla chercher son album, ne lui fit grâce d’aucun dessin, lui donna même une sépia, que M. Fraque fourra brusquement dans sa poche. Zoé n’eut pas l’air de s’en apercevoir ; elle était toute heureuse et toute souriante en prenant le bras d’Hector pour aller dans la salle à manger.

M. Fraque la regarda plusieurs fois du coin de l’œil. Il était surpris : Zoé n’était plus laide. Son grand nez ne le choquait plus. Elle était bien coiffée. Ses yeux noirs lançaient un feu surprenant : on ne voyait plus qu’eux ! Son costume de satin noir, démodé de forme, étrange, porté à la diable, avait un caractère. Une énorme bûche de Noël flambant dans la cheminée, tachait de rose le plafond. La table était bien servie, avec quelques débris d’un vieux luxe. Le marquis avait retrouvé dans sa cave, autrefois célèbre, quelques dernières bouteilles, auxquelles M. Fraque fit honneur.

Après le café, vers dix heures, Hector ne fut pas fâché quand le marquis les laissa pour passer une heure au cercle, en attendant la messe de minuit où Zoé voulait aller. Mais il ne put guère profiter de ce premier tête à tête.

Zoé lui fit allumer un cigare.

— Maintenant, je ne vous ai pas dit, mon cousin, je ne puis causer avec vous ce soir, je… suis en retraite. Mais je vais vous faire de la musique. Installez-vous dans ce fauteuil.

Et elle se mit au piano, un de ces antiques pianos carrés, datant de l’Empire. Il y manquait des cordes. Certaines notes faisaient un bruit fêlé de clavecin. Elle ne joua que de vieux Noëls. Quand le marquis revint du cercle, on partit pour Saint-Jean.

L’église était pleine. L’orgue jouait les mêmes airs que mademoiselle de Grandval avait tapotés sur le vieux piano. Ils se placèrent tous trois, le marquis entre les deux jeunes gens, au banc vermoulu de la famille de Grandval. Le marquis était radieux : il avait dû gagner quelques louis au cercle. Zoé se mit de suite à genoux et resta tout le temps en prières, le visage dans les mains. Hector pensait à sa messe de minuit de l’année précédente, à Paris. Avec des jeunes gens et des femmes, il était entré à la Madeleine. On n’avait pu faire dix pas à cause de la foule et l’on était allé souper. Quand mademoiselle de Grandval se leva pour communier, M. Fraque la suivit des yeux. Elle marchait la tête basse, les mains jointes, très recueillie. Alors, pour la première fois, cette pensée se formula dans l’esprit de M. Fraque : — « Pourquoi, au fait, ne l’épouserais-je pas ? »

Le lendemain, en s’éveillant, l’idée lui sembla tout à fait saugrenue. Et il n’y pensa plus.

III

Il chercha d’autres distractions. Il fit même un petit voyage à Marseille, où il passa cinq jours avec un ancien condisciple, — qui était le protecteur de la Dugazon du Grand-Théâtre. À son retour, il resta encore trois semaines sans remettre les pieds chez M. de Grandval. Mais le marquis, à son grand étonnement, ne vint pas le chercher. L’absence fut plus mauvaise à Hector que plusieurs mois d’intimité.

D’abord, il s’ennuyait. Le soir, quelque chose lui manquait. Il avait beau faire beaucoup de tours de Cours, en fumant des cigares. Il n’allait pas au café. Il s’était fait recevoir d’un cercle, pas de celui où allait le marquis ; mais, n’aimant pas le jeu, Hector était bien forcé de rentrer de bonne heure. Et, comme il avait l’habitude de se coucher tard, que les trois ou quatre journaux qu’il recevait étaient parcourus depuis le matin, il ne lui restait qu’à tisonner. Pendant qu’il faisait travailler les pincettes, sa pensée retournait chez le marquis : — « Elle n’était vraiment pas mal à la messe de minuit, agenouillée… Elle prie avec la fougue dévote d’une Espagnole… Ils doivent être tous deux bien attrapés de ne plus me voir !… Quand donc irais-je jouir de leur désappointement ? … »

Un dimanche, il n’y tint plus. Une heure avant le dîner, il sonnait chez les Grandval. Le cœur lui battait un peu. Comment expliquer sa longue absence ? Il n’eut rien à expliquer du tout. Zoé le reçut de l’air le plus naturel. Le marquis était radieux, de cette joie fiévreuse que connaissent les joueurs : il avait taillé la banque toute l’après-midi avec une veine incroyable. De temps en temps, à table, il enfonçait le petit doigt dans son gousset pour palper les trois billets de cinq cents francs qu’il venait de gagner. Après le dessert, il n’entra même pas au salon, embrassa Zoé sur le front, tendit la main à son neveu, et retourna au cercle.

M. Fraque prit le café au salon, en tête-à-tête avec Zoé. Il ne trouvait pas grand’chose à lui dire. Pour dissimuler son embarras, il alla allumer les bougies du piano.

— Ma cousine, implora-t-il de son air le plus aimable, si vous me jouiez une seconde fois ces jolis Noëls…

— Mon cousin, répondit-elle gravement, ce soir je ne suis plus en retraite. Je vais vous dire ce que je vous aurais dit l’autre jour, il y a trois semaines, si je l’avais pu.

M. Fraque fut tout saisi et remué.

— Où veut-elle en venir ? se disait-il avec inquiétude.

De sa voix sèche, avec beaucoup d’assurance, elle lui signifia de mettre fin à leur intimité de fraîche date. On était dans une petite ville. Tout se savait. Et des bruits qui ne lui plaisaient pas commençaient à courir. M. Fraque, décontenancé, croyait entendre parler une jeune veuve.

Elle s’excusa même que ce ne fût pas son père qui tînt ce langage à M. Fraque. Mais, de bonne heure, n’avait-elle pas été accoutumée à s’occuper d’elle, elle-même ! Le soir encore, elle communiquerait sa résolution au marquis, qui ne pourrait que l’approuver.

— Je ne vous comprends pas, balbutiait de temps en temps le jeune homme. De quels bruits ?…

Zoé s’expliqua plus hardiment encore. Elle lui parla de sa fortune. Elle lui fit entendre qu’une de Grandval pauvre n’épousait pas un Fraque riche. Elle ajouta même qu’elle allait se faire religieuse :

— Sans rancune, mon cousin, quittons-nous bons amis.

Et elle lui tendait la main. Puis elle eut un sourire :

— Vous viendrez assister à ma prise de voile.

Redevenue grave, elle fit une profonde révérence d’adieu :

— Je prierai toute ma vie pour votre bonheur.

Et elle se retira dans sa chambre. Hector, stupéfait, contrarié, et pris pourtant d’une folle démangeaison de rire, ne partit pas tout de suite. Sa première idée fut d’attendre le retour du marquis, pour lui dire tout ce qu’il n’avait pas eu la présence d’esprit de répondre à Zoé. La lampe fumait, il la baissa. Il souffla un bon moment le feu. Puis il alla au piano jouer Malborough s’en va-t’en guerre avec un seul doigt. Enfin, il perdit patience et partit en fermant violemment les portes.

Zoé, sans feu dans sa chambre, revint bien vite, et elle s’installa dans le fauteuil que venait de quitter M. Fraque. Elle mit une dernière bûche dans la cheminée, se chauffa longtemps les mains, — en regardant la flamme claire. Et elle finit par s’endormir. Le marquis rentra vers deux heures, de méchante humeur, faisant aussi battre les portes, complètement décavé. Zoé, les yeux gros encore, raconta lentement à son père la façon dont elle avait cru devoir congédier Hector.

Le marquis, accablé, se laissa tomber dans un fauteuil. Au lieu de répondre, il se passait la main sur le front. Il suait. Puis il s’emporta contre leur misère. Leur argenterie était au Mont-de-Piété depuis le commencement du mois. Il allait être en retard de deux ans d’intérêts avec ses gros créanciers. Cela se savait, et le gérant du cercle venait de lui refuser tantôt cent francs. Maintenant, après cet affront, voici que sa fille, sans le consulter, compromettait peut-être leur dernière ressource.

Elle, alors, vint lui prendre les deux mains, et lui dit :

— Ne vous inquiétez pas, mon père. Vous verrez… Tout s’arrangera.

Tout à coup, le vieux joueur se leva, transporté :

— Tu es une fée, toi ! s’écria-t-il en pressant sa fille dans ses bras.

Zoé venait de lui glisser dans le gousset quelque chose de lourd, de l’or : ses économies de jeune fille roulées dans du papier.

À la même heure, M. Fraque marchait encore de long en large, dans sa vaste chambre. La bougie, sur la table de nuit, ne répandait, au milieu des ténèbres, qu’une lueur de ver luisant. M. Fraque ne savait que faire. Il en voulait à cette échappée de couvent, laide, de le troubler ainsi. Il avait comme une rage de la revoir « pour lui dire son fait. » Par moments, il sentait bien vaciller en lui comme un doute sur la sincérité de la jeune fille. Mais le pauvre garçon en était à désirer que Zoé eût menti en disant qu’elle ne pouvait vouloir de lui. Vers le matin, cette fièvre se calma. Il souffla la bougie, se laissa tomber tout habillé sur son lit. En face de l’alcôve, dans la pâleur du jour naissant, se détachaient les cadres des portraits de son père et de sa mère. M. Fraque prit alors un parti. Puis, s’étant assoupi, il avait rêvassé que le premier président Fraque souriait et approuvait son fils, lui qui avait épousé, le premier, une fille noble sans fortune.

Le jour même, avec un sourire qui triomphait, Zoé tendit au marquis une lettre dont elle avait reconnu le cachet. Quelques instants après, Hector en grande toilette, ganté de gris, vint lui-même parler à M. de Grandval. Il ne fit pas bourgeoisement les choses, il offrit de reconnaître à mademoiselle de Grandval deux cent mille francs de dot. L’insinuation de Zoé : — « une de Grandval pauvre n’épouse pas un M. Fraque riche », — produisait son effet.

Le marquis était fou de joie quand il courut annoncer la grande nouvelle à sa fille. Il lui semblait s’être refait en une minute des pertes de toute sa vie.

Zoé restait froide, dédaigneuse.

IV

Les préparatifs furent brusqués. Le grand jour arriva, un jour de mars, pluvieux et glacé. Il faisait un grand vent. Le mariage à la mairie eut lieu vers minuit. À minuit et demi, les voitures arrivaient devant Saint-Jean. L’église était pleine. Malgré le vent, malgré l’heure avancée, tout Noirfond était là : noblesse, bourgeoisie, peuple. Mille regards curieux dévisageaient mademoiselle de Grandval. Il n’y eut sur elle qu’une voix : on la trouvait disgracieuse et laide sous son voile de mariée. Pendant la messe, l’église fut pleine de va-et-vient et de chuchotements. Zoé, qui se sentait toute cette désapprobation derrière les épaules, était blême dans ses dentelles. La naïve satisfaction peinte sur le visage d’Hector l’agaçait.

Elle lui en voulait de s’être sottement amouraché d’elle. Elle lui en voulait de ce qu’il n’était pas noble. Elle poussait l’injustice jusqu’à lui en vouloir aussi de ce qu’il l’avait faite riche. Vers la fin, selon l’usage, M. Fraque la conduisit dans une chapelle latérale, devant l’autel de la sainte Vierge. Zoé, à genoux, tout en faisant son acte de consécration, le regarda de nouveau. Lui, n’était pas laid dans son habit neuf. Ses cheveux qui pendaient longs et droits, d’un blond cendré, lui donnaient une physionomie douce. Alors, elle se sentit toute disposée à lui rendre la vie dure.

Dans la sacristie, le marquis embrassa les nouveaux époux, leur donna sa bénédiction. Et ils partirent pour l’hôtel de Beaumont, seuls. En voiture, M. Fraque se penchait pour donner à sa femme son premier baiser de mari. Zoé s’écarta. Nul ne sut jamais au juste ce qui se passa, leur nuit de noces. M. Fraque ne l’a jamais raconté. Seulement, plus tard, M. Fraque devint dur d’oreille, et la malignité de Noirfond a toujours prétendu que cette surdité remonte originairement à un trop plein d’émotions en cette malencontreuse nuit.

Tant que son père vécut, madame Fraque ne fit pourtant point trop parler d’elle. Malheureusement pour la tranquillité conjugale de M. Fraque, une nuit, on rapporta du cercle le vieux joueur, foudroyé par une attaque, à la suite d’une martingale sautée. Le marquis mort, Zoé ne se contint plus. Elle ne glissa pas dans l’adultère ; elle y pénétra résolûment, comme elle était entrée dans le mariage, froide et calculatrice. Il n’y eut dans son cas ni entraînement, ni chute. Si elle fut souvent sollicitée par les sens, la haine de son mari fut encore un plus puissant mobile. Si sa vertu eût pu être désagréable à M. Fraque, Zoé eût été capable de rester vertueuse.

La première fois, M. Fraque prit mal la chose. Naturellement il ne découvrit la vérité que tard : tout Noirfond déjà le montrait au doigt. Le scandale était d’autant plus grand, que M. Fraque, par l’influence de ses amis de Paris devenus tout-puissants à la suite de la révolution de Juillet, venait d’être nommé d’emblée avocat général à Noirfond. La colère du nouveau magistrat fut tragique. Il y eut duel, à Nice, qui n’était pas alors annexée. L’amant n’eut pas une égratignure : le mari revint le bras en écharpe. L’épée avait traversé de part en part.

Les rieurs rirent de plus belle. On ne commença, d’ailleurs à plaindre M. Fraque que longtemps après, précisément lorsque celui-ci se résignait enfin à porter gaillardement sa croix conjugale. Jamais il ne demanda la séparation de corps. Il y eut là sans doute quelque drame secret, un de ces sentiments inavoués, inexplicables. Il préféra jouer l’indifférence. Voici le singulier « mari malheureux » qu’il ne tarda pas à devenir.

Bien avant quarante ans, M. Fraque n’avait plus d’âge, tant il mettait de coquetterie à se vieillir. Il eût fait teindre ses cheveux, lui, en blanc, si la nature n’avait eu la prévenance de lui argenter de bonne heure ses mèches d’un blond pâle. Nommé bientôt procureur du roi, il se condamna à perpétuité à la cravate blanche et à l’habit, comme on le portait alors, bleu, à grands parements et à boutons de métal. Au moral, il porta aussi cravate blanche : M. Prudhomme, au Palais, rompant des lances sages pour défendre la propriété, la religion et la famille, tandis que, dans la vie privée, une originalité de maniaque, une excentricité criarde, chiffonnaient cette méthodique cravate.

Monsieur passa sa vie dans un aile de l’hôtel de Beaumont, et madame dans l’autre. Le grand salon de réception, immense, avec des panneaux peints par Boucher, et une véritable scène au fond, sur laquelle la bisaïeule maternelle de M. Fraque avait joué tout Marivaux, la salle à manger et la longue galerie de tableaux, — en tout quinze fenêtres de façade, — séparaient les deux époux. Chaque matin, vers neuf heures, Isnard, le valet de chambre, entrait chez son maître qui, invariablement, souvent même avant d’avoir ouvert les yeux, lui adressait la même question double : — « Comment va ma jument ? — Savez-vous si Madame a bien dormi ? » Et, presqu’aussitôt, feignant de ne pas entendre la réponse, exagérant sa surdité, M. Fraque vociférait : — « Bonne bête ! bonne bête ! » Et il ne tarissait plus sur le compte de sa jument, pendant tout le temps qu’Isnard passait à l’habiller : — La nuit avait été froide, ne s’était-elle pas, enrhumée ? Sa couverture de laine suffisait-elle ? Isnard n’avait qu’à oublier un seul jour de lui donner son avoine et son morceau de sucre, Isnard serait chassé ! C’est que lui aimait les bêtes « plus » que les gens, et il préférerait perdre « un parent plutôt que sa jument… » À onze heures, une cloche sonnait le déjeuner, et M. Fraque passait dans la salle à manger. Soir et matin, le couvert de madame était mis. Mais, par an, elle ne mangeait pas trente fois en tête-à-tête avec monsieur.

Bientôt cette affection humaine pour sa jument ne suffit plus à M. Fraque. Il eut une levrette. Il plaça dans son cabinet de travail une grande cage, où des serins nichèrent. Avec les années, cette passion pour les animaux prit de telles proportions, qu’ayant été appelé à présider un comice agricole dans une petite ville voisine, M. Fraque en revint avec la fantaisie de l’élevage des porcs.

V

Madame Fraque avait alors trente ans sonnés. Loin de s’être calmés avec l’âge, ses débordements de femme volontaire où entrait une si large haine de son mari, n’avaient fait que s’exaspérer. Autant, autrefois, quand M. Fraque était revenu de Nice avec un coup d’épée, cette bravoure lui avait paru ridicule, cette jalousie odieuse, autant aujourd’hui, elle reprochait au même homme d’être faible, commode, lâche. Elle n’avait jamais été belle. Ses cheveux s’éclaircissaient. Elle avait de mauvaises dents. Elle ne s’était jamais vue aussi maigre. Elle eut la surprise et la colère de croire que sa victime lui échappait. L’existence de son mari n’était plus sans but.

À quatre kilomètres de Noirfond, au bord de la route de Marseille, M. Fraque possédait une belle terre où il n’allait pas deux fois l’an. Un samedi soir, il reçut un mot du fermier : — Les douze cochons et les douze truies que le procureur du roi avait achetés au comice agricole, étaient arrivés. Et le fermier, fort embarrassé, les avait provisoirement logés dans l’écurie et dans la remise, où les douze couples salissaient tout, faisaient un vacarme épouvantable.

Le lendemain, de grand matin, Isnard réveilla son maître, qui monta à cheval, et se rendit au trot à sa propriété. M. Fraque prit quinze jours de congé, qu’il passa avec ses porcs, les touchant, les caressant, leur donnant lui-même des glands, prenant un plaisir d’enfant à les entendre grogner, péter, renifler. Leurs ventres, d’où pendaient de longues soies lisses, étaient difformes. Ils plongeaient le groin avec délices dans leur pâtée de son et de pommes de terre. M. Fraque riait aux larmes, et avait complètement oublié sa femme.

Un architecte, mandé de Marseille, arriva au moment où le procureur du roi, radieux, était en train de marivauder avec une jeune truie. Séance tenante, on chercha un emplacement, on arrêta le plan d’une porcherie-modèle. M. Fraque voulut un palais. Rien n’était trop beau ! Il fallait du marbre partout et rien que du marbre, du marbre rose pour les mangeoires, du marbre blanc pour les escaliers intérieurs, du marbre vert pour les colonnes de la façade et les sculptures emblématiques d’un fronton. Quand M. Fraque fut de retour de sa terre, au bout des quinze jours, son air heureux et rayonnant stupéfia Zoé.

Et, pendant six mois, il alla tous les jours à sa « Villa-Poorcels » pour surveiller maçons et architecte, sculpteurs et marbriers. Il en manquait souvent l’audience. À peine au sortir du parquet, il sautait en selle. Il engraissa. Le jour de l’inauguration de la porcherie, il y eut à « Villa-Poorcels » une grande fête agricole à laquelle, naturellement, madame Fraque refusa d’assister. Le préfet, le premier président, l’évêque lui-même, le docteur Boisvert, plusieurs membres du conseil général, déjeunèrent dans la porcherie. Tout à coup, au dessert, quand on déboucha le champagne, les portes furent ouvertes, et les habitants du nouveau palais, couverts de rubans et de guirlandes de roses, firent irruption en grognant de joie. Il y eut toast, discours, musique d’orphéon, bal champêtre, et enfin, le soir, feu d’artifice. La grande pièce fit voir, dans le ciel, un gigantesque cochon de feu.

Cette sollicitude pour la race porcine passa chez M. Fraque à l’état de folie douce chronique. Elle lui coûta beaucoup d’argent, presque autant que la toilette de sa femme. Ses quarante mille livres de rente n’y suffisaient plus. Il fut bien forcé d’écorner de temps en temps son capital, afin que ses porcs chéris vécussent comme des princes. Mais il s’absorba en eux. Ses porcs remplacèrent ses nécessités de distraction, ses besoins de femmes. Dans leur société, il oublia les amis laissés à Paris, devenus tout-puissants, académiciens, ministres. À les élever, ses cochons, ce mari philosophe insensibilisa pour des années sa plaie conjugale. L’âge arrivait. Il devint très patient, très contenu, très étudié. Il exagérait de parti pris sa surdité naissante, une muraille, qu’il élevait entre le reste du monde et son égoïsme volontaire. Comptant ne rien voir, il jugeait prudent de ne rien entendre. Il poussa à l’excès l’anglomanie qui lui avait fait appeler sa campagne « Villa-Poorcels » et sa nouvelle jument « Miss-Jenny ». Il émaillait maintenant ses moindres phrases d’expressions anglaises. Il ne mangea plus que de la cuisine anglaise. Son rêve était de passer pour un « parfait gentleman », excentrique, plein de morgue, améliorateur de cochons et misanthrope.

VI

Zoé, que les allures nouvelles de son mari inquiétaient, et qui venait de doubler le cap critique de la quarantaine, avait depuis quelque temps accordé son amitié à un des substituts du procureur du roi. Cela était déjà de notoriété publique. Et les beaux esprits de Noirfond s’en donnaient à cœur joie à jouer sur le mot « substitut ». Beaucoup plus spirituel, M. Fraque ne « vit » rien, se contenta de porter son subordonné pour la croix, et de le recommander au ministre. Le substitut eut la Légion d’honneur, et fut nommé à Lyon. Les rieurs passèrent du côté du mari. Détournant les yeux, taciturne, les lèvres pincées, Zoé attendit.

Quelques semaines avant son mariage, M. Fraque avait été le parrain d’un fils de son fermier. Le petit Firmin n’avait pas tardé à devenir un beau gars élancé et brun. Son père le conduisait à l’hôtel de Beaumont chaque fois qu’il venait y charrier du bois, du vin ou de l’huile. M. Fraque pinçait la joue à son filleul, et lui donnait une pièce de quarante sous. Puis, il lui avait fait obtenir une bourse à l’école des Frères. Firmin y passa quatre ans, en sortit avec une écriture superbe et un grand prix hors concours de calligraphie. Le procureur du roi, ayant besoin quelquefois d’une belle plume pour avoir copie de certaines pièces, s’était attaché le petit paysan comme secrétaire. Firmin n’avait pas dix-sept ans. C’était un enfant, très élancé, la peau un peu noire, mais l’œil vif et ardent. Un duvet naissant estompait de bleu le tour de sa lèvre rouge. M. Fraque n’en était pas très content. Firmin, très paresseux, passait son temps, dans une petite pièce précédant le cabinet de son maître, à couvrir du papier blanc de grandes arabesques à la plume. Pour le surprendre, M. Fraque rentrait quelquefois sur la pointe du pied, et lui tirait tout à coup les oreilles.

Une après-midi, en revenant du palais, le procureur du roi fut moins surpris qu’irrité de ne pas trouver son petit clerc à la table de travail. La porte de son cabinet n’était que poussée. Il l’ouvrit brusquement avec le bout de sa canne. Et il devint tout de suite très rouge. Madame Fraque en robe de chambre lâche, était encore étendue sur le divan en cuir où M. Fraque, par les après-midi d’été, faisait la sieste. Firmin, tout honteux, se relevait et tombait à genoux contre le mur, se cachant le visage dans les mains.

M. Fraque n’hésita qu’une seconde. Il était bien forcé de « voir », cette fois, et il ne pouvait faire décorer le gamin. Il alla saisir Firmin par l’oreille, et se contenta de le jeter à la porte, en lui disant :

— Si jeune, monsieur, et sans y être forcé…

Quand M. Fraque se retourna, sa femme était debout. Elle le regarda bien en face, et se retira.

Toute cruelle et toute forte qu’elle s’était montrée, elle en garda trois jours le lit, et six semaines la chambre. Une nuit d’insomnie, pour la première fois depuis bien des années, elle pleura. Le lendemain, après avoir, comme d’habitude, avalé au lit ses deux œufs crus et son chocolat, elle se fit apporter son miroir. Elle avait les yeux gros et saillants. Elle se constata affreuse. Les os, maintenant, lui trouaient la peau.

C’était bien fini. Elle ne pourrait seulement plus, le soir, se décolleter.

VII

Pendant quinze ou dix-huit mois, M. Fraque respira.

Madame Fraque en quelques semaines avait vieilli de dix ans. Madame Fraque ne se teignait plus les cheveux, ne se fardait plus, avait renoncé aux toilettes tapageuses, aux robes claires. Madame Fraque n’acceptait plus d’invitations, ne faisait plus de visites, condamnait sa porte, ne recevant que deux ou trois vieilles dames, nobles et dévotes. Plein d’une joie d’abord secrète, puis débordante, visiblement rajeuni par la vieillesse subite de sa femme, lui, en fut bientôt moins sourd, en marcha plus droit, en oublia de jargonner anglais, en négligea ses porcs et sa jument. Ce fut l’époque la plus active et la plus brillante de sa vie. Le misanthrope d’autrefois s’intéressait maintenant aux hommes. La révolution de février venait de détrôner Louis-Philippe. Bien que toutes ses sympathies de jeunesse l’attachassent au régime tombé, M. Fraque, « cédant aux sollicitations des conservateurs, et voulant répondre de l’ordre », était, de procureur du roi, devenu procureur de la République. Et il avait été élu lieutenant-colonel de la garde nationale. Dans la paisible ville de Noirfond, l’ordre ne fut nullement mis en question. Mais ce grand enfant, qui avait cessé d’être malheureux, eut l’occasion de jouer au soldat : toujours à cheval et en uniforme, donnant des ordres d’une voix brève, passant des revues avec le plus grand sérieux, commandant des promenades et reconnaissances militaires. On en rit d’abord, en se demandant où étaient passés l’éternelle cravate blanche et l’inévitable habit à boutons de métal. On finit parle prendre au sérieux ; les femmes lui trouvaient « l’air militaire » ; le peuple croyait à son libéralisme.

Pendant que M. Fraque triomphant acquérait ainsi la popularité, cette seconde jeunesse, madame Fraque se faisait oublier. De ses habitudes mondaines, elle n’avait conservé que celle des promenades en voiture. Elle aimait toujours se sentir rouler une heure ou deux, sur quelque grande route par les belles après-midi. Mais, en sortant de l’hôtel de Beaumont, en rentrant en ville, elle avait soin maintenant de tenir baissées les glaces de la portière. Les chevaux brûlaient le pavé, et les regards curieux ne parvenaient qu’à entrevoir la tête blanchie de la vieille femme vêtue de couleurs brunes, effacées.

— « Madame Fraque a renoncé à Satan, à ses pompes et à ses œuvres. — M. Fraque a en moins toutes les années que sa femme vient de prendre en plus, » etc., etc.

Les phrases variaient ! mais la curiosité publique ne creusait pas davantage. L’épisode de Firmin n’avait pas transpiré. Le monde, oubliant décidément celle qui venait de renoncer à lui, ne se demandait pas vers quoi avait pu tourner son activité, cette femme remuante, haineuse, entêtée, quel drame avait secoué et modifié ce petit être, ce qu’avaient bien pu devenir tant de vanité mondaine éventée, tant de coquetterie et de galanterie tournées à l’aigre.

Cependant, parmi les clichés usuels sur le compte de madame Fraque, apparut tout à coup une variante :

— « Madame Fraque s’est convertie ! »

Vers la tombée de la nuit, un jour du carême, avant que le gaz fût allumé, à l’heure froide et triste où les cloches de Noirfond sonnent lamentablement la bénédiction, un voile sur la figure, dans son châle noisette, ratatinée comme une feuille morte, on l’avait vue seule, dans la rue, rasant les murailles. Et la bise aigre qui soufflait, avait paru la pousser jusque sous le porche d’une église.

Une odeur d’encens la pénétra tout de suite. C’était « le salut ». L’orgue jouait moelleusement, avec des frissons de mélodie qui semblaient pleurer les tendresses de la terre ; puis, les mêmes motifs étaient repris par des voix célestes, reculées à des hauteurs incommensurables, qui semblaient palpiter d’une tendresse divine. Beaucoup de femmes, agenouillées, se cachaient tellement le visage dans les mains qu’on ne savait plus si elles étaient vieilles ou jeunes. Madame Fraque, elle aussi, se prosterna, avec sa ferveur machinale d’autrefois, — comme à son banc, dans la chapelle du couvent, lorsqu’elle ne savait rien encore de ce monde auquel il fallait maintenant renoncer. Pour se figurer que rien n’était passé, que cet « autrefois » durait toujours, elle marmotta tout le chapelet des prières qu’elle n’avait pas oubliées. Quand elle songea à partir, l’orgue ne jouait plus depuis longtemps, l’église était sombre et déserte. Après un dernier « Je vous salue, Marie », madame Fraque sortit de ce premier bain de piété, le cœur moins sec, réconfortée, tout attendrie.

Le surlendemain, elle se confessa. Elle communia la semaine suivante. Puis, son mari ne la reconnut plus. La religion, comme une eau de Jouvence merveilleuse, semblait rajeunir Zoé. Une satisfaction intérieure reflétée sur le visage, un teint naturel et reposé, plus d’harmonie dans la tenue, la rendaient positivement moins laide. Son mari ne revint pas de sa surprise, lorsque Zoé changea brusquement de genre de vie, se couchant de bonne heure et se levant matin, déjeunant et dînant dans la salle à manger, avec son mari, à l’heure exacte. Elle causait avec lui, maintenant, de choses et d’autres, sans aigreur. Si M. Fraque n’entendait pas, elle se penchait vers « la bonne oreille » de son mari, et, plus distinctement, de bonne grâce, elle répétait sa phrase. Elle lui versait de temps en temps à boire. Elle lui coupait même du pain.

Touché, ne voulant pas être en reste de procédés aimables, Hector mit délicatement, un soir, sous la serviette de Zoé trois factures acquittées, celles du bijoutier, de la modiste et du marchand de nouveautés, trois vieilles dettes, remontant à des années, de plusieurs mille francs chacune. À cette époque de trêve conjugale et d’apaisement, ce mari apporta même à sa femme des bouquets et des cadeaux. Il eut la délicatesse de ne pas choisir des bagues, des pendants d’oreilles, des bracelets, hochets dont sa femme n’avait plus que faire, qui eussent pu éveiller des regrets. Mais, ingénieux en cherchant à faire plaisir, et connaissant la grande dévotion récente de Zoé, il lui offrit une croix en diamant, un riche livre d’heures, un admirable Christ d’ivoire, un prie-Dieu capitonné de soie et de velours. Ce fut une sorte de lune de miel tardive et pâle, mélancolique. M. Fraque venait de se voir tout à coup à la fin de sa carrière d’homme public. Le coup d’État avait dissous la garde nationale, et le brillant uniforme de lieutenant-colonel était désormais destiné à se faner au fond d’une armoire. Ne voulant pas servir « un régime qui avait commis l’arrestation de M. Thiers, » M. Fraque venait d’envoyer sa démission au nouveau ministre de la justice. Le tacite simulacre de réconciliation conjugale adoucit du moins pour l’ex-magistrat l’amertume de ne plus rien être.

VIII

Lors de sa conversion soudaine, madame Fraque ayant à faire une confession générale assez chargée, pleine de ces détails qu’il coûte à une femme de spécifier, était allée une après-midi à la pauvre chapelle du couvent des Capucins, situé hors de Noirfond, au bout d’une promenade écartée et solitaire qu’ombragent de vieux ormes. Devant l’unique confessionnal, quatre vieilles, branlant la tête, estropiées par l’âge, qui s’étaient traînées là de l’hospice voisin des Incurables, attendaient leur tour. En moins d’un quart d’heure, le père Pamphile les eut expédiées. Puis, était venu le tour de madame Fraque et l’opération n’avait pas été beaucoup plus longue. Le père Pamphile, un rude saint homme à barbe grise salement plantée, en froc de bure crasseux, arriva tout de suite au fait, appela les choses par leur nom, sans périphrases, ne mit pas plus de dix minutes à ramoner grosso modo cette conscience enduite de trente ans d’adultère. Madame Fraque sortit du confessionnal avec une nausée de petite maîtresse. C’était bon pour une fois, ce rustre, ce directeur de vieilles pauvresses, qui ne sentait pas l’eau de Cologne ! Mais son amie, la baronne de Latour, qui s’y connaissait, lui indiquerait un confesseur convenable… Elle avait consulté la baronne, et le petit abbé de la Môle était devenu le confesseur ordinaire de madame Fraque.

Celui-là sentait bon, étant toujours rasé de frais, frisé, pommadé. La poudre de riz dont il avait l’habitude, après s’être lavé, de s’estomper la joue, était toujours mal enlevée. Tirait-il son mouchoir, un parfum de lavande l’entourait d’un nuage odorant. Il était Breton, disait descendre d’une vieille famille, n’avait que vingt-huit ans. Quelques mois auparavant, de hautes recommandations avaient fait venir le jeune prêtre dans le diocèse, en qualité de secrétaire de l’évêque. Mais M. de la Môle, n’ayant pas plu à Monseigneur, était tombé dans une demi-disgrâce. On lui avait offert une cure de village. Voulant à tout prix rester à Noirfond, il disait sa messe et confessait, à Saint-Jean, la paroisse aristocratique, simple prêtre libre.

Madame Fraque fut tout de suite enchantée du jeune directeur. Les prêtres auraient tous été des « père Pamphile », qu’elle eût renoncé probablement à la religion, comme à une chose peu délicate, repoussante, presque cynique, bonne pour la populace. Elle eût préféré tout de suite s’adonner au besigue comme la vieille madame de Gombaud, ou à l’éducation des épagneuls. Mais, avec ce gentilhomme plein de tact, pénétrant et sachant effleurer, une première confession lui sembla une heure de conversation ordinaire, d’une intimité charmante. Agenouillée au fond de ce confessionnal à l’ouverture duquel retombait un rideau vert, elle se crut un peu dans son boudoir. Quelle haute et surprenante perspicacité de médecin d’âmes chez cet enfant blême et poétique, qu’elle voyait, à travers le grillage, rejeter à chaque instant de longs cheveux bouclés pour regarder le ciel. Celui-là ne pouvait manquer d’aller loin et haut ! En recevant de lui l’absolution, cette vieille femme qui n’avait jamais été bien romanesque, voyait déjà son nouveau directeur, évêque, archevêque, cardinal, — se promettait de souvent revenir.

Et elle revint, prenant goût de plus en plus à la religion et au confesseur. Elle ne sentait plus comme autrefois son existence vide. Quelque chose d’absorbant, de profond, avait pris la place de cette agitation profane et toute à la surface qui jadis emportait sa vie, et lui faisait glisser si rapidement les semaines, les mois, les années. Son mari lui-même, sans cesser, au fond, de le haïr, elle ne se livrait plus comme autrefois au passe-temps de lui rendre chaque heure dure. Ses griffes, cassées le jour où elle s’était aperçue de sa vieillesse, restaient enfoncées dans la chair qu’elles avaient déchirée. En attendant que d’autres griffes lui eussent repoussé, elle laissait avec indifférence Hector goûter les fausses joies d’un rapprochement apparent. D’ailleurs, elle n’avait même plus le temps de s’occuper de lui, depuis que l’abbé de la Môle avait dit à sa pénitente :

— Madame, il faut faire des bonnes œuvres…

Elle en fit docilement, et d’innombrables. Elle donna au tronc des pauvres, aux prisons, à l’hôpital, au denier de Saint-Pierre, à l’orphelinat de la Providence, aux Incurables, à l’asile des Enfants-Trouvés, etc., etc. Tous les couvents, toutes les quêtes, toutes les œuvres pies de la ville et du diocèse, eurent leur part aux premières libéralités de cette pécheresse repentie. Elle donna même 500 francs pour la cloche de la chapelle du nouveau petit séminaire. Mgr Matheron qui avait à cœur la construction de son séminaire, dont il voulait faire la gloire de son épiscopat, tint la somme des mains de M. de la Môle, à une de ses réceptions du dimanche soir. La donatrice resta anonyme ; mais Mgr Matheron eut la preuve que son ex-secrétaire était plus utile à Noirfond, que dans une cure perdue. Le père Pamphile, lui, après la confession générale de madame Fraque, n’avait songé qu’à lui prescrire comme pénitence un certain nombre de chapelets et de rosaires à réciter « au milieu de la nuit, et à genoux sur le parquet ». L’abbé de la Môle, qui n’était pas pour « les pénitences inutilement mortifiantes », préférait recommander une aumône, quelque don agréable à Dieu. Comme un médecin modifiant son ordonnance à chaque visite suivant les phases de la maladie, après chaque confession, il avait à conseiller une bonne œuvre nouvelle.

— Il n’est pas nécessaire de donner beaucoup, répétait-il chaque fois à Zoé, mais il faut donner avec discernement, et il faut donner toujours. Une bonne œuvre est une prière effective et utile, une prière qui a pris un corps comme Notre-Seigneur Jésus-Christ, et qui rachète nos fautes sans cesser d’être une prière, de même que notre divin Maître racheta nos âmes sans cesser d’être un Dieu…

Elle écoutait religieusement ces subtilités, sans chercher à les approfondir, déjà disposée à croire les yeux fermés à tout ce qui sortirait de cette bouche aux lèvres pures et minces. Elle se sentait, d’ailleurs, toute changée. Les choses qu’elle avait trouvées les plus exorbitantes, lui devenaient faciles, naturelles. Elle qui, jadis, avait peine à se lever à deux heures, et qu’on ne voyait que de loin, seulement aux grandes fêtes, faire acte de présence à la messe de midi, longtemps après le premier évangile, tous les matins maintenant, dès sept heures, elle courait à Saint-Jean entendre la messe de l’abbé de la Môle. Son zèle charitable s’était borné jadis à accepter une vice-présidence du conseil des dames patronnesses de l’œuvre des crèches. Une fois chaque carême, pour le concert, madame Fraque plaçait quelques billets. Puis, au théâtre, le soir de la représentation, madame Fraque, en grandissime toilette, au bras de quelque substitut du procureur du roi portant la rosette de commissaire, précédée de la première présidente, suivie de madame de la Tour et de la mairesse, traversait, pendant l’entr’acte, les chaises numérotées. Et ces quatre dames du monde arrivaient avec de grands frou-frou dans l’étroit foyer des artistes, pour féliciter, au nom de la charité, les chanteuses, sous le lorgnon des commissaires — tout un escadron en gants beurre frais — qui s’écrasaient à la porte et riaient en dessous. Maintenant, cette même madame Fraque se sentait prête à bien d’autres zèles, à des charités modestes, à des œuvres autrement méritoires, qui resteraient entre elle, son confesseur et Dieu.

Elle trouvait même trop doux, trop facile, ce premier traitement religieux que son prudent directeur ne lui administrait qu’à petites doses. Que lui coûtait-il de donner quelque quarante francs par semaine, à elle qui n’avait jamais su la valeur de l’argent ! Ses dernières dettes de mondaine dépensière étaient payées, elle ne gaspillait plus rien pour la toilette, et touchait encore régulièrement les dix mille francs de rente de sa dot. Elle réalisait donc maintenant des économies, tout en faisant son salut. La religion était loin de lui revenir aussi cher que la mode. Elle eût voulu, au contraire, dans son zèle de nouvelle convertie, se dévouer, payer de sa personne, avoir à accomplir de grands sacrifices. Elle en était à rêver des dévouements sans bornes, éprouvait comme une soif de se donner elle-même, tout entière, et pour toujours. Elle en vint à trouver insignifiants et misérables, ces premiers petits sacrifices d’argent. Elle ne les considérait plus que comme de purs enfantillages plaisant à l’abbé de la Môle, qu’elle lui passait en mère faible. Mais elle sentait remuer autre chose en elle que de la maternité et elle attendait mieux.

IX

Alors M. Traque avait éprouvé de nouvelles inquiétudes : cette fois une angoisse sourde, un malaise sans cause précise, l’appréhension vague d’un danger prochain, inconnu. Un moment, il prit ses troubles pour une simple disposition morose, effet de l’âge qui arrivait, du désœuvrement. Il revint à ses porcs, alla souvent à « Villa-Poorcels », fit des réparations et des embellissements. Sa femme refusa de passer avec lui à la campagne le printemps qui commençait ; il y alla seul. Mais, dès le lendemain de son installation, l’ennui le prenait au milieu de ses cochons. Pourquoi, aussi, avait-il donné sa démission de magistrat ?… Oh ! ce malencontreux coup d’État !… Si Noirfond avait eu maintenant à faire des élections, il se serait tout de suite porté candidat de l’opposition, tant il éprouvait le besoin d’être secoué, de se distraire. Alors il se trouva tout étonné de n’avoir pas songé plus tôt à quelque grand voyage : — Nice, Gênes, Florence, Rome, Naples, Venise ; — après l’Italie, la Suisse et les bords du Rhin ; — enfin Paris, qui depuis 1829 devait être bien changé, mais « Paris qui est toujours Paris », où il retrouverait de vieux amis et des souvenirs de jeunesse. Revenu le jour même à l’hôtel de Beaumont, il faisait faire ses malles par Isnard. Zoé ne fut pas plus disposée à le suivre en voyage qu’à la campagne. Le soir, Hector prit congé de sa femme qui, distraite, reçut de mauvaise grâce, sur un front dur et jaune, la caresse d’adieu du voyageur. Vers dix heures, le cœur gros, il monta dans le coupé de la diligence de Toulon. Le surlendemain soir, M. Fraque était de retour. Dans le coupé, quoique seul, il n’avait pu dormir. À Toulon, il n’avait même pas regardé la rade : il n’avait visité que le bagne, où la vue des forçats en bonnet vert, condamnés à traîner leur boulet à perpétuité, avait navré l’ex-procureur du roi. Il n’avait pas eu le courage d’aller plus loin, et son grand voyage s’était tout de suite terminé.

Donc, rien à faire : pas de désœuvrement à prétexter, pas de distractions à espérer trouver. M. Fraque se sentait redevenu profondément malheureux.

Et ce n’était ni la vieillesse, ni l’ambition inactive, ce qui l’inquiétait : mais, sa femme, toujours sa femme ! Il n’en savait pas plus. Il avait beau écarquiller les yeux : il ne découvrait pas un autre Firmin. Il flairait pourtant quelque nouvel ennemi, mystérieux et invisible.

Tout à coup, un soir, à l’évêché, M. Fraque, qui depuis l’inauguration de sa porcherie était resté en relation avec Mgr Matheron, apprit de Sa Grandeur qu’un jeune prêtre, M. de la Môle, venait de fonder sur un grand pied « l’Œuvre de la Sainte-Adolescence ».

Le petit abbé avait acheté et faisait bâtir.

— Où trouve-t-il tant d’argent, mon ex-secrétaire ? soupira Monseigneur, qui, lui, avait toutes les peines du monde à achever son Petit-Séminaire, commencé depuis onze ans.

Puis M. Fraque s’entendit crier dans l’oreille :

— C’est le directeur de Madame !…

Cette fois, le mari ne reçut pas le coup avec son beau flegme, avec sa vieille présence d’esprit. Son front se rembrunit visiblement ; il prit congé de Monseigneur trop vite. Une minute après, en redescendant le grand escalier d’honneur du palais épiscopal, M. Fraque tapait de la canne la rampe en marbre, et se disait tout haut à lui-même :

— J’aimais mieux le reste.

X

— Hop ! miss Jenny ! hop ! hop ! hop !…

Et, à chaque instant, rageuse ce jour-là, la cravache de M. Fraque s’abattait sèchement sur la croupe de sa monture.

C’était toujours « miss Jenny », mais ce n’était plus l’ancienne, la première, celle à qui Isnard avait donné tant de morceaux de sucre. Celle-là, depuis bien longtemps, M. Fraque avait eu la douleur de la perdre. Et les années avaient marché depuis. Si bien que la nouvelle miss Jenny était devenue vieille à son tour, très vieille, et, malgré l’avoine et les morceaux de sucre, d’une maigreur apocalyptique. La bonne bête pourtant, comme si elle sentait que les pensées désagréables de son maître dussent être secouées, fit mine de galoper, ce qui procura au cavalier la diversion de serrer les genoux, de déployer ses talents d’écuyer consommé. Presque debout sur les étriers, tirant à lui les rênes, la taille cambrée, l’œil vif, le poil hérissé, M. Fraque, redevenu jeune, passa assez vite sur la chaussée du boulevard extérieur.

Il était une heure. Des nourrices allaitaient leur marmot, assises sur de vieux bancs de pierre où la pluie avait à la longue creusé de grands trous. Contre les ruines du rempart de Noirfond, tapissé de lierre, des bonnes laissaient courir leurs enfants au soleil d’hiver. Bonnes et nourrices, retournées toutes au galop exceptionnel de Jenny, sourirent, en se disant :

— C’est cet original de M. Fraque qui passe.

Cette allure effrénée ne dura qu’un temps. Sur la grande route de Marseille, Jenny reprit sa paisible allure ordinaire ; et, lâchant les rênes, la taille toujours droite et raide, mais plissant le front et vieilli de vingt ans, M. Fraque retomba dans ses sombres pensées. Au sortir de Noirfond, la route de Marseille fait une grande descente pendant près de trois kilomètres. Il n’avait pas plu depuis plusieurs jours, et le mistral, ce fléau de la Provence, ne soufflait pas. Par cette belle après-midi de janvier, la route s’étendait blanche, propre sous le ciel bleu, bordée de sa double rangée de jeunes platanes ayant tous conservé quelque touffe de feuilles rouillées, qu’un clair soleil faisait reluire. Des chants d’oiseaux sortaient de droite et de gauche de la campagne ensoleillée. Il y avait même de la clarté et de la joie le long des jaunes poteaux télégraphiques, jusque sur les tas de pierres symétriques déposés de distance en distance. Mais le regard voilé de M. Fraque ne quittait pas la crinière noire de miss Jenny.

On rencontrait beaucoup de monde. Des blanchisseuses, leur paquet de linge sur la tête, allaient laver à la petite rivière qui passe au bas de la descente. Des rentiers, de vieux bonshommes en retraite, digéraient au soleil. Des charretiers, venant de Marseille, gravissaient la montée à pied. Et, comme ce jour-là était un jeudi, à chaque instant, on voyait passer des élèves en promenade : le collège, le grand et le petit séminaires, plusieurs pensionnats de jeunes filles. Tout ce monde connaissait M. Fraque, les charretiers de Marseille comme les bourgeois de Noirfond, les pions comme les institutrices, les prêtres comme les laïques, les vieux comme les jeunes. Les hommes le saluaient. Les collégiens lançaient familièrement de petits cailloux dans les sabots de Jenny. Et partout, sur la route de Marseille comme le long du boulevard extérieur, c’était une traînée de poudre, — le même sourire faisait dire à toutes les lèvres :

— C’est cet original de M. Fraque qui passe.

Vers le milieu de la descente, Jenny retourna tout à coup les oreilles : de loin, quelque chose de noir remuait. Mais la prudente bête se rassura bientôt. La voiture découverte du docteur Boisvert gravissait la montée, branlant tellement sa vieille capote délabrée, qu’elle semblait saluer, elle aussi, M. Fraque. Le docteur, qui revenait de voir un malade rural, conduisait lui-même, en lisant son Figaro. Il tirait déjà la bride pour s’arrêter au milieu de la route et causer quelques instants avec son client. Mais, dans sa préoccupation, M. Fraque laboura de l’éperon le ventre de Jenny et passa au trot, devant son médecin, sans le voir.

Au bas de la descente, une fois sur le viaduc à deux arches qui laisse passer la petite rivière, un dissentiment subit s’éleva entre miss Jenny et son maître. M. Fraque, voulant prendre le chemin de halage, tirait en vain les rênes du côté du moulin ; la vieille entêtée ne pouvait se résoudre à quitter la route de Marseille, qui était aussi celle de Villa-Poorcels. Le cavalier se mit dans une violente colère à coups d’éperons et de cravache. La monture tournait sur elle-même, hennissant de douleur. À la fin, mais à contre-cœur, et traînant la jambe, miss Jenny tourna à gauche, descendit devant le moulin où des hommes chargeaient une charrette de sacs de farine, et s’engagea dans le chemin de halage.

Le pont et le moulin laissés en arrière s’effacèrent lentement derrière les arbres. La grande descente de la route de Marseille ne fut bientôt plus qu’un bout de ruban blanc pendant à l’horizon. Le chemin de halage côtoyait la berge, où finissaient des prairies inclinées vers la rivière. C’était moins un chemin qu’un sentier gazonné, où les sabots de Jenny disparaissaient parfois dans l’herbe. Au-dessous, dans un lit trop large pour elle, la petite rivière contournait des rochers roses, puis s’éparpillait sur de grandes étendues de sable qu’elle ne recouvrait que d’un filet aux larges mailles d’argent.

Il ne passait personne. L’été, tout le peuple de Noirfond vient se baigner dans la rivière. Ce sont des cris, des chants, de grands éclats de rire à fleur d’eau. Sur chaque rocher, des groupes d’enfants nus, d’hommes en caleçon, de femmes en peignoir, se sèchent au soleil. Mais on ne retrouve, l’hiver, que les blanchisseuses accroupies dans leurs boîtes en planches. On n’entendait plus que les coups de leur battoir. De loin en loin, quelque pêcheur à la ligne, immobile éternellement, semblait faire partie de la rive où il était assis. Jenny avançait de plus en plus lentement. M. Fraque avait lâché les rênes ; et, son front alourdi par de sombres pensées, il avait fini par le laisser choir en avant, tellement que son menton reposait maintenant sur le plastron blanc de la chemise. Le soleil baignait son visage, découpant son profil étrange, ruisselant sur ses grands cheveux couleur de neige. Sa longue cravache, passée sous le bras, semblait quelque pique inclinant la pointe vers le sol. On l’eût pris pour un Don Quichotte accablé, endormi sur Rossinante.

Le vallon devint encaissé, plus solitaire encore. De temps en temps, des bouquets de grands arbres se détachaient sur l’azur, — se reflétaient dans la rivière. On n’entendait plus de battoirs de blanchisseuses. À droite, une longue colline pelée et pierreuse s’élevait comme une muraille. Et, du côté de Noirfond, à gauche, au-dessus des grandes prairies, ce n’étaient que coteaux couverts d’oliviers, au milieu desquels on entrevoyait quelques toitures de fermes lointaines. Se sentant bien seul, M. Fraque se mit à soupirer profondément.

Il était arrivé à « la Fontaine-d’Argent ». Une barre de rochers coupe en travers le lit de la rivière ; l’eau, retenue, coule en nappe, doucement. C’est une mince feuille d’argent limpide, sur laquelle le soleil miroite, et qui finit par un peu d’écume. Jenny eut envie de boire. Elle prit sur elle de descendre au bord, et fit quelques pas sur le gravier humide. Ses sabots enfonçaient. Mais le cavalier la laissait aller. Sa pensée était loin. Au moment où Jenny, le col baissé, plongeait déjà les naseaux dans l’écume laiteuse, reniflant avec avidité la poussière d’eau de la Fontaine d’Argent, M. Fraque releva la tête : de grosses larmes lui mouillaient les joues. La maigre jument buvait toujours.

Tout à coup, M. Fraque se moucha quatre ou cinq fois de suite, d’une force à être entendu d’un kilomètre. Puis, ce fut un autre homme, comme s’il venait de remettre son émotion dans la poche, avec son mouchoir.

— Bonne bête ! bonne bête ! faisait-il en donnant de petites tapes affectueuses sur le cou de Jenny, qui buvait encore.

Ragaillardie, maintenant, Jenny trottinait sur le chemin de halage, entre deux ornières profondes creusées par des roues de charrettes. Le Don Quichotte accablé s’était éveillé, et, tout en sautillant sur le dos de Rossinante, sifflait un air de chasse, brandissait sa cravache dans le vide, comme s’il en eût cinglé un visage. Depuis quelques instants, dans l’élargissement subit du vallon, la grande route d’Italie coupait l’horizon d’une grande barre blanche en pente raide jusqu’à la rivière. Pour remonter du chemin de halage sur le nouveau viaduc, miss Jenny n’eut pas le loisir de recommencer ses simagrées de la route de Marseille : son maître la lança à toute bride sur la montée qui ramène à Noirfond.

Il était quatre heures. Le soleil ne jaunissait plus que les derniers étages des maisons de l’avenue d’Italie. Sur les bancs, des soldats attendaient l’heure de la soupe pour rentrer à la caserne voisine. Des gamins, les bras étendus en balancier, marchaient sur de grosses poutres devant une chapelle en construction. Truelle en main, les maçons travaillaient sur leurs échafaudages, tandis qu’un manœuvre gâchait de la chaux au milieu d’un grand rond de sable. Le bruit du ciseau des tailleurs de pierre était continu, agaçant.

Une vingtaine de petits garçons en uniforme bleu revenaient de la promenade, deux par deux, les plus petits en avant, suivis d’un jeune prêtre. Ils entrèrent dans la maison contiguë à la chapelle en construction par une porte surmontée d’une petite croix, et de ces mots : Œuvre de la Sainte-Adolescence. Avant de suivre ses élèves, le jeune prêtre demeura un instant sur le seuil, sondant du regard toute l’avenue, jusqu’à l’entrée de la route de Toulon. Pâle et maigre, portant fièrement la tête, drapé dans un immense manteau, ses longs cheveux bouclés lui tombant sur l’épaule, coiffé d’un large feutre haut et pointu de calotte dont un seul bord était relevé, on l’eût pris pour un petit mousquetaire noir. Il rentra tout à coup et referma la porte, précipitamment. M. Fraque apparaissant au haut de la montée, débouchait au grand trot sur l’avenue d’Italie.

Surmenée, haletante, crinière hérissée, la vieille jument passa comme un vertige devant les bancs où étaient assis les soldats, dans l’ébahissement, tous, de ce vieillard qu’ils voyaient toutes les après-midi exécuter cette fantastique charge de cavalerie. Miss Jenny fut presque tout de suite devant l’Œuvre de la Sainte-Adolescence. Mais là, comme d’habitude, elle fut arrêtée net. Et comme tous les jours, les yeux hors de lui, menaçant de la cravache la chapelle en construction, M. Fraque interpella le premier passant venu :

— Regardez-les bâtir cette bicoque !… C’est avec mon argent.. !

La phrase ne variait jamais. Chaque fois M. Fraque la jetait à n’importe qui : bourgeois, ouvrier, paysan, vieille femme, petite ouvrière. Quelquefois c’était à un bambin de huit ans. Ce jour-là, M. Menu, pasteur protestant, qui se promenait un livre à la main, reçut la phrase.

XI

M. Menu salua profondément l’ex-procureur du roi, mais avec une dignité grave. Puis, il continua sa promenade, à petits pas, tenant toujours son livre ouvert. Mais il ne lisait plus. M. Menu réfléchissait.

Le soir, à table, entre sa femme et son fils unique Eudoxe, le pasteur protestant parla peu. En découpant le poulet, son couteau hésitant ne trouvait plus les jointures. Madame Menu, petite femme boulotte, à figure très large et très grasse, fille d’un horloger de Genève qui avait fait de tristes affaires, finit par enlever le plat des mains de son mari.

Après le repas, les deux époux, assis au coin de la cheminée dans leur chambre à deux lits, ne causèrent pas davantage. Madame Menu tricotait. Monsieur tournait et retournait le Journal de Genève. Eudoxe, externe au collège, achevait son devoir à la clarté de la lampe à pétrole. Mais, quand leur fils leur eut souhaité le bonsoir, une fois couchés et la lampe éteinte, M. Menu commença à parler à sa femme. Une conversation animée s’établit, d’un lit à l’autre, et se prolongea fort avant dans la nuit.

Le lendemain, à la même heure, et comme par hasard, M. Menu dirigea sa promenade d’avant dîner vers l’avenue d’Italie. Mais le pasteur protestant, absorbé en apparence dans une lecture évangélique, eut beau passer et repasser devant l’Œuvre de la Sainte-Adolescence : cloué ce jour-là par un accès de goutte, M. Fraque n’était pas monté à cheval.

M. Menu eut plus de chance les jours suivants. Il goûta maintes fois la satisfaction d’échanger un coup de chapeau avec le mari de mademoiselle de Grandval. Il essaya même, du bord du trottoir, de lier conversation avec le cavalier. Mais il fallait crier fort : le sourd entendait mal, répondait de travers, et les passants se retournaient. Désespérant de surprendre ainsi le vieillard dans un jour d’expansion communicative, M. Menu finit par porter ailleurs ses promenades. Mais une idée fixe, qui le tenait depuis quelque temps, ne l’abandonnait pas. Et, la nuit, dans la chambre conjugale, pendant qu’à côté, Eudoxe, son thème achevé, ronflait comme un bienheureux en sa chambrette de collégien, c’étaient de longues insomnies, et toute sorte de combinaisons laborieuses chuchotées d’un lit à l’autre.

L’hiver s’acheva ainsi. Et, une fois de plus, l’été succéda au printemps. Ce que les Menu, tapis dans l’ombre, guettaient avec tant de persévérance, « une occasion », ne se présentait jamais. L’époque des vacances approchait. Les compositions triples de fin d’année, au collège, avaient déjà commencé. Et, comme toutes les classes faisaient ces compositions de sept heures à midi, deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, le pasteur protestant, dès six heures du matin, entrait ces jours-là en pantoufles dans la chambre d’Eudoxe. Souvent, le paresseux se rendormait. Au bout d’un quart d’heure, son père entrait de nouveau, et, cette fois, enlevait les draps, lui jetait de l’eau au visage.

Un mardi de juillet, M. Menu arriva auprès d’Eudoxe beaucoup plus matin encore. Cinq heures n’étaient pas sonnées. Déjà habillé comme pour se rendre au temple, le pasteur protestant s’assit solennellement au chevet de son fils. Plus pâle que d’habitude, il n’avait certainement pas dormi de la nuit. Derrière lui entra madame Menu, déjà correctement coiffée, également blême, le front bombé, l’œil glacé de froide obstination. Eudoxe mal éveillé se frottait le nez, ne sachant trop de quoi il s’agissait.

— Ta mère et moi, lui dit le pasteur protestant, nous venons te demander une grâce… Il faut que tu aies quelque chose à la distribution des prix.

Eudoxe resta très étonné. En troisième, au collège de Noirfond, il passait pour un cancre. Son insolence, son air débraillé, sa paresse phénoménale, l’avaient fait prendre en grippe par M. Charboneau, le professeur. Il arrivait en classe avec des devoirs irréprochables, que le père avait la faiblesse de faire chaque jour, que le fils se bornait à recopier machinalement. Mais il ne se donnait jamais la peine d’apprendre une leçon, de suivre une explication d’auteurs. De loin en loin seulement, quand un sujet de narration française lui allait, quand un texte de version latine lui semblait un rébus amusant à deviner, Eudoxe composait, obtenait une place honorable tout comme un autre.

— Mais papa, répondit-il malicieusement, comment veux-tu que j’aie quelque chose, cette année, avec M. Charboneau, qui m’en veut parce que je ne suis pas catholique, parce que je suis ton fils ? L’an dernier, ce n’était pas M. Charboneau, j’ai eu le premier accessit de calcul.

— Ce n’est pas un accessit qu’il faut que tu aies, s’écria M. Menu, mais un prix !… M’entends-tu bien ? un premier ou un second prix !… Les accessits restent sur leur banc, reviennent les mains vides, tandis que nous voulons te voir monter sur l’estrade… Il faut absolument que tu sois couronné…

Eudoxe se débattit longtemps, dans son lit. On l’avertissait trop tard. Toutes les compositions dans « les facultés » où il aurait pu avoir l’ombre d’une chance, étaient déjà faites, et il avouait n’avoir pas été heureux. Il ne restait que le thème grec, la version grecque et les vers latins ! Le garnement fit même une proposition dérisoire.

Il était petit comme sa mère, alerte et souple comme le singe, dont il avait la grimaçante mobilité. Il regrettait de ne plus être comme autrefois, demi-pensionnaire, depuis que M. Menu, pour devenir le répétiteur de son fils, avait décidé que celui-ci suivrait seulement les classes. C’était si amusant les récréations dans la grande cour ombragée de platanes, autour du bassin, tous ensemble ; et les études elles-mêmes, avec les bons tours au pion, les conversations scabreuses chuchotées derrière des piles de dictionnaires, et les pipes fumées dans la profondeur des pupitres. Eudoxe affirma donc à ses parents que, si on le remettait en demi-pension, il pourrait encore obtenir le prix de gymnastique. Alors, madame Menu, qui n’avait pas encore ouvert la bouche, prit la parole à son tour.

Mieux que son mari, elle fit tout de suite entrevoir à Eudoxe l’importance et la grandeur des projets échafaudés sur un prochain couronnement en public. Elle était mère avant tout ! L’effort surhumain, le prodige de volonté, qu’elle venait demander à son fils, ce n’était après tout que dans le propre intérêt et pour l’avenir même de ce fils. Puis, quand elle eut épuisé les phrases, en femme pratique décidée à employer tous les moyens, et sachant bien par où prendre celui qui était sorti de ses entrailles, elle ajouta :

— Pour la composition en récitation, dont tu n’as pas parlé, il te reste trois semaines ; et tu as une excellente mémoire… Nous nous y mettrons, ton père et moi, pour te faire répéter nuit et jour ; tu ne feras plus autre chose. Moi, s’il le faut, j’apprendrai avec toi, tout : Athalie, le Petit Carême, même les Géorgiques et ton Jardin des racines grecques. Enfin (et ici elle le regarda bien dans les yeux), à partir d’aujourd’hui, tu nous demanderas tout ce que tu voudras…

Le fils Menu sauta en bas du lit, souriant d’une joie maligne. Tout en passant ses habits, il imposait déjà des conditions. Il voulait pour son premier déjeuner du racahout au lait, avec des tartines de beurre étendu sur du pain grillé. Jusqu’au jour de la composition en récitation, il ne retournerait pas au collège : son père le porterait comme malade sur les billets d’absence. Il consentait bien à apprendre par cœur de la prose et des vers une grande partie du jour ; mais il aurait ses soirées libres, sortirait seul après le dîner, rentrerait vers minuit avec un passe-partout, « comme s’il était déjà étudiant ». Enfin, et surtout, on lui donnerait de l’argent.

Trois semaines plus tard, le mardi de la récitation, Eudoxe arriva au collège à sept heures moins dix, en fumant la cigarette, une badine sous le bras, les mains dans les poches. Au grand ébahissement de M. Charboneau et de toute la classe, il débita tout ce que le sort lui désigna, le français, le latin, le grec, sans une faute, sans une hésitation, sans une simple inversion de mots. Il fut premier, et, n’ayant pas eu de points dans les compositions simples, obtint encore le second prix. À la fin de la semaine suivante, eut lieu la distribution solennelle des prix ; madame Menu se contenta d’y envoyer son mari, et passa stoïquement l’après-midi au logis, à faire de la confiture d’abricots.

M. Menu, en noir, sévère et boutonné plus que jamais, pâle comme sa cravate blanche, arriva de bonne heure dans la grande cour pavoisée de tentures et de guirlandes de laurier. Ses regards, ce jour-là expressifs d’anxiété, ne se détachaient pas des fauteuils rouges placés au premier rang pour les personnages notables, devant l’estrade surmontée de la longue table qui portait les livres à couverture dorée et les couronnes. Déjà, les pensionnaires, en uniforme, occupaient leurs bancs de chaque côté de l’estrade, un peu en arrière. Des externes arrivaient encore, en pantalon clair, frisés. Eudoxe était là, entouré d’un groupe de grands au milieu desquels disparaissait sa petite personne. Déjà, les rangées de chaises s’étaient garnies de parents, de curieux, de mères émues et en toilette, de fillettes en blanc juchées sur un barreau pour découvrir leur cousin ou leur frère. La foule était telle que beaucoup de nouveaux arrivants ne trouvaient plus à s’asseoir. Des pères, à l’écart, feuilletaient furtivement des « palmarès ». D’anciens élèves, venus, eux, pour revoir leur passé, erraient dans la seconde cour ; et l’on en voyait, florissants de graisse et de prospérité, le ventre rebondi, rêver longtemps, le nez en l’air, devant le trapèze et les parallèles ; tandis que d’autres, penchés sur le rebord du bassin où ils avaient appris à nager, touchaient le fond du bout de leur canne, retiraient des feuilles mortes. Mais, tout à son idée fixe, M. Menu ne quittait pas des yeux le rang des fauteuils rouges.

Il n’en restait que deux ou trois de vides. Mgr Matheron, l’abbé de la Mole, le procureur impérial qui avait succédé à M. Fraque, le docteur Boisvert, des magistrats de la Cour, des officiers supérieurs de la garnison étaient déjà placés. Tout à coup, chacun se leva. La musique de la ville saluait d’un pas redoublé l’arrivée sur l’estrade des professeurs en toque et en robe, du maire, avec son écharpe et son épée, président de la solennité. Quand on se fut rassis, M. Menu vit avec effroi, aux dernières places réservées, des dames qui n’avaient plus trouvé de chaises. Le discours d’usage, lu avec une grande volubilité par un gros professeur d’histoire qui zézayait, lui causa d’interminables angoisses. À chacun de ces feuillets qu’une main hâtive retournait à chaque instant, il lui semblait voir s’amincir et se réduire à néant l’espérance, guettée de si loin, si méticuleusement préparée. Quand le Principal se fut levé à son tour et eut commencé d’une voix vibrante : « Jeunes élèves, » le pasteur protestant ôta son chapeau et s’épongea le front. Maintenant il n’espérait plus. C’était fini : celui qu’il attendait, pour une cause ou pour une autre, cette année, n’avait pu venir. Tout était à recommencer ! Il fallait en prendre son parti, chercher un meilleur moyen, trouver une combinaison plus simple, plus sûre. Tout à coup, pendant qu’on applaudissait encore le discours de M. le Principal, le pasteur protestant dut s’appuyer au tronc du platane près duquel il se tenait debout : M. Fraque était devant l’estrade, effaré comme quelqu’un qui arrive tard, ses blancs cheveux hérissés, recevant des poignées de main, cherchant une place. Le docteur Boisvert fut enchanté de lui céder la sienne, de partir ostensiblement : son ennemi personnel, M. le maire, se mouchait déjà et toussotait à son tour pour se faire une voix claire.

Le reste alla tout seul. La courte allocution de M. le maire semblait à M. Menu une musique dorée. Quand le sous-principal, qui proclamait les lauréats, en fut à la troisième, et eut appelé : « Récitation classique… second prix : Eudoxe Menu, de Noirfond, externe libre… » tout se passa selon le programme arrêté une nuit dans la chambre conjugale des époux Menu, d’un lit à l’autre. Eudoxe eut l’air, pour la forme, d’hésiter, de chercher dans la foule ; puis il dit tout bas à l’oreille du maître d’études qui attendait, le prix et la couronne à la main :

— Monsieur l’ex-procureur du roi…

M. Fraque aimait la jeunesse ; pour lui, les palmes universitaires étaient restées une religion. Il enfonça la couronne jusqu’aux oreilles du collégien ; puis, comme il se livrait depuis quelque temps à l’étude de la phrénologie et du système de Gall, il promena tout de suite ses mains sur le front du jeune Eudoxe « pour lui tâter les bosses », tout en lui adressant un « speech », qu’il termina en le baisant sur les joues.

Dès le lendemain, M. Menu, madame Menu et le fils Menu s’introduisaient chez M. Fraque, sous prétexte de remerciement. De plus, madame Menu, la veille, avait parfaitement réussi sa confiture d’abricots.

XII

Dans le grand salon, peint par Boucher, devant le pasteur protestant absorbé dans une religieuse attention, devant la distraction de madame Menu qui, du coin de l’œil, de son œil de ménagère, supputait déjà la valeur des panneaux et des vieux meubles, M. Fraque, causeur ce jour-là et d’humeur hospitalière, revenait à ses observations phrénologiques :

— Ce garçon-là a la protubérance de la mémoire très développée…

Et il s’étendait sur l’importance de cette faculté de l’entendement : « Sans la mémoire que seraient l’orateur, le savant, le magistrat, le militaire, l’homme de lettres ? » et autres phrases de discours de distribution de prix, comme si celle de la veille lui avait laissé des résonnances d’idées dans l’esprit. D’ailleurs, M. Fraque en était venu à vivre dans une sorte de somnambulisme en dehors de tout ce qui n’était pas son idée fixe et son tourment secret. Il se levait chaque jour, mangeait, lisait, sortait, rentrait, parlait, à la diable pour ainsi dire et par habitude. Son excentricité voulue d’autrefois s’était changée en étrangeté naturelle, en manie, et confinait maintenant à la folie. Puis, au moindre choc, pour un mot, pour un rien, sur une simple association d’idées, l’homme endolori saignait encore au fond de l’automate.

— Là, tenez ! faisait-il, et du pouce il pressait le cervelet du fils Menu ; les instincts passionnels également très développés…

C’était ce qui faisait les grands criminels, lorsque la passion n’était pas équilibrée par l’intelligence, modérée par la raison. Chez « l’enfant », M. Fraque constatait cet équilibre. « L’enfant » était donc conformé pour devenir quelqu’un, et M. Fraque se trouva tout naturellement amené à lui commencer une sorte d’horoscope. Alors, seulement, il s’aperçut, et laissa voir, qu’il ne savait rien sur le père et la mère du « prix de récitation » couronné par lui.

— Pardon, monsieur, de ne pas m’être nommé plus tôt ! Je suis M. Menu, pasteur de l’Église réformée…

Et comme M. Fraque, n’ayant pas bien entendu, se faisait de la main un cornet acoustique, M. Menu répéta d’une voix stridente :

M. Menu, pasteur de l’Église réformée !

Ce fut une commotion. M. Fraque, qui avait vu l’avant-veille enlever les échafaudages de la chapelle de la Sainte-Adolescence, se leva frémissant. Il marcha jusqu’à une fenêtre d’un pas saccadé, regarda un moment à travers la vitre le feuillage des beaux marronniers de l’hôtel, rouillés par l’automne. Dans le fond du salon, les Menu, blêmes d’émotion, attendaient en silence.

Puis, M. Fraque revint à pas lents, maître de lui :

— Monsieur le pasteur, vous savez que ce soir vous dînez avec moi, tous les trois…

Madame Menu s’excusa, personnellement ; et, sur un clignement d’œil de son mari, elle prit congé et se retira avec Eudoxe. M. Menu, lui, resta.

Telle fut l’origine de la grande intimité de M. Fraque avec les Menu. Noirfond ne tarda pas à en faire des gorges-chaudes. Le docteur Boisvert alla jusqu’à colporter la nouvelle, que M. Fraque devait sous peu, en haine de la dévotion de sa femme, se convertir solennellement au protestantisme. En effet, M. Fraque n’avait pas remis les pieds à l’évêché. M. Fraque dînait plusieurs fois par semaine chez le pasteur protestant. À chaque instant du jour, Isnard allait chercher les Menu de la part de son maître. Dehors, on ne rencontrait plus M. Fraque sans quelque Menu au côté. À cinq heures, il n’était pas rare de voir M. Fraque se promener de long en large, devant la porte du collège, en attendant la sortie des élèves. La cloche retentissait enfin. Eudoxe arrivait, ses livres sous le bras, et sautait au cou de M. Fraque, comme s’il s’agissait d’un père ou d’un oncle à héritage.

Les Menu finirent par prendre pied à l’hôtel de Beaumont. Eudoxe, maintenant, venait tous les jours faire ses devoirs dans la petite pièce précédant le cabinet de M. Fraque, sur la même table où le jeune Firmin traçait jadis ses arabesques à la plume. Il ne se gênait pas non plus pour amener des camarades. Ces messieurs, rhétoriciens ou philosophes, entraient par la petite porte, considéraient le jardin comme à eux, faisaient bruire leurs ébats — toute une troublante vie nouvelle — sous les antiques marronniers ; et la fumée de leurs cigarettes donnait peut-être la nausée aux statues stupéfaites. M. Menu passait quelquefois des heures à lire sous une tonnelle, tout au fond. Madame Menu arrivait chaque après-midi. Le concierge et Isnard ayant reçu des ordres, elle montait droit au cabinet de M. Fraque, sans demander personne, s’installait dans une embrasure de fenêtre, et sortait son ouvrage d’un petit sac verni.

Enfin, un soir, le docteur Boisvert dit en plein cercle :

— Vous ne savez pas, messieurs ? M. Fraque vient de l’échapper belle… Un commencement de fluxion de poitrine ! J’ai fait appliquer tout à temps un bon vésicatoire… Eh bien, vous ne devineriez jamais qui lui a servi de garde-malade ?

— Sa femme ? jeta avec un fin sourire un monsieur, qui faisait la partie de dames de M. le maire.

— Ah ! bien oui, sa femme ! Si vous disiez la femme du pasteur protestant… Madame Menu a passé la nuit dernière dans la chambre du malade, sur un divan en cuir… C’est elle qui a arraché le vésicatoire devant moi !… Cette nuit, elle y recouche…

Tous ces messieurs se regardaient.

M. le maire lui-même, bien que le docteur Boisvert fût son ennemi personnel, s’était interrompu au milieu d’une combinaison profonde pour aller à dame.

Alors, le docteur Boisvert, heureux, baissant la voix avec une discrétion démentie par le pétillement de ses regards :

— J’ai profité d’une minute où madame Menu ne pouvait nous entendre, et j’ai donné un bon conseil à mon malade… Je lui ai dit : « Vous savez, vous êtes beaucoup plus âgé que madame Menu, vous ! et puis, vous n’êtes pas une femme… Donc, pas d’imprudence. Si vous ne me croyez pas, vous êtes un homme foutu. »

XIII

Depuis le milieu de l’été, la chapelle de la Sainte-Adolescence était terminée. Mais l’orgue et les vitraux, commandés à Paris, n’arrivaient pas. Le menuisier chargé de livrer la chaire et le confessionnal, demandait un délai de six semaines, à cause des sculptures. Malgré l’impatience de madame Fraque, il fallut attendre la Toussaint pour l’inauguration. Puis, il devint évident qu’on ne serait jamais prêt avant Noël.

Au commencement de décembre, une après-midi, l’abbé de la Mole se rendit en voiture à l’évêché. Prosterné aux pieds de Mgr Matheron, le jeune prêtre suppliait Sa Grandeur d’appeler les protections d’en haut sur l’œuvre naissante de la Sainte-Adolescence, en venant la bénir, en célébrant le premier la sainte messe dans la chapelle. Pendant trois secondes, un violent combat se livra en Monseigneur : son séminaire inachevé, les douze cent mille francs complémentaires demandés par son architecte sur nouveaux devis, une antipathie invétérée à l’égard de M. de la Mole, que de tentations de congédier brutalement son ancien secrétaire ! Mais, avec une merveilleuse souplesse de diplomate catholique et d’homme du monde. Monseigneur sut se vaincre tout de suite et accepter en souriant.

— Sa Grandeur fixera elle-même le jour et l’heure, ajouta humblement le prêtre breton.

— Attendez, fit Monseigneur en consultant un petit carnet de nacre incrusté d’argent ; je ne vois de possible que la veille de Noël… Oui, la veille de Noël, à dix heures précises.

L’abbé de la Mole n’eut donc que trois semaines pour les derniers préparatifs. Madame Fraque et lui ne perdirent pas une minute. Trois matins de suite, ils prirent la diligence de six heures pour aller ensemble passer la journée à Marseille, à courir les marchands d’articles religieux. Lui, bouleversait de fond en comble les magasins, mettant les commis sur les dents, voulant tout voir, choisissant en homme de goût et marchandant, comme s’il eût payé avec son argent. Elle, assise dans le coin le plus obscur, approuvait tout d’un signe de tête, ne voyait que lui, ne le quittait pas du regard. Mais ce qui la ravissait surtout, c’était le repas qu’elle faisait avec lui au milieu du jour dans la salle à manger déserte de l’Hôtel du Vatican, qui a la spécialité, à Marseille, d’héberger les prêtres.

Le service à la carte était très lent. On leur faisait attendre indéfiniment un beefsteack aux pommes. Il entrait peu de jour par l’unique fenêtre, donnant sur une ruelle étroite qui mène à la rue Paradis. On n’entendait pas de bruits de voitures. Des rideaux blancs opaques, de la tapisserie terne, du plafond jauni, suintait une paix glaciale de sacristie. Sur les nappes, pendant bas avec une raideur de nappe-d’autel, un calice n’eût pas juré à côté des burettes de l’huilier. Et, en attendant que le garçon les servît, elle était là attablée avec son Dieu, muette, en adoration, communiant sous les deux espèces : en le mangeant des yeux et en buvant son souffle. Quelquefois, sous l’étroite petite table, à un frôlement fortuit de soutane contre son genou, elle s’évanouissait presque.

Le soir du troisième jour, ils avaient pris un fiacre pour achever leurs courses. L’heure du dernier départ de la diligence approchant, elle se hasarda à dire :

— Nous n’aurons jamais le temps de finir… En tous cas, dites, nous pourrions bien coucher ici, à l’hôtel ?

Et elle le regardait bien dans les yeux.

Le front de l’abbé de la Mole se rembrunit.

— Non, vous le savez bien, je ne dois pas découcher.

Et, sortant la tête par la portière :

— Plus vite, cocher, plus vite !… Il y a un pourboire.

Alors, elle se renversa dans son coin, morne, affaissée.

Le soir, dans le coupé de la diligence, elle ne desserra pas les dents, de toute la première moitié du trajet. Puis, au relais d’un village, pendant qu’on attelait de nouveaux chevaux, elle lui dit tout à coup :

— Je veux une double clef de la chapelle… Ça, vous ne pouvez pas me le refuser…

L’abbé haussa les épaules, puis, s’enveloppa plus commodément dans son manteau pour dormir.

Le surlendemain, elle obtint pourtant la clef. L’apprenti du serrurier la lui apporta vers la tombée du jour, à l’hôtel de Beaumont. Elle dîna, attendit qu’il fût neuf heures ; puis, comme il pleuvait à verse, elle mit ses socques, prit un parapluie, jeta un châle sur ses épaules. Elle arriva trempée devant l’Œuvre de la Sainte-Adolescence, ayant mis plusieurs fois le pied au beau milieu de grandes flaques d’eau. L’avenue d’Italie était déserte. Avec quel battement de cœur elle sentit la clef pénétrer dans la serrure, et la porte tourner sur ses gonds bien graissés !

Elle venait de refermer soigneusement derrière elle. La chapelle était toute noire. Elle eut d’abord besoin de s’asseoir, et fit quelques pas, en cherchant, à tâtons. Son pied heurta quelque chose de sonore, une caisse vide laissée là. Et elle s’assit, heureuse d’être venue, se sentant bien, ne songeant même plus qu’elle avait, dans la poche, une bougie et des allumettes.

Elle resta longtemps assise. Une odeur de peinture et de maçonnerie neuve lui semblait délicieuse. Maintenant elle pourrait venir quand elle voudrait ! À toute heure, de jour ou de nuit, elle se retrouverait au milieu de cette atmosphère, qui lui noyait le cœur dans une chaleur douce. La nuit surtout était bonne. Ces ténèbres, ne les sentait-elle pas couler sur ses épaules comme un manteau de velours léger ? Il lui arriverait d’attendre que l’aube bleuît les vitraux de la grande rosace au-dessus de l’autel. Et elle se leva réconfortée, toute légère.

Elle venait d’allumer la bougie. Étouffant ses pas, elle passait comme une ombre au milieu d’autres caisses non déballées encore, déposées là sur de la paille, au milieu des plâtras. Elle fit le tour de l’autel. Elle éleva la bougie pour regarder l’effet de la chaire récemment mise en place. Puis, elle monta à la tribune.

Elle voulait tout voir, mettant de l’importance à chaque détail, pleine de minutieuse sollicitude, comme une mère meublant le premier appartement de garçon de son fils. L’orgue-harmonium, enveloppé d’une housse, était trop à gauche ; lui ayant trouvé sa vraie place, elle le cala avec deux petits morceaux de bois. Il faudrait un tabouret vissé, et un casier pour recevoir la musique. Ici, un tableau ferait bien. Et, accoudée sur la balustrade, elle se demandait si rien n’avait été oublié à Marseille, quelle surprise elle pourrait lui faire. Le jour où il avait reçu d’elle les premiers billets de mille francs pour « l’Œuvre », elle s’en souvenait, quelle joie d’enfant ! Il était venu lui prendre les deux mains. Elle voulait le revoir ainsi, secouant follement ses longs cheveux bouclés. Alors elle redescendit et traversa de nouveau toute la chapelle pour aller, derrière l’autel, ouvrir une petite porte, celle de la sacristie.

Un verrou avait été poussé en dedans. Elle rentra vers minuit, toute triste.

Et, de deux jours, voulant être forte, elle ne retourna pas à « l’Œuvre ». Mais que de fois elle se vit le chapeau sur la tête, la main déjà sur le bouton de la porte ! Même, une après-midi, elle alla jusque dans l’escalier, descendit la moitié d’un étage. Puis elle eut le courage de remonter se mettre en pantoufles et en robe de chambre. Et elle passait sa soirée à vouloir lui écrire.

Quand elle avait congédié sa femme de chambre qui venait de raviver le feu, elle ouvrait son buvard, choisissait une plume neuve, prenait du papier à son chiffre, parfumé. Puis, elle tirait de leur étui des lunettes, qu’elle s’assujettissait sur le nez, après en avoir méticuleusement frotté les verres. Et la même main qui avait jadis achevé pour M. Fraque une sépia commencée au couvent, se mettait à écrire : « Monsieur… » en grandes lettres cassées, hésitantes, peureuses ; et c’était tout ! Elle restait des heures la plume en l’air devant la feuille blanche, le cœur plein et remué, mais n’osant pas.

Le surlendemain, vers midi, elle fut toute secouée, quand un des petits élèves de M. de la Mole vint l’avertir qu’on avait besoin d’elle, pour achever la décoration de la chapelle.

— Je passe une robe, répondit-elle. Dites-lui que j’y vais.

Elle ne prit seulement pas le temps de déjeuner. Elle trouva l’abbé de la Mole devant l’autel, monté sur une échelle double, la soutane relevée par des épingles. Ce fut une après-midi heureuse. Elle tenait l’échelle. L’abbé la consultait de temps en temps. Et elle lui passait la verdure et les fleurs artificielles.

Enfin, c’était le grand jour. Madame Fraque, tout en noir comme une veuve, arriva bien avant l’heure, et monta tout de suite à la tribune. Depuis une semaine elle avait choisi sa place, une chaise dans un angle, tournée de biais pour avoir l’orgue en face. Elle ôta ses gants, s’agenouilla, ferma les yeux, se cacha le visage dans les mains : des mains effilées, amaigries, un peu jaunes sous le voile de crêpe noir rabattu.

La chapelle était encore déserte. Les vitraux neufs ne reluisaient pas sur le ciel gris de cette matinée d’hiver paresseuse. Çà et là, dans les coins, de grands pans d’ombre traînaient, comme de la nuit mal balayée. Il faisait vague et noir, aussi, en elle. Elle ne savait plus où elle en était de la vie, ni ce qu’elle avait désiré autrefois, ni ce qu’elle attendait encore. Et, dans ce grand bien-être de ne plus savoir, elle s’efforçait de prier. Elle se morfondait à supplier un être inconnu, mais tout-puissant, de faire qu’il arrivât une chose qu’elle ignorait.

La porte de la sacristie s’était ouverte. Quelqu’un toussait et marchait. Elle décolla un moment ses doigts, vit qu’un élève allumait les cierges ; et, machinalement, à mesure que naissaient les flammes jaunes, droites, pointues, elle les comptait. Soudain elle referma les yeux, s’en voulant de sa distraction comme d’un sacrilège. Et elle s’abîma dans une ferveur plus profonde.

Elle ne s’occupait plus de ce qui se passait en bas. Cependant, le tambour de la chapelle à chaque instant s’ouvrait et retombait. Les parents remettaient en entrant leur carte d’invitation à un élève posté là, cherchaient une bonne place. C’était un remue-ménage de chaises, un murmure grandissant de conversations qui montaient. Dix heures sonnèrent. Un piétinement bruyant et saccadé sortit de la sacristie, fit le tour de l’autel, vint finir le long des quatre bancs réservés aux élèves de la Sainte-Adolescence. Tout à coup, elle eut chaud au cœur : elle ne l’avait pas entendu monter à la tribune, ses yeux ne s’étaient pas rouverts, elle savait pourtant qu’il était là.

C’était bien lui. L’abbé de la Mole ouvrit l’orgue, mit de la musique sur le pupitre, fit tourner le tabouret sur la vis pour l’exhausser, puis, une fois bien assis, tira le registre des « voix célestes ». Alors elle ne ferma plus les yeux, et, relevant son voile, toujours agenouillée, elle l’enveloppa de son regard avide, de son regard des dîners de l’Hôtel du Vatican. Cependant Monseigneur venait de faire son entrée en vêtements épiscopaux, l’enivrement de l’encens montait, l’orgue chantait sur un mouvement de valse l’allégresse suave du triomphe. Mais elle oubliait tout. Rien ne l’absorbait que la taille grêle d’enfant devinée sous le surplis tuyauté de l’abbé de la Mole ; et ce qui lui semblait adorable, c’était le petit morceau de cou jeune, tiède, duveteux, où elle aurait voulu coller ses lèvres. Elle ne revint à elle que, la cérémonie terminée, lorsque l’abbé de la Mole referma l’orgue précipitamment, pour aller à la sacristie rejoindre Monseigneur.

Alors elle rabattit son voile, et voulut se remettre à prier. La chapelle redevint déserte. Les cierges furent éteints. Les parents étaient partis déjeuner à la hâte, afin de revenir vers trois heures, pour la représentation théâtrale. Elle, resta pétrifiée sur sa chaise, n’ayant pas faim, ne s’apercevant pas que le temps marchait. Puis, elle se leva comme un automate, descendit de la tribune, traversa la chapelle, passa par la sacristie, et se trouva dans un long couloir, peu clair, ne prenant jour que par un vitrage qui donnait sur la grande salle d’étude.

Assise sur un petit banc qu’elle était allée prendre à la sacristie, madame Fraque tenait écarté un rideau. À travers les rayures verticales du vitrage, elle ne vit qu’un maître d’hôtel, en habit, et des hommes de peine qui se hâtaient de démonter les deux grandes tables du déjeuner de gala, offert par l’abbé de la Mole à Sa Grandeur, aux quelques prêtres qui avaient accompagné l’évêque, et aux vingt-quatre jeunes gens de l’œuvre.

— Il est dans la cour avec Monseigneur ! se dit-elle avec attendrissement. Il lui montre le vieil ormeau, le jet d’eau qui marche d’aujourd’hui, ses rosiers grimpants…

Et, comme de grands éclats de rire d’enfants arrivaient jusque dans le couloir :

— Il leur fait essayer, devant Monseigneur, le vélocipède du Bazar de Marseille.

Les hommes de peine transformaient à la hâte la salle d’études, naguère salle à manger, en salle de théâtre : un plancher exhaussé pour la scène, un rideau courant sur une tringle pour la toile, les bancs et les chaises de la chapelle pour faire asseoir le public qui commençait à arriver. Tous, parents, ecclésiastiques, simples invités munis d’une carte, et Monseigneur lui-même, avaient déjà pris place, que les coups de marteau des ouvriers retentissaient encore. On était en retard. De temps en temps, l’abbé de la Mole apparaissait, affairé, mais souriant et gracieux, murmurait quelque chose pour faire prendre patience à Monseigneur, et disparaissait derrière la toile. Les jeunes acteurs s’habillaient chez l’abbé, dont le logement, en communication avec la scène, servait de coulisses.

Enfin, trois coups. Le rideau s’écarta. Deux élèves, en peplum et en cothurne, déclamaient des vers sur la scène. Il en entrait et sortait d’autres, et, des gardes affublés de glaives en bois, de cuirasses en papier, se tenaient raides, impassibles. Derrière le vitrage du corridor, de là où elle était comme dans une loge grillée, madame Fraque ne suivait pas la tragédie.

— Que fait-il maintenant dans sa chambre ?

Sa chambre ! Il n’avait jamais voulu la lui laisser voir, depuis que les maçons et les peintres n’y travaillaient plus. On y entrait par cette porte peinte en blanc au fond du corridor. Elle se l’imaginait pleine de jour et de gaieté, avec le papier clair à bouquets d’un bleu tendre choisi par elle, et les deux larges fenêtres s’ouvrant sur le jet d’eau, sur les corbeilles de fleurs du petit jardin particulier. Mais elle aurait voulu en connaître l’emménagement, savoir où était l’armoire à glace, la bibliothèque et le lit, le lit surtout qu’elle avait voulu de palissandre, haut, volumineux, encombrant, mais confortable et large comme un lit de jeune mariée. Tout à coup, au milieu de sa rêverie, elle tressaillit : une porte au fond du corridor ouverte et refermée, un bruit de pas, quelqu’un derrière elle… Elle s’était retournée ; déjà ses deux petites mains, pâles mais flétries, pressaient une main tiède qui ne se retira pas tout de suite.

— C’est bon, c’est bon, fit l’abbé de la Mole.

Et il dégagea doucement sa main. Il ajouta :

— Ça va très bien, n’est-ce pas ?… Malgré lui, Monseigneur ouvre de grands yeux, n’en revient pas de sa surprise… Je suis content.

Un de ces sourires comme on n’en a pas plusieurs dans la vie, passa sur le visage de madame Fraque. Il ne s’en allait pas. Pour soulever le rideau du vitrage afin de regarder la tragédie, il s’était familièrement penché sur elle, lui pesant un peu sur l’épaule. Elle se sentait presque dans ses bras, là, dans l’ombre, n’osant ni remuer, ni ouvrir la bouche, de peur d’abréger ce moment. Puis, à côté d’eux, dans la salle, comme le héros de la pièce terminait une longue tirade de fin d’acte en levant les bras au ciel, d’unanimes applaudissements retentirent. Et l’abbé de la Mole se relevant :

— Le dernier acte ne dure que quelques minutes… Je m’en vais.

Elle ne put retenir :

— Déjà !

— Oui… je vais m’assurer si l’équipage de Monseigneur est arrivé.

Elle eut tout à coup le désespoir de lui voir froncer le front. Il ajouta d’un ton dur.

— Et vous, si l’on allait vous trouver ici… Était-ce votre place ?… Allez-vous-en… Vous auriez dû vous douter que ça me déplairait.

Elle voulait répondre : ses lèvres frémissaient déjà ; tant de choses à la fois lui venaient ! Mais l’abbé de la Mole n’était plus là. Elle regarda une dernière fois la porte blanche du fond du corridor. Puis résignée, elle partit, la tête basse. Elle emportait son petit banc pour le replacer, en passant, à la sacristie.

Mais, le soir, elle n’y tint plus. À onze heures, elle se trouvait franchissant la porte de l’hôtel, la double clef de la chapelle dans sa poche. Il gelait à plusieurs degrés au-dessous de zéro, dans les rues de Noirfond endormi. Elle ne sentait pas le froid : peu vêtue, sans chapeau, couverte seulement d’une pelisse dont elle avait rabattu le capuchon. Elle ne fit pas un simple détour qui lui eût évité de traverser le Cours, et passa devant les fenêtres éclairées d’un Cercle. Quelques minutes après, elle s’introduisait dans la chapelle déserte, et allait droit vers l’autel, passant à tâtons au milieu des chaises bouleversées par la cérémonie du matin. Cette fois, le verrou de la petite porte derrière l’autel n’avait pas été poussé.

Dans la sacristie, le cœur commençait à lui manquer ; elle continua pourtant d’avancer, plus lentement, sur la pointe du pied. Mais quand elle se glissa dans le corridor, ce fut soudain un éblouissement : là, au fond, une vive clarté, par la porte de la chambre de l’abbé entr’ouverte…

Elle s’était avancée davantage, en s’appuyant au mur, en retenant son souffle. Elle voyait la chambre maintenant, et, dans l’enfoncement de l’alcôve, sous les rideaux lourds, le lit tout ouvert, et lui, en pantoufles, étendu sur un fauteuil bas, lisant dans un énorme livre. Une grande flamme claire dansait dans la cheminée. Il tourna une page. Il était très attentif à sa lecture, très calme. Pas un muscle de son visage, où l’abat-jour projetait toute la clarté de la lampe, ne bougeait. Elle s’appuyait les mains sur la poitrine pour comprimer les battements de son cœur.

— Quand il tournera de nouveau la page, se dit-elle, j’entrerai.

Presque aussitôt l’abbé de la Mole tourna un second feuillet. Alors, le front en avant, fermant les yeux sans le vouloir, elle poussa héroïquement la porte.

Il ne montra ni étonnement ni colère. Très naturellement, comme s’il eût reçu une visite ordinaire, il quitta son fauteuil, et le poussa devant la cheminée pour madame Fraque. Lui, resta debout, attendit.

Elle fut longtemps sans pouvoir rien dire. La salive lui manquait. Et, les deux mains tendues vers le feu, elle était secouée d’un grand frisson. Pourquoi aussi ne parlait-il pas, lui ? Pourquoi ne la brusquait-il pas comme à l’ordinaire, cette fois qu’elle se sentait prête à tout entendre, qu’elle était venue pour en finir ? S’il l’avait seulement menacée de la jeter à la porte : un soufflet, au moins, l’eût fait pleurer ! Mais ce silence !… Elle venait de pousser son fauteuil dans la cheminée, ses mains touchaient presque la flamme, et elle avait froid.

— Vous m’attendiez donc ? dit-elle enfin.

Il ricanait sans répondre. Et elle était au bout de son courage. Maintenant qu’elle se trouvait là, seule avec lui, elle se sentait bête et vide. C’était comme lorsqu’elle voulait écrire, et qu’après avoir mis : « Monsieur… » elle restait des heures la plume en l’air devant la feuille blanche. Cependant elle se leva et fit machinalement quelques pas dans la chambre. Devant l’armoire à glace, pour ne pas se voir, elle détourna la tête. Après être allée jusqu’à la fenêtre aux volets bien clos, plantée maintenant devant la bibliothèque, stupide, elle considérait au milieu des reliures alignées, le trou du gros volume enlevé par l’abbé pour lire. Puis elle sembla s’intéresser à ce qui encombrait la commode-toilette : aux flacons d’odeurs, à la grande éponge, aux petites brosses en ivoire, à la cuvette profonde où il était resté un peu d’eau savonneuse. Enfin deux pas de plus, et elle se trouva à l’entrée de l’alcôve, devant le grand lit neuf de palissandre, gonflant ses matelas, étageant ses oreillers, bombant son édredon sous un dais de rideaux étoffés et descendant bas. La courte-pointe était déjà retirée, la couverture toute faite. Invinciblement attirée, madame Fraque se pencha en avant dans cet enfoncement de tabernacle ; et là, hors d’elle tout à coup, enivrée, elle se jeta la figure contre le drap et le couvrit de baisers.

L’abbé de la Mole était devenu très pâle. Pendant un instant il ne posséda plus son calme ni sa présence d’esprit. Debout devant la cheminée, la main au dossier d’une chaise, qu’il était allé prendre au fond de la chambre à tout hasard, il restait là, tournant le dos à l’alcôve, ne sachant s’il devait s’asseoir.

— Soyez raisonnable, je vous en supplie, implorait-il sans se retourner.

Le bras lui tremblait. Il avait peur. Sa voix rampait, traînarde et lâche :

— Venez vous remettre dans votre fauteuil… Nous causerons… Ici, venez, je vous attends.

Elle obéit. Mais quand il la vit là, près de lui, décoiffée, les yeux d’un éclat extraordinaire, presque jeune, toute vibrante encore de l’accès de passion qui l’avait secouée, et pourtant déjà docile et suspendue à ses lèvres, l’abbé de la Mole recouvra peu à peu son assurance.

Il parlait maintenant, et de lui, rien que de lui, avec un égoïsme naïf, complet, admirable. Son avenir avant tout ! quelque chose de sérieux, d’important, de vénérable même ; une espèce de montagne sacrée qui se trouvait là, en face, obstruant l’horizon, et autour de laquelle le reste de l’humanité s’aplatissait comme la poussière. Et des projets d’ambition, toute sorte de petits sentiers entrecroisés et tortueux pour atteindre le sommet de la montagne. Tout cela mêlé à des retours attendris sur son enfance, avec des phrases comme celle-ci : « J’avais déjà la Foi ! » avec de grands mots : le Devoir, la Prudence, le Péché.

Elle, sous cette douche, grelottait. Le mangeant encore des yeux et lui bavant son souffle, elle avait beau se rapprocher de lui comme un enfant qui a froid. De minute en minute, son amour transi se racornissait. Il avait sans doute raison ! Cette bouche pure ne pouvait avoir tort. Elle avait été folle de venir, et surtout, grand Dieu ! pour quoi faire ? Ce serait un crime d’empêcher plus longtemps de dormir ce garçon appelé à de hautes destinées, qui devait être harassé des fatigues d’une pareille journée. Il n’y eut plus alors en elle qu’une mère.

L’abbé venait de se racler le gosier au milieu d’une phrase. Elle se leva.

— Tu tousses ! dit-elle en le tutoyant pour la première et la dernière fois de sa vie. Je m’en vais ; tu te coucheras bien vite…

Il ne la retenait pas. Elle avait ouvert la porte. Elle se retourna pour regarder encore cette chambre, où il ne faudrait plus revenir. Et elle eut comme une faiblesse. Les jambes lui fléchissaient, et ses yeux se mouillaient. Une dernière tentation : si elle avait pu seulement le voir au lit, attendre son sommeil, ne se retirer sur la pointe du pied qu’après lui avoir bordé les couvertures. C’était un suprême besoin de dévouement, la soif de la volupté de gâter et d’être bonne. Alors, il lui poussa une idée, comme ça, tout d’un coup. Et, avec un sourire résigné :

— Demain, à trois heures, je viendrai vous prendre… Je n’en dis pas davantage, c’est une surprise…

Le visage de l’abbé s’éclaira. Alors elle partit.

Le lendemain, à trois heures, madame Fraque conduisait l’abbé chez le notaire et faisait son testament en le prenant pour héritier universel.

XIV

Un an après, vers la fin de l’hiver, madame Fraque mourut d’une péricardite.

Quand la garde, une sœur de l’Espérance, l’eut fait avertir que tout était fini, M. Fraque entra à peine dans la chambre de sa femme. Il n’avait pas encore digéré le testament, et, pour renchérir, il venait, de son côté, de faire, par-devant notaire, donation de tout son avoir au pasteur protestant. Il ne resta qu’une minute, debout à côté du lit, l’œil sec, à regarder pour la dernière fois celle qui avait empoisonné son existence ; puis, il ressortit brusquement.

— Isnard, va me préparer miss Jenny !

Et, comme le vieux domestique ouvrait de grands yeux :

— Je vais à la campagne pour ne m’occuper de rien, ajouta-t-il avec une résolution irritée. Entends-tu ? de rien… Idiot, ça regarde les héritiers de madame…

Son maître parti, Isnard, seul, la tête perdue, courut, et chez M. Menu, et chez M. de la Mole. Sans se voir, sans se concerter, ces deux ministres de cultes ennemis se partagèrent tacitement la besogne. Le prêtre catholique prépara pour le lendemain un somptueux enterrement religieux. Le pasteur protestant fit la déclaration à l’état civil, prit aussi sur lui de rédiger et d’envoyer au nom du mari des lettres de faire part. Eudoxe, lui, écrivit les adresses.

En arrivant dans l’allée de platanes de Villa-Poorcels, miss Jenny, menée ventre à terre, était tout en sueur. Le cavalier jeta la bride au premier valet de ferme venu, recommanda seulement qu’on lui préparât à dîner et qu’on lui fît son lit. Il était encore jour. M. Fraque erra longtemps sur la terrasse et dans la prairie, les mains dans les poches, oubliant de porter ses pas du côté de ses cochons. Il ne semblait pourtant pas chagrin. Il mangea avec appétit. Dans la soirée, qu’il passa dans sa chambre devant un grand feu de sarments, il lut un moment le journal. Et il s’endormit, très tard il est vrai, en se disant qu’il n’était pas triste, qu’il ne voulait pas l’être, que cette femme après tout avait été la fatalité de sa vie ; que sans elle un homme de son mérite eût parcouru une tout autre carrière, eût écrit peut-être, agi, laissé quelque chose, été un second M. Thiers ; enfin que, cette femme morte, il allait au moins pouvoir vivre un peu tranquille, lui, en vieil égoïste.

Le lendemain matin, M. Fraque achevait de déjeuner lorsque son fermier vint lui annoncer, avec toute sorte de circonlocutions embarrassées, une mauvaise nouvelle. Miss Jenny pendant la nuit était tombée malade. La respiration embarrassée, elle se tenait couchée sur sa litière, refusant le foin et l’avoine, n’ayant pas même touché à son morceau de sucre. Le fermier l’avait enveloppée lui-même de couvertures. Un valet était déjà en route pour chercher le vétérinaire. À la grande stupéfaction du fermier, qui savait pourtant par Isnard que monsieur « aimait les bêtes plus que les gens et préférerait perdre un parent que sa jument », M. Fraque reçut la nouvelle sans s’emporter.

— Ah ! dit-il en se versant à boire, j’entrerai tout à l’heure à l’écurie.

Le fermier, trouvant monsieur si bien disposé pour entendre les choses fâcheuses, lui parla aussitôt d’une menace d’épidémie porcine, qui avait enlevé quatre élèves la semaine dernière.

— Vous conduirez aussi le vétérinaire à la porcherie.

Et M. Fraque acheva tranquillement de peler une poire. Son dessert achevé, il prit son chapeau et sa canne, et se mit d’abord, comme la veille, à errer sur la terrasse et dans la prairie. Bientôt, la jument et les porcs, ses chères bêtes, définitivement oubliées, il se trouva sur la grand’route sans trop savoir comment il y était venu, probablement par un grand circuit à travers les vignes et les terres labourées. Et, comme prises d’un besoin subit de faire du chemin, ses jambes, quasi-octogénaires, se mirent toutes seules à marcher dans la direction de Noirfond. De temps en temps, sur une borne kilométrique, il se reposait en homme qui n’est pas pressé. Une fois même, changeant de direction, il revint quelque temps sur ses pas pour se prouver qu’il n’avait pas de but, qu’il se promenait tout simplement pour se promener. Mais une impulsion dont il n’eût pas voulu convenir, le poussa de nouveau vers la ville. Il arrivait déjà au viaduc à deux arches et à la petite rivière.

— Tiens ! j’ai fait du chemin ! fit-il, comme sortant d’un rêve.

La raide montée était là, devant lui. Quelques centaines de pas encore, et il apercevrait les arbres du Cours.

— Mais je ne vais pas à Noirfond ! s’écria-t-il avec colère.

Et il se jeta très vite à droite, dans le chemin de halage où, certain jour, miss Jenny ne s’était résignée à descendre qu’à coups d’éperon et de cravache. Il passa devant le moulin où des hommes chargeaient encore une charrette de sacs de farine, laissa derrière lui les grasses prairies inclinées vers les rochers roses de la rivière, ne vit ni les blanchisseuses accroupies dans leur caisse en planches, ni les pêcheurs à la ligne éternellement immobiles, ne s’arrêta pas dans cet enfoncement solitaire de vallon où ses yeux, une fois, s’étaient tout à coup mouillés, pendant que miss Jenny plongeait les naseaux dans l’écume laiteuse de la Fontaine d’argent. Il arrivait sous le second viaduc. Il n’avait qu’à monter sur le pont, et, du parapet même, il découvrirait le commencement de l’avenue d’Italie, et les grands bâtiments percés de petites fenêtres de la caserne.

— Non, je ne vais pas à Noirfond ! répéta-t-il avec rage.

Il passa presque en courant sous le viaduc, et continua à remonter la rivière. Mais depuis un instant il avait à gauche, entre Noirfond et lui, « la colline des Pauvres » : un grand coteau nu, sans arbres, sans broussailles. Triste masse grise de pierres, crevassée çà et là de trous d’anciennes carrières abandonnées. M. Fraque la connaissait bien, cette colline. Tout enfant, une fois, sa bonne l’avait emmené promener jusque-là ; puis, prise tout à coup de panique à la vue d’un homme déguenillé, maraudeur de mauvaise mine de ces carrières d’Amérique de Noirfond, elle l’avait emporté dans ses bras en courant jusqu’aux portes de la ville. Collégien, un jour où l’on s’était échappé en sautant par dessus le mur de la cour du collège, on y était venu en bande se griser toute une après-midi d’air pur, de rires, de cris, d’eau de réglisse secouée dans une bouteille ; et l’on avait joué au voleur, et l’on s’était lancé des cailloux, et l’on avait descendu des pentes à pic en se laissant glisser sur le derrière ; tout cela jusqu’à la nuit, jusqu’à la rentrée terrible à l’hôtel de Beaumont, où le premier président, son père, l’avait envoyé se coucher sans dîner. Plus tard jeune homme, un fusil sur l’épaule et un livre à la main, il avait chassé dans cette colline. Plus tard, enfin, beaucoup plus tard, en uniforme de colonel chamarré d’or, il y était venu faire manœuvrer la garde nationale de la République. Aussi, depuis un moment, M. Fraque, qui s’était mis à gravir la colline des Pauvres, s’imaginait-il remonter toute son existence.

Il approchait du sommet. Déjà la flèche élancée du clocher de Saint-Jean, où il s’était marié, s’apercevait, nette, pointue dans le ciel. Puis ce fut la tour octogone de la cathédrale, plus lointaine et noyée, d’où le vent traînait comme un glas de cloches lugubres. Bientôt enfin, la ville entière, massant ses maisons dans un rayon pâle de coucher de soleil d’hiver, la ville morne et muette, assoupie dans sa ceinture vert sombre de vieux remparts couverts de lierre. À peine un peu de vie, tout là-bas, du côté de la gare, où quelques cheminées rouges de fabriques jetaient de la fumée. Mais ici, hors des remparts, au pied même de la colline des Pauvres, le cimetière : des croix, tout un peuple de croix immobile et bizarre, et, çà et là, des touffes de cyprès d’un vert noir faisant ressortir la blancheur livide des tombes.

Comme s’il eût été convoqué, lui aussi, mais par une lettre de faire part qui n’était pas de la rédaction de M. Menu, et dont Eudoxe n’avait pas écrit l’adresse, M. Fraque arrivait à temps. Tout Noirfond était là devant lui, noblesse, bourgeoisie et peuple, s’écrasant à la porte du cimetière à la suite d’un corbillard, aussi âprement curieux que le tout Noirfond qui, un soir, vers minuit, un demi-siècle auparavant, s’était étouffé à la mairie et à l’église pour voir Zoé en toilette blanche de mariée. Les autorités tenaient sans doute les cordons du poële. Isnard ne devait pas marcher loin du cercueil. Le docteur Boisvert, lui, n’était pas homme à manquer pareil spectacle, pas plus que les bonnes langues du Cercle, les oisifs des cafés et les abonnés du cabinet de lecture. Eudoxe, entouré de rhétoriciens et de philosophes, faisait probablement des effets de monocle. Peut-être que, rapprochés par un hasard de cohue, séparés par une simple grille de tombe, l’abbé de la Mole et le pasteur protestant se regardaient, comme deux dogues accrochés au même os.

Il arrivait toujours comme un fourmillement, et pourtant le cimetière, maintenant noir de monde, semblait comble, sauf à un endroit où se trouvait arrêté le corbillard, près d’un petit tas de terre fraîchement remuée. Malgré ses yeux perçants de presbyte, pendant quelques minutes, M. Fraque ne distingua rien de plus. Debout au haut de la colline des Pauvres, appuyé d’une main sur sa canne, de l’autre se faisant en vain une espèce de porte-vue, il ne ramassait pas son chapeau qui venait de tomber, et un petit vent frais lui chassait à chaque instant dans la figure ses longues mèches blanches. Tout à coup, là-bas, là-bas, à l’arrière du corbillard, le soulèvement d’un petit nuage de poussière lui apprit que tout était fini. Et il sentit qu’on lui jetait de la terre, à pleines pelletées, sur cinquante années de sa vie disparues au fond d’un trou.