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La Fin de Lucie Pellegrin/La Fin de Lucie Pellegrin/XI

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G. Charpentier (p. 35-37).

XI

Elles n’en revenaient pas : une Lucie Pellegrin avait des dettes ! La fortune, à laquelle chacune encore espérait vaguement parvenir, restait jusque-là, dans leur idée, une chose suprême, élevée, importante, solide et définitive, qui ne se dérobait plus sous les pieds, une fois qu’on s’était hissé sur elle. Tout à coup, un violent coup de sonnette les fit tressaillir. Miss, du lit de Lucie Pellegrin, aboya.

C’était à la porte de l’appartement. Quelqu’un sonnait et resonnait, à tour de bras, à arracher le cordon. Elles regardèrent toutes madame Printemps avec la même pensée dans les yeux :

— C’est encore un créancier !

— Les créanciers ne sonnent pas si fort, dit madame Printemps ; non, ça c’est plutôt quelque proche parent.

Et, comme on carillonnait de plus belle :

— C’est au moins sa tante, la blanchisseuse de Puteaux, chez qui le petit est en nourrice… Ne bougez pas, vous autres, je vais la faire entrer par le cabinet de toilette.

Et, repoussant derrière elle la porte du salon, elle courut ouvrir. Les deux Adèle, Héloïse et Marie la frisée tendaient l’oreille.

C’était bien la tante, la blanchisseuse. À travers la cloison, elles l’entendirent passer très vite, faisant crier le parquet sous ses gros souliers. Elle devait tenir par la main l’enfant de Lucie Pellegrin, dont elles entendaient aussi trottiner les petits pieds. Et elles ne perdaient pas un mot de ce que cette femme criait de sa voix d’homme enrouée dans les engueulades de lavoir public.

Vite, elle était pressée ! Personne en bas, dans la rue, ne lui gardait son cheval et sa charrette pleine de linge. Il lui fallait de l’argent, tout de suite de l’argent. Le petit marchait nu-pieds, n’avait rien à se mettre ; le petit avait grandi ; le petit déchirait tout. Les manches de son veston lui restaient au coude, et sa culotte trouée laissait tout voir. C’était une abomination que sa sans cœur de mère ne s’en souciât pas davantage. Elle ne voulait pas s’en charger, elle. Il mangeait comme un ogre, il était mauvais comme une gale, il mordait. Elle n’avait pas rapporté les rideaux, ni les chemises brodées. Elle allait emporter tout de même le linge sale ; et elle ne rendrait rien jusqu’à ce qu’on lui eût donné une somme « conséquente » pour élever le « gosse ». Elle savait bien qui était en train de bourrer les malles, elle voyait bien que tout filait, un beau jour la place serait nette ; alors, de plus, on se moquerait d’elle, la bonne bête, à qui il ne reviendrait jamais que le morveux pour héritage…

Lucie Pellegrin ne répondait rien. On ne l’entendait même pas remuer.

Miss avait dû se rendormir.

Et « le gosse », de ses petites mains battait doucement du tambour contre le palissandre du lit.