Aller au contenu

La Fin de Lucie Pellegrin/La Fin de Lucie Pellegrin/X

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 30-34).

X

— Merci, vous autres, dit Lucie Pellegrin après avoir bu. Maintenant, ça ira toujours jusqu’à la nuit.

Pour ne pas la fatiguer, elles parlèrent de se retirer. Elle s’y opposa, de ce ton à la fois suppliant et impérieux que prennent les enfants et les malades.

— Toi, Adèle, fais-les asseoir. Je vais pouvoir me lever, et nous boirons quelque chose. Nous allons bien nous amuser… Auparavant, laissez-moi me reposer, oh ! rien qu’un tout petit quart d’heure, là, avec Miss.

Et, quand elle se fut retournée du côté de la muraille :

— Il y a de quoi fumer sur la table ; je ne crains pas…

Elles allèrent pourtant ouvrir la fenêtre et se mettre sur le balcon. Mais là, ne songeant plus à rouler les cigarettes, elles commencèrent à chuchoter toutes à la fois :

— Elle est perdue, n’est-ce pas ? — Fait-elle pitié, la pauvre fille ! — Avez-vous vu son visage de papier mâché ? — Et ses yeux enfoncés dans des trous noirs ! — Et ses bras à travers lesquels on verrait le jour. — Moi, c’est sa voix crevée qui me faisait mal à entendre. — Si elle va à dimanche, c’est le bout du monde. — Dans ce sang qu’elle crachait, je n’ai pas bien regardé : il devait y avoir de petits morceaux de poumon.

Ici, l’autre Adèle se mit à raconter qu’à Nancy, vers quinze ans, ayant fait sa croissance tout d’un coup, elle avait manqué devenir phtisique, qu’on lui donnait de l’huile de foie de morue, que le docteur, pour l’ausculter, la faisait tousser et respirer fort, en appliquant l’oreille… Mais personne ne l’écoutait, et elle se tut. Les autres trouvaient Lucie Pellegrin bien mal soignée ; tout à l’heure elle pouvait mourir sans que personne fût là pour lui donner seulement à boire. Et elle aurait pu même être volée : qui donc l’avait ainsi lâchée, toute seule, sans se donner la peine de refermer les portes ? Puis, elles revenaient au sens dessus dessous de l’appartement, à ces cartons et à ces malles poussés au milieu, à cette couche de poussière sur les meubles. Elles ne regrettaient pourtant pas d’être montées : et elles ne manqueraient pas de remonter, le jour où tout serait fini, pour revoir Lucie Pellegrin morte sur son lit. Mais aujourd’hui, il se faisait tard, et chacune alors se souvint à propos de quelque chose : une avait à aller recoudre sa robe pour sortir le soir, une autre à passer chez le coiffeur, une autre chez la blanchisseuse ; la dernière attendait une visite, chez elle, avant cinq heures.

— Bon, fit tout à coup la grande Adèle penchée sur le balcon, voici madame Printemps qui trotte dans la rue… Hé ! pstt… Nous allons pouvoir partir. Pstt, pstt…

Madame Printemps, relevant son grand nez, aperçut les quatre femmes, qui, du balcon, lui faisaient signe de monter vite.

La petite vieille fut tout de suite là, avec son inséparable cabas noir plein de choses mystérieuses, plus qu’essoufflée d’avoir, malgré l’asthme, grimpé l’escalier quatre à quatre. Mais ses courtes jambes semblaient ne pouvoir se reposer que dans le mouvement ; et elle se démenait, répondant à l’une, parlant à l’autre, familière et maternelle avec toutes.

— Elle voulait sa tisane. Mais je ne puis toujours être là, Adèle…

Elle haussait les épaules, dandinant avec complaisance sa taille de fillette ridiculement mince.

— Vous, Marie, vous avez eu de la complaisance de tenir la cuvette à madame.

Et elle riait, laissant voir deux dernières dents jaunes.

— En voilà une qui donne du tintoin à la pauvre maman Printemps ! Elle s’écoute, mes belles, il faut voir ça : des exigences, des fantaisies… Et, s’il vous plaît, elle est malade… comme moi.

Madame Printemps avait le teint rose. Front, joues, nez, menton, oreilles, tout était badigeonné d’un rose acre que décrépissaient d’innombrables bourgeons à duvet pâle, vernis de sève comme ceux d’une jeune vigne en avril. Ses cheveux carottes, emmêlés de cheveux gris, lui faisaient de chaque côté un petit paquet hérissé, au bout de la patte d’oie des tempes. Mais avec ses bourgeons et ses rides, elle restait jeune, étrangement jeune de jeunesse éventée, comme un de ces vieux flacons d’essence empestant d’autant plus le rance, qu’ils sentent encore vaguement la violette.

— Maman Printemps, dit la grande Adèle, sans qu’elle entende, nous voudrions filer.

— Vous lui direz que nous reviendrons, ajouta l’autre Adèle.

Sur la pointe des pieds, madame Printemps se glissa du balcon dans la chambre, et revint leur ouvrir une fenêtre du salon. Une grande émotion la rendait plus rose encore, et tous ses bourgeons semblaient avoir poussé.

— Plus de candélabres, s’écriait-elle, voyez, plus de candélabres !

Elle avait couru à la cheminée, et passait les mains, ses mains rouges, sur le velours de la tablette.

— Ils étaient en bronze doré d’au moins cent écus la paire… Quelque créancier sera encore venu se payer… L’autre jour M. Roger, le tapissier, voulant, disait-il, un à-compte, a déjà emporté la pendule.

Chacune écarquillait les yeux.

— Pas possible !

— Regardez pourtant ce que c’est, dit l’autre Adèle ; si nous étions parties et que l’on eût dit ensuite que c’est nous…

Et, de nouveau, elles parlaient toutes à la fois.