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La Fin de Lucie Pellegrin/Les Femmes du père Lefèvre/Texte entier

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G. Charpentier (p. 149-224).

LES FEMMES

DU

PÈRE LEFÈVRE

J’ai perdu à faire mon droit dans une faculté de province quatre années de ma vie, les quatre années qui ont immédiatement suivi ma sortie du collège. Il me reste pourtant comme résultats de cette époque : 1o une thèse, que je n’ai pas faite tout seul, mais en tête de laquelle j’eus la franchise et le bon goût de mettre comme épigraphe le fameux « Que sçai-je ? » de Montaigne ; 2o un diplôme de licencié en droit dont je n’aurai jamais que faire, le moindre clerc d’huissier connaissant mieux son Code que moi ; 3o enfin, Les femmes du père Lefèvre, un souvenir qui s’est éveillé et dont j’ai tiré une nouvelle longtemps après, en 1877. Ici, je n’ai rien inventé. Et je me surprends à être un peu fier d’avoir pu, dans cette sorte de poème naturaliste en trois chants, faire revivre un milieu très particulier traversé par un souffle de jeunesse et de folie.


I

— Je coupe ! fit Mauve, de Toulon, de sa bonne grosse voix provençale. Atout du roi ! et passe ma couleur : trois carreaux maîtres par roi et dame ! Ça fait la partie, pauvre Polaque, la troisième et dernière…

Et, dans son contentement d’avoir gagné le Polonais Ladislaski, « un rude », le gros poing de Mauve, de Toulon, s’abattit sur le tapis vert. Les levées déjà jouées, l’écart, le talon et la tourne, en sautèrent en l’air ; la table de marbre, le parquet, les vitres frémirent. Puis, se tournant vers le patron du café des Quatre-Billards, tête blanche et vénérable, qui attendait le résultat de ce duel à l’écarté avec une patience profonde, mêlée de résignation et de mélancolie :

— Monsieur Brun, lui cria d’une voix de stentor Mauve, de Toulon, effacez-moi mes trente francs de consommations… je les passe au Polaque !

Le Polaque, lui, n’avait pas abattu son jeu.

Doucement ! fit-il, quand l’adversaire eut poussé son chant de triomphe.

Un sourire froid découvrait ses longues dents blanches de jeune loup septentrional.

— Moi, avec ce petit carte, je coupe à carreau… passe pique, et pique… Gagné !

Et, jetant loin une des deux fiches rouges, plantées devant Mauve dans la bordure du tapis vert :

— L’autre, elle tremble !… Monsieur le cafetier, Ladislaski n’a pas encore attrapé la culotte.

Les yeux hors de la tête, Mauve, de Toulon, redonnait déjà. L’écarté recommença. Et elle était là, tout autour, la « culotte », encombrant la salle du « Divan » déserte de consommateurs, répandue sur les tables, sur les tabourets, à terre. Des amoncellements de soucoupes entassées indiquant les bocks bus, atteignaient la glace de la cheminée. Sur la large tablette de marbre, se pressaient des bouteilles vides de toutes espèces de forme : absinthe, vermouth, curaçao, anisette, bitter, Madère, chartreuse, rhum de la Jamaïque, crème de cacao, liqueur d’Or. D’innombrables faisceaux de petites cuillères plongées dans des verres, signifiaient les cafés. Des piles de corbeilles vides représentaient les cigares et les « tabacs ». Et, sur un tableau noir, des colonnes de chiffres à la craie marquaient « les heures de billard ». Pendant que le Polaque faisait descendre la seconde fiche rouge, en plantait trois à son tour, de dix francs chacune, le cafetier, aidé d’un garçon, établissait le compte général. La culotte, ce soir-là, montait à deux cent dix-sept francs.

— Trente francs passés par moi et trente que tu avais, dit alors le Polaque, font soixante… Il me reste cent cinquante-sept francs. En jouons-nous vingt à la fois ?

— Soit ! répondit Mauve, de Toulon.

Et les adversaires, qui à eux deux n’avaient sans doute pas bu, fumé, joué au billard pour deux cent dix-sept francs, reprirent fiévreusement les cartes. Il était onze heures du soir. Dans la première salle, celle des « Momies », quatre bourgeois de la ville, leur domino terminé, se levaient, mettaient leurs pardessus.

— Bonsoir, Madame Brun, fit le premier en passant devant le comptoir : un banquier, retiré des affaires, chauve, qui entretenait la première chanteuse du théâtre.

— Madame Brun, bonsoir, répétèrent à leur tour les trois autres : un grand juif crasseux à tête d’oiseau, un huissier, et un chemisier-bonnetier-gantier, malignement surnommé « le duc de la Rochefauxcols » à cause de sa prestance, de ses superbes favoris poivre et sel, de ses prétentions de vieux beau.

— Bonsoir, Messieurs. À demain ! leur répondit madame Brun, en réprimant un bâillement.

Et, tout de suite :

— François, éteignez et fermez…

Puis, son bougeoir allumé à la main, elle parut sur le seuil du « Divan ».

— Tu ne montes pas ?

— Non, ma chère, bonsoir, lui répondit à demi voix M. Brun. Tout est-il bien fermé ?… Tu peux renvoyer François…

Et le père Brun embrassa doucement sa femme sur le front, en répétant : « Bonsoir ! » Puis, par économie, il vint lui-même baisser à demi le dernier bec allumé au Divan. Maintenant, Mauve, de Toulon, et le Polaque jouaient la culotte dans l’ombre. Plus que le froissement des cartes, et des mots brefs, saccadés : « J’écarte ! — Combien ? — Le roi ! — Le point ! — La vole ! » Debout à côté, impassible, le cafetier attendait. Autour d’eux, la ville déjà close, verrouillée, éteinte et endormie, mettait le silence d’un tombeau.

Elle était très ancienne, la ville ! Quelques centaines d’années avant Jésus-Christ, lors de l’invasion romaine, un consul célèbre l’avait, dit-on, fondée. Elle avait dû jouer un rôle au moyen âge, capitale de province lorsque chaque province était un royaume, séjour préféré de hauts seigneurs, plus puissants que le roy, ducs et comtes, ceux-ci pendards et voleurs, ceux-là bons diables et policés : la statue du plus populaire de ces derniers embellissait encore une fontaine. Puis, elle avait eu l’honneur de soutenir un siège contre le duc d’Épernon. Puis, la féodalité décapitée par le cardinal Richelieu, elle était restée, jusqu’à la Révolution, ville de Parlement et de noblesse de robe. Mais, depuis 89, elle était descendue au rang de simple sous-préfecture. Sa voisine à quelques lieues de là, prospère et populeuse, devenue le chef-lieu, et une des grandes villes de France, semblait avoir eu la sollicitude d’accaparer le commerce et l’industrie de la région, toute la fièvre et le vacarme de la vie moderne, pour la laisser, elle, à ses souvenirs et à ses regrets, au calme, au recueillement, au rêve éveillé du passé, à un demi-sommeil plein de majesté et de mélancolie. Son antique splendeur lui valait pourtant d’avoir conservé deux fleurons : une Cour d’appel et une Faculté de droit. Celle-ci, pépinière de magistrats et d’avocats, mettait neuf mois de l’année dans la ville deux ou trois cents jeunes gens d’un peu partout. Mauve, de Toulon, et le Polaque étaient l’un et l’autre étudiants en droit ! Au milieu du silence nocturne et du repos de l’antique ville d’études, ils continuaient leur jeu acharné. Après une longue intermittence, pendant laquelle ils ne s’étaient rien fait, la veine, une veine foudroyante, se déclara en faveur du Polaque. Cinq fiches, plantées coup sur coup ! Cinq parties, de vingt francs, gagnées en rien de temps ! Mauve, de Toulon, suait à grosses gouttes. Minuit sonnèrent sur ces entrefaites. Et tout à coup, un coq chanta.

— Ka ! kara ! ka !… ka ! kara ! ka !

Perçant, rauque, crevant le silence de la nuit, et, là encore, tout près, dans la rue, tout contre les fenêtres du café, on eût dit le « ka ! kara ! ka ! » d’un vrai coq. Ni les joueurs, ni le cafetier, ne sourcillèrent, en gens qui n’éprouvaient aucune surprise. Et, aussitôt, de formidables éclats de rire retentirent. Toute une bande, sur le trottoir, arrivait, piétinait. Une vingtaine de braillards entonnaient un chœur burlesque. D’autres imitaient de nouveau le chant du coq, puis, le miaulement du chat, le cri du chacal, toute sorte de hurlements. De grands coups de poing et de grands coups de pieds ébranlèrent les volets du « Divan » hermétiquement fermés. Le cafetier, qui tournait le dos aux fenêtres, ne se retourna même pas.

— Tiens ! fit seulement Mauve, de Toulon, en battant les cartes ; déjà les Coqs !

Et le Polaque, de son côté :

— Les Coqs !… mais ce ne sont pas des nôtres : ils demanderaient à entrer…

— La bande avait dépassé le « Divan », et tourné le coin de la rue. On les entendait encore chanter du côté des « Momies », à tue-tête. Ils devaient être maintenant en face, sur le Mail, mais du côté du nord, devant le rival des Quatre-Billards : le café Durand, dont ils attaquaient les portes à coups de canne et à coups de pierre. « Coqs !… Coqs !… Coqs !… », s’appelaient-ils les uns les autres. À ce cri de ralliement répondit, de très loin, une autre bande de braillards nocturnes, beaucoup plus nombreuse, qui vint aussitôt sur le Mail fusionner avec la première. Cris, chants, aboiements redoublèrent. Puis, pendant quelques secondes, comme si le Mail était devenu désert, il y eut un grand silence, puis, tout à coup, un vacarme énorme, épouvantable et bizarre : quelque chose comme plusieurs plaques de tôle s’écroulant d’un troisième étage, au milieu d’une chute de gros plâtras et d’un bruit de poterie et de vaisselle cassée. C’était à croire que la statue du « bon grand homme » local venait d’être précipitée de son piédestal et brisée comme du verre. Et des applaudissements ! et des rires ! et des hymnes de triomphe !… Enfin, peu à peu, les tapageurs s’éloignèrent, quittèrent le Mail. Ils durent se subdiviser en plusieurs groupes qui, chacun de leur côté, s’enfoncèrent dans la ville. Quelque temps encore, des cris lointains, affaiblis, arrivèrent. Puis, tout rentra dans le silence. On n’entendait plus, du « Divan », que les pas mesurés et ralentis, de deux sergents de ville faisant leur ronde sur le trottoir, doucement, paisiblement.

Le bruit de pas s’effaça aussi. De nouveau, le Polaque et Mauve jouaient au milieu d’un grand calme. À peine si le murmure lointain d’un filet d’eau tombant dans la vasque d’une fontaine, arrivait de temps en temps, imperceptible. Ce silence et cette paix auraient fait croire que « le Divan », vaste, mal éclairé par un faible et unique bec de gaz, les angles noirs d’ombre, le plafond et les murs paraissant reculés, n’était que la chambre de veille de quelque cimetière, où deux gardiens jouaient aux cartes pour se tenir éveillés ; tandis qu’un troisième gardien, le cafetier, avait fini par aller s’étendre sur le banc rembourré du fond, où il sommeillait près de la culotte, à côté d’un monceau de chopes bues et de bouteilles vides. Et la ville elle-même, si léthargiquement engourdie, ou si accoutumée aux vacarmes nocturnes que celui de tantôt n’avait fait s’entre-bâiller aucune fenêtre, n’était-elle pas maintenant une nécropole, où dormaient ensemble la ville romaine, la ville féodale et la ville parlementaire, trois mortes ?

Tout à coup, sous les volets, se glissa une sorte de plainte lugubre. Une voix traînarde et glapissante gémissait avec un gros accent méridional : « Il est… t’une heure… e et demi… eee. » Le « crieur de nuit ! » On ne l’avait pas entendu venir avec ses chaussures de corde. Il marchait très vite, ayant chaque fois toute la ville à parcourir. Une demi-minute de silence. Puis, de nouveau, mais déjà loin et plus lugubrement encore : « Il est… t’une heure… e et demi… eee. »

À un léger ronflement du cafetier, Mauve, de Toulon, retourna la tête. Le Polaque lui passait sept parties, avait maintenant quatre points de la dernière.

— Quel embêtement ! chuchotta Mauve, de Toulon ; quand il veille à la place du garçon, le père Brun veut de l’argent… J’ai bien quarante sous !

Le Polaque tourna le roi. Et, imperturbablement :

— Je te passe cent quatre-vingt-sept francs… Moi, il me reste dix sous, pour du tabac, demain matin.

Le pauvre Mauve, de Toulon, le bras déjà levé pour défoncer le tapis vert du coup de poing du désespoir, se retint. Une idée ! Chut ! Une bonne farce à faire au cafetier endormi ! Elle serait bien un peu raide par exemple, celle-là. Bast ! deux jours seulement sans remettre les pieds au café, et le cafetier aurait le temps de se calmer. Un si bon homme, d’ailleurs, ce « père Brun » avec sa tête vénérable ! Un grognon à la vérité, tannant les derniers jours du mois, marquant à la fourchette sur les comptes : à part cela, un père pour sa clientèle.

— Polaque, un crayon ?

Un crayon, oui ! le Polaque avait un crayon à lui prêter. Déjà, Mauve, de Toulon, quelques mots écrits, et le bout de papier bien en vue, au milieu d’une table, retenu par un pyrophore, se levait sans bruit avec le Polaque. Au Divan, le père Brun dormait toujours de son beau sommeil, tandis que les deux étudiants, étouffant leurs pas, se tenant les côtes pour ne pas éclater de rire, étaient déjà au fond des Momies. Plus que l’espagnolette d’une petite porte à soulever avec précaution ; puis, dans quelques minutes, quand on aurait rejoint la bande, on aurait la joie de raconter cette fuite aux Coqs, à ceux des Quatre-Billards, aux vrais. Soudain Mauve tressaillit et son visage prit une expression attrapée. On frappait de nouveau contre les volets du Divan, cette fois à petits coups, contenus et discrets, mais pressants.

— Ouvrez, c’est nous… — Ouvrez donc, garçon… — Tu nous reconnais bien, François… des bocks ! murmurait-on au dehors.

M. Brun réveillé, mais indécis, s’étirait les bras. Mauve, rentré précipitamment dans la salle, avait fait disparaître le papier laissé sous un pyrophore.

— Il est trop tard ! répondit enfin le cafetier.

Plusieurs voix parlementèrent à la fois :

— Non, monsieur Brun, il n’est pas trop tard !

— Ouvrez tout de même, mon bon monsieur Brun.

— Nous ne ferons pas de bruit… Nous serons bien sages… Le temps seulement d’avaler quelques bocks !

Le cafetier hésitait encore.

— Nous sommes avec M. Lefèvre, ajouta une voix.

Alors le cafetier alla entr’ouvrir la porte.

Ces messieurs s’asseyaient. Le grand Jéror, d’Alger, n’eut qu’à lever les bras, et donna plus de gaz.

— De la bière pour les Coqs, commanda Courcier, de Paris.

Le cafetier les compta. Ils étaient entrés dix-neuf ; plus Mauve et le Polaque.

— Alors vingt et un bocks, et sans faux-col… dit un Égyptien, à cheveux frisottants, au teint olivâtre.

— Non, vingt : fit alors M. Lefèvre. Moi, je préfère un perroquet.

Et, s’installant le plus commodément sur le divan, un tabouret aux pieds, il sortit sa tabatière, huma longuement une prise. Puis, il assujettit bien ses lunettes, et se passa plusieurs fois les mains sur sa grosse barbiche, pointue et grisonnante. Il avait le nez fort, vers le bout un peu crochu, et très rouge. Une vieille redingote grise, râpée, luisante, mais brossée avec soin et militairement boutonnée. Peut-être cinquante ans, l’âge d’être le père de ces jeunes gens.

— Lefèvre, demain après-midi, il me faut Selika, toute sellée.

— Ce soir, vers sept heures, en rasant les murailles, le chapeau sur les yeux, où donc allais-tu, Coq Lefèvre ?

— Combien prenais-tu d’absinthes par jour, en Afrique, quand tu étais maréchal-des-logis, Lefèvre ?

— Penses-tu qu’en dix de tes leçons, professeur Lefèvre, j’aurai assez d’assiette pour sortir ?

Dix de ses leçons d’équitation, vrai Dieu ! suffisaient ; mais pourquoi ne pas en prendre vingt ?… L’Afrique, sacrebleu ! un beau pays où l’absinthe se boit comme de l’eau !… Les raseurs de murailles, nom de nom ! il y a apparence, ne veulent pas être reconnus… Selika serait sellée à l’heure dite, si on lui promettait de ne pas la surmener comme l’autre fois, foutre ! et de payer d’avance…

Il répondait ainsi à tous, ex-sous-officier par sa barbiche et ses jurons, professeur par ses lunettes, loueur de chevaux en même temps, avec certaines allures de maquignon, et « vieux Coq » lui aussi, par là-dessus, c’est-à-dire : viveur, joueur, mauvaise tête, noctambule, tapageur, décrocheur d’enseignes, arracheur de cordons de sonnettes, à tu et à toi avec tous ces jeunes échappés de collège, qui, exploités par lui, mais le trouvant quand même sympathique, se plaisaient à former une sorte d’état-major autour de sa prestance militaire.

Il était au grand complet, cette nuit-là, l’état-major de M. Lefèvre : cinq Corses ; trois Égyptiens ; Jéror, d’Alger ; Mengar, de l’Île-Bourbon ; Courcier, de Paris, qui portait toujours des bottes molles ; les deux Jouvin, de Marseille ; les deux Bernard, du Var ; et Conil, d’Avignon ; et Rocca, de Nice ; enfin deux Bas-Alpins, avec Mauve, de Toulon, et le Polaque. Le Divan s’emplissait de vacarme et de fumée. Des mains alourdies par un commencement d’ivresse, reposaient leur chope sur le marbre des tables, très fort. Un verre même se brisa. Tout le monde parlait à la fois :

— C’est encore Mauve qui a la culotte.

— L’autre soir, mes enfants, quelle cuite !

— Des bocks, père Brun, des rebocks…

— Anatole a mangé l’argent de son inscription.

— Plus que onze jours pour culotter mon quatrième…

— Quelle ville ! on s’y embête ! Pas de distractions !

— Le théâtre plus détestable encore que l’année dernière… Rien que le drame !… Ah ! si la ville avait voulu donner une subvention…

— Sans la musique militaire jouant le jeudi et le dimanche, que deviendrait-on ?

Mais, par dessus tout, on parlait femmes.

Ah ! oui, les femmes, n’est-ce pas ?… les femmes… ! Tous voulaient dire leur mot sur les femmes, s’efforçant d’accaparer l’attention, élevant la voix, se haussant sur leurs ergots, avec des secouements de tête de jeunes cops, se criant l’un à l’autre leurs exploits. C’était surtout ce vieux coq étonnant de Lefèvre qui en savait long sur les femmes d’Afrique : Espagnoles d’Alger, Maltaises, Juives et Mauresques. Tandis que le grand Jéror et Courcier, les seuls qui connussent Paris, faisaient du quartier latin un Eldorado et divinisaient les femmes de Bullier. Le nonchalant Mengar, accoudé, affaissé sur la table, ses longs cheveux rejetés en arrière, des flocons de fumée de son énorme pipe évoquait pour lui seul quelque créole de quinze ans, fille précoce aux sens de feu, yeux aux longs cils, peau d’ambre et taille de roseau. Eux-mêmes, les plus brutaux et les plus grossiers : les Corses avec des cris gutturaux et des gestes menaçants, le Conil, d’Avignon, avec la bêtise de son rire fendu jusqu’aux oreilles, les Jouvin, de Marseille, avec leur fadeur pommée de gommeux, les deux Bas-Alpins, avec leur sournoiserie paysanne, parlaient de leurs bonnes fortunes. De temps en temps les lèvres minces du Polaque s’entr’ouvraient, elles aussi, pour placer froidement un mot obscène. Seuls, les trois Égyptiens, conservant leur réserve d’Orientaux, n’ouvraient pas la bouche ; mais des regards luisants faisaient briller à chaque instant leurs beaux yeux de gazelle. Tout à coup, ce fut un coup de poing énorme à assommer un bœuf, qui fit danser la table de marbre, trembler les vitres, s’entre-choquer les verres, et rouler à terre deux bouteilles vides ; puis, une voix de tonnerre, la voix de Mauve, de Toulon, domina les autres :

— Coqs, tas de Coqs, vous n’êtes que des blagueurs ! vous me faites l’effet, tous, d’être des Coqs sans poules !

Une triple salve de bravos retentit. Surexcité, Mauve, de Toulon, se leva debout, et continua :

— Des Coqs sans poules, entendez-vous bien ! ce n’est pas qu’il n’y en ait dans la ville et dans le faubourg, des poules et des poulettes, tendres de duvet, appétissantes de croupion… mais vous savez qu’elles ne sont pas pour vos becs !… À l’heure qu’il est, toutes, au fond du poulailler paternel… sur les perchoirs de l’Honneur, de la Régularité… elles dorment depuis longtemps ; et si quelqu’une d’elles est en train de rêver amoureusement, ce n’est d’aucun de nous, Coqs mes amis, mais de quelque oison du pays, artisan ou calicot, moins conquérant d’allures, plus humble de crête, mais discret et épouseur…

Et, vidant là-dessus un autre bock, d’un seul trait, le Coq Mauve, de Toulon, caqueta longtemps encore. Ils n’étaient pas discrets, eux. Leur réputation était mauvaise. Franchement, lui qui leur parlait, sans être moins entreprenant qu’un autre, il ne comptait que des insuccès. Plus d’une lui avait avoué que la cause de sa vertu, c’était la certitude que, le lendemain, tout le Durand et les Quatre-Billards sauraient la chose, et la montreraient au doigt… Et tous pourraient en dire autant… Seraient-ils encore au Divan, à deux heures du matin, à brûler le gaz de M. Brun, s’ils avaient la moindre maîtresse… Mèneraient-ils l’abrutissante vie de café, les cartes à la main, du matin au soir… Et lui, tout le premier, Mauve, de Toulon, aurait-il attrapé une « culotte » de deux cent dix-sept francs, au grand déplaisir de M. Brun ?

— Oui, monsieur Brun ! s’adressa-t-il à brûle-pourpoint au cafetier, marquez-moi mes deux cent dix-sept francs : je n’ai que quarante sous en poche.

Ce fut un moment de confusion et de tumulte. Le cafetier se fâchait tout rouge. Les Coqs hurlaient de joie, se tordaient de rire. Mauve, de Toulon, triomphait. Puis, un peu d’argent comptant apaisa le père Brun. Les trois ou quatre le plus en fonds, se cotisèrent, firent apporter de nouveaux bocks, payèrent l’absinthe du père Lefèvre. Le cafetier tout à fait radouci, trinqua avec ses clients. On était maintenant en famille. La conversation devenait intime, expansive, confidentielle : on eût dit qu’il n’était que neuf heures du soir. Ces jeunes gens devenus tous des amis d’enfance, avaient une longue soirée devant eux pour se raconter leurs petites affaires, analyser leurs impressions, combiner des projets ! C’est alors que, par une sorte de génération spontanée, vint au monde, l’idée d’un bal à organiser pour la Mi-carême… Beaucoup de témoins oculaires, aujourd’hui conseillers, notaires, avoués, propriétaires, juges de paix, sous-préfets, subsistent encore. Aucun ne pourrait dire qui eut le premier l’idée mémorable : le grand Jéror, d’Alger, ou Courcier, de Paris ?… Conil, d’Avignon, peut-être !… Peut-être se dégagea-t-elle, l’idée, toute séduisante, d’un flocon de fumée de la pipe de Mengar, le créole !… Ce qu’il y a de certain, c’est que l’idée sourit tout de suite à tous, et fut adoptée avec enthousiasme… Pourquoi pas ? le carnaval s’était vraiment passé trop triste… Les Coqs ne pouvaient devenir comme cela « momies » avant l’âge ; il fallait au moins lutter !… Oui, le jeudi de la Mi-carême, dans onze jours : largement le temps d’organiser tout, d’obtenir l’autorisation du maire, de réunir des souscriptions pour les frais généraux… La salle ? eh ! mon Dieu ! comme le bal ne commencerait qu’après minuit, le père Brun l’offrait lui-même, et pour rien ; on le défrayerait seulement de son gaz : une soixantaine de francs ! les soupers et consommations devant se régler comptant… L’orchestre ? ce n’était pas une difficulté : d’abord, fit observer un Bas-Alpin, on pouvait parfaitement s’en passer : Rocca de Nice, qui louait un piano au mois, prêterait son talent et son Pleyel ; d’ailleurs, ajoutait l’aîné des Jouvin, n’avait-on pas l’orchestre du café-concert ! pour quelques bocks et une pièce de quarante sous par tête, ces quatre pauvres diables de musiciens du « beuglant » racleraient toute la nuit des quadrilles…

— Et les femmes ? s’écria tout à coup Mauve, de Toulon… Vous n’oubliez qu’un détail, Coqs organisateurs… Où trouverons-nous des femmes ?

Les visages s’allongèrent. Il y eut une minute de consternation silencieuse. Puis, Mengar, le créole, à demi-voix, comme au sortir d’un rêve :

— S’il est question d’un bal, il faudrait, en effet, quelques femmes…

Comment trouver quelques femmes ?… Les ouvrières et grisettes de la ville ? Il n’en viendrait que si on les invitait avec leurs cousins ou leurs frères. Autant ne pas donner de bal !… Il y avait bien la troupe théâtrale. Mais la jeune première, collée à un banquier retiré des affaires, ne viendrait sans doute pas ; l’ingénue était sur le point d’accoucher ; la première soubrette détestait les étudiants qui l’avaient sifflée à ses débuts ; restait la mère noble et un ou deux bouche-trous, affreusement laides, qu’on aurait peut-être. Mais ce n’était vraiment pas assez pour la consommation de deux cent cinquante Coqs. Il fallait donc renoncer à l’idée alléchante du bal. Trois heures du matin, maintenant ! il ne restait qu’une chose à faire : se retirer enfin chacun dans sa chambre garnie froide, se fourrer dans son lit solitaire et s’endormir sur un paragraphe de « Mourlon », pour se lever à midi le lendemain, déjeuner et recommencer à jouer la culotte. Plusieurs remettaient déjà leur pardessus avec découragement.

— Est-ce que je ne suis pas là, moi ! dit tout à coup M. Lefèvre avec bonhomie.

Et, se versant tranquillement de l’absinthe :

— Si vous voulez, papa Lefèvre vous en ira chercher, des femmes…

On le traita tout d’abord de vieux blagueur. Il ne lui manquait plus que de tenir cet article-là ! Fournisseur de femmes ! la bonne volonté, certes, pouvait ne pas lui manquer ; mais où se procurerait-il la marchandise ? Et il reçut même deux ou trois renfoncements dans les épaules. Mais lui, insensible aux voies de fait comme au lazzis de son état-major :

— Voyons ! mes enfants, soyons sérieux et soyons pratiques… Vous êtes, dites-vous, deux cent cinquante, en comptant ceux du Durand et des Quatre-Billards… Et vous parlez de mettre les souscriptions à deux francs… Ce n’est pas suffisant ! mettons les souscriptions à cent sous, payables d’avance… Quelle somme espérez-vous réunir ?

— Deux cent cinquante fois cinq francs, font douze cent cinquante francs, dit naïvement Conil, d’Avignon.

— Oui ! reprit Courcier, de Paris. Mais tous les étudiants ne sont pas des Coqs, et tous les Coqs ne donneront pas leurs cinq francs… Il faut tenir compte des non-valeurs…

Et, après une seconde de réflexion :

— Mais, cinq cents francs, nous nous faisons forts de les réunir…

— Bien !… cinq cents ?… Attendez, fit M. Lefèvre. Et il se prit le front entre les mains. Tout l’état-major était devenu grave. On eût entendu voler une mouche.

— J’y suis ! fit tout à coup M. Lefèvre du ton d’un Archimède venant de trouver une solution. Écoutez-moi…

Et il leur expliqua gravement que moyennant la somme de quatre cents francs, sacrebleu ! les cent autres francs étant réservés pour le gaz et les frais généraux, il se faisait fort, lui, Lefèvre, ex-maréchal-des-logis, actuellement professeur d’équitation, ami des Coqs, et Coq lui-même, oui ! il prenait l’engagement d’honneur de racoler, par des I moyens à lui connus, une trentaine de femmes, à M… la grande ville voisine, et de les amener, lui-même, à ses frais, pour leur bal de la Mi-Carême… En effet, M… n’était qu’à quelques francs, en seconde, par billet d’aller et retour… Trente femmes ! Eh ! qui sait ? peut-être trente-cinq ! Assurément, ce n’était pas énorme ; mais, avec ce noyau assuré, et ce qu’on pourrait trouver en ville… Il ne put continuer. Dans leur enthousiasme, les Coqs s’étaient jetés sur lui. Vingt bras le serraient à l’étouffer, et le portaient en triomphe.

— Vive le père Lefèvre !

II

Le jeudi d’avant la Mi-carême, de deux à quatre, sur le Mail, pendant la musique, une grande nouvelle se répandait parmi les Coqs. La chose se passait à peu près ainsi. Soit un groupe d’étudiants, plantés devant quelques grisettes de la ville qu’ils dévoraient des yeux, qu’ils frôlaient de temps en temps du coude, aux motifs les plus passionnés de la Traviata. Et l’aîné des deux Bernard, du Var, par exemple, venant à passer, prenait à part un de ces dilettanti :

— Arrive, toi… j’ai quelque chose à te dire.

Puis, l’ayant entraîné à l’écart, bien mystérieusement, toujours au son de la musique de Verdi :

— Tu ne sais pas, M. Lefèvre a pris ce matin le train de neuf heures…

— Ah ! bah !… avec les quatre cents francs ?

— Il en manquait bien une centaine, mais Courcier et Jéror, nos trésoriers, les ont avancés.

Alors, son camarade se frottant joyeusement les mains, l’aîné des Bernard ajoutait :

— Chut ! tu sais que cela ne doit pas sortir des Coqs…

Et celui qui venait d’apprendre la nouvelle se hâtait d’aller la colporter à son tour, à peu près dans les mêmes termes, avec la même importance et le même mystère.

Le lendemain vendredi, il y eut une affluence inusitée au cours de droit romain. D’ordinaire les cours de la Faculté n’étaient suivis que par huit ou dix élèves assidus, « les bûcheurs ». Ceux-ci, étudiants modèles, lauréats, consolation des professeurs et orgueil des familles, vivaient à part, étrangers aux Coqs, ne mettant jamais les pieds au café, n’ayant ni les défauts ni les qualités de leur âge. Deux ou trois fois par mois seulement, les jours où l’on présumait que le professeur ferait l’appel, le gros des étudiants se portait à la Faculté. Mais, pour ne pas risquer un zèle inutile, les Coqs attendaient en se promenant sur la place. Le professeur commençait-il par l’appel, du dedans, quelque bûcheur assis près de la fenêtre leur faisait signe, et, vite, les Coqs entraient, en procession, juste à temps pour répondre chacun : « présent ». Au contraire, le geste du bûcheur était-il négatif, ces messieurs, remettant à un autre jour cet acte de condescendance, reprenaient paisiblement le chemin du Durand et des Quatre-Billards. Négatif ou positif, d’ailleurs, ce geste était la seule relation de camaraderie qui existât de Coq à bûcheur.

Ce jour-là, le professeur de droit romain n’ayant pas jugé à propos de faire l’appel, en une minute, la place de la Faculté redevint déserte. Mais, vers le milieu du cours, pendant une docte interprétation d’un texte obscur de Papinien, quelle ne fut pas la stupéfaction des bûcheurs inclinés sur leur cahier de notes, et du maître dans sa chaire, et de l’appariteur lui-même, quand Courcier et Jéror, les deux trésoriers du bal, entrèrent dans la salle sur la pointe du pied. Graves, dignes, pénétrés de l’importance de leur mission, vêtus avec une certaine recherche sévère comme pour un jour d’examen, les deux Coqs, qui venaient de prendre le vermouth chez le Père Jacob, un petit débit de liqueurs tout à côté de l’École de droit, s’assirent modestement près de la porte. À la vérité, sans lâcher son stick-cravache, Courcier se mit à confectionner une cigarette avec lenteur et recueillement ; mais il avait dissimulé sous son pantalon ces éternelles bottes molles, que la ville entière était accoutumée à lui voir, partout et toujours, et qui, sur le Mail, à la musique, l’eussent fait prendre par un étranger pour quelque écuyer du cirque. Jéror, lui, en entrant, avait tiré un livre de sa poche pour y fourrer à la place le fameux béret rouge, qu’il portait depuis le soir où, à Paris, ses « convictions » lui avaient : fait siffler Henriette Maréchal à côté de « l’illustre Pipe-en-Bois ». Et, jusqu’à la fin du cours, il lut avec une attention profonde les Demoiselles de magasin de Paul de Kock.

Malgré ces efforts de tenue et ces frais de toilette, à la sortie du cours, la délicate négociation entreprise par Jéror, d’Alger, et Courcier, de Paris, échoua. Les deux trésoriers du bal eurent beau s’attacher au talon des bûcheurs sur la place de la Faculté, et dans les rues voisines. Appels à l’esprit de corps, protestations de camaraderie, familiarité chaleureuse, essais de tutoiement, rien n’entama la carapace glacée de ces jeunes hommes sérieux. Ah bien, oui ! comme s’ils allaient donner leurs cinq francs pour un bal, eux, lorsqu’avec cinq francs on pouvait acheter un volume de Demolombe. Qu’est-ce que ça leur faisait, à eux, que le cafetier des Quatre-Billards offrît la salle et que le père Lefèvre fût déjà parti ? Leurs yeux rétrécis restaient un moment ronds et fixes, à ces échos d’un monde qui n’était pas le leur. Même, un petit rire intérieur soulevait imperceptiblement leur lèvre, à l’idée qu’ils iraient au bal, eux aussi, plus tard, dans les salons officiels, lorsqu’ils pourraient s’offrir le luxe d’un habit, si toutefois cela pouvait servir à leur avancement dans la carrière. Puis, brusquement, ils s’éloignaient, ceux-ci avec un effarement gauche, ceux-là avec une carrure ironique, et rentraient vite chez eux pour rédiger leurs notes de cours avec des souvenirs frais.

— Quels crétins que tous ces bûcheurs ! s’écria Courcier, de Paris, en se retrouvant seul avec Jéror, d’Alger.

— Nom de Dieu ! soupira celui-ci.

Si tout n’était pas rose dans les délicates fonctions dont Jéror et Courcier avaient eu le dévouement de se charger, un grand contentement secret commençait à percer chez les Coqs. Dans des coins du Divan, c’étaient des colloques à voix basse, avec de petits rires contenus, des frottements de mains joyeux qui se terminaient par un doigt mystérieusement appuyé sur les lèvres. Ceux qui se rencontraient sur le Mail, se coulaient du coin de l’œil un regard d’intelligence ; certains se touchaient la main en affiliés, avec des rotations de tête circulaires, pour guetter.

Malgré ces velléités de mystère, la grande nouvelle transpirait peu à peu dans la ville. Déjà, depuis deux jours, on avait remarqué les allées et venues des deux trésoriers-organisateurs, pénétrant à chaque instant aux Momies des Quatre-Billards, et dans la salle des officiers du Durand, prenant à part des civils et des militaires, déployant jusque sur les billards d’immenses feuilles de papier barbouillées de signatures. Des piliers de café, des bavards de l’absinthe, des ruines du domino et du piquet, le secret des Coqs montait déjà dans les nombreux cercles de la ville, commençait à traîner chez les trois ou quatre coiffeurs du Mail et sur le comptoir des bureaux de tabac, parmi les boîtes de cigares tout ouvertes. Bientôt même, par des infiltrations curieuses, la rumeur pénétra dans des sphères lointaines. Un maître d’études du collège ne sautait-il pas toutes les nuits par dessus le mur de la cour, pour aller jouer au baccarat dans des chambres d’étudiant : avec lui, deux de ses collègues et plusieurs rhétoriciens souscrivirent. Enfin, dès le dimanche suivant, à la musique, le gros de la population, ne sachant rien de précis encore, regardait instinctivement les Coqs avec des yeux inquiets.

Elle était toujours sur le qui-vive, la population. L’hiver dernier encore, n’y avait-il pas eu la mauvaise farce des bombes. Tout à coup, vers les deux heures du matin, la ville entière, plongée dans le doux anéantissement du premier sommeil, ne s’était-elle pas réveillée en sursaut. Boum ! Boum ! Boum ! Ô vacarme et épouvantement ! Boum ! Boum ! Ô cauchemar ! le duc d’Épernon revenait-il bombarder la ville, cette fois avec de l’artillerie Krupp ! Et les vitres de trembler, et la bobèche de valser de peur autour du bougeoir éteint. Des dormeurs solitaires se trouvèrent tout à coup assis au milieu de leur lit ; d’autres, enfouis sous les draps avec leur casquamèche. Tandis que des couples légitimes se cognèrent le front, en s’embrassant d’effroi. Puis, quelques minutes de silence. Et, au moment où la ville se rendormait, un nouveau bombardement, cette fois plus lent, plus calme, à détonations régulièrement espacées prolongeant leur déchirement lugubre dans la nuit. Pour le coup la ville se réveilla tout à fait : çà et là des lampes s’allumèrent ; des fenêtres s’ouvrirent dans toutes les rues ; des têtes hargneuses emmaillotées de foulards et de coiffes de nuit, bravèrent la bise glacée ; des yeux encore gonflés interrogèrent les ténèbres. Mais rien ! ni ombre rasant les murs, ni bruits de pas étouffés ; ni même un éclat de rire sortant de l’abri de quelque porte cochère. Seules, quelques servantes du « quartier des Nobles », où les détonations semblaient plus fréquentes qu’ailleurs, prétendirent le lendemain, tout en remplissant leur cruche à la fontaine du Bon-Grand-Homme local, qu’elles avaient entendu les signaux stridents d’un sifflet, et deviné la lueur d’une lanterne sourde. Quoi qu’il en fût, la ville entière ne s’était pas méprise un instant sur le compte de la main invisible qui lui avait ainsi troublé son sommeil.

— Les étudiants ! encore ces êtres insupportables !

La ville entière les détestait : comme elle détestait tout ce qui lui venait du dehors, l’officier du régiment de passage qu’il lui fallait loger, et le fonctionnaire envoyé de Paris ; comme elle détestait ce progrès moderne qui avait eu l’audace d’allonger ses rails jusqu’à elle, de lui fourrer sous le nez une gare irrévérencieuse, avec architecture de fonte, plaques tournantes, et locomotives, aux panaches de fumée narquois, qui osaient lui cracher de la vapeur au visage. Outre cette répulsion générale, les Coqs étaient antipathiques en détail à toutes les castes de la population. La noblesse du Faubourg-Saint-Germain de l’endroit, cela va sans dire, n’en faisait pas plus de cas, que s’ils eussent tous été les fils de ses fermiers, de ses vassaux. La bourgeoisie locale, au lieu de reconnaître en eux les produits de son sang, les reniait et les redoutait, tant ses habitudes paisibles étaient révoltées par cette turbulence de poulains lâchés. Quant aux manants du quartier populaire, petits marchands et ouvriers, plus clairvoyants que les bourgeois, ne se méprenant pas sur les Coqs, ni sur leurs allures d’indépendance, ils ne voyaient en eux que de la graine de conservateurs, futurs fonctionnaires vénals ou magistrats rétrogrades.

— Les étudiants préparent quelque mauvais coup !

Tel était le sentiment circulant déjà, çà et là, parmi toute une population. Mais les Coqs se souciaient peu de ce que pouvait penser la ville. Il ne s’agissait plus d’une simple farce, mais d’une chose importante, sérieuse et légitime comme la satisfaction d’un besoin. Bientôt, toutes autres préoccupations cessantes, les yeux de cette jeunesse restèrent braqués sur le point mystérieux où M. Lefèvre s’était enfoncé un instant, mais d’où il allait sortir d’un moment à l’autre, comme un Dieu bienfaisant, muni de la corne d’abondance qui les arroserait d’une pluie chaude et adorable. Alors, à chaque instant et partout, aux Quatre Billards comme au Durand, cette phrase :

— Que fait M. Lefèvre ?

Plus d’animation au jeu. Les cartes ne sortaient pas du casier. Les tapis verts, entassés dans leur coin, dormaient inutiles. Les garçons bâillaient, les bras croisés. Et, le soir, à son comptoir, le père Brun se stupéfiait de l’insignifiance de « la culotte » sur le marbre de la cheminée du Divan.

— Que fait M. Lefèvre ?

Du Divan, cette sorte de malaise gagnait « les Momies ». Des parties de domino restaient interrompues. De vieux crânes polis, dépouillés de cheveux, se rapprochaient comme des billes de billard qui vont caramboler ; et c’étaient d’interminables chuchottements. À travers des verres de lunettes, luisaient de petits yeux ronds, tout ronds.

— Que fait M. Lefèvre ?

Et, au Durand, le lieutenant Ladoucette en train de causer Annuaire, comme ça, tout à coup, comme si une mouche le piquait :

— Tonnerre de Dieu ! que fiche donc ce sacré Lefèvre ?

Courcier, de Paris, et Jéror, d’Alger, ne le savaient pas plus que les autres, ce que faisait le père Lefèvre. Les premiers jours, ils avaient bien affecté un beau calme et une grande assurance, ne répondant aux questionneurs que par un signe de tête, qui signifiait : « tout va comme sur des roulettes ; nous comprenons la gravité de nos fonctions ; vous pouvez vous fier à notre compétence… » Puis, pour cacher leur inquiétude grandissante, les deux trésoriers-organisateurs s’étaient mis à parler beaucoup, passant des heures à pérorer dans les cafés au milieu de groupes, cherchant à s’étourdir eux-mêmes et à communiquer à autrui la confiance qui, au fond, les abandonnait. L’après-midi où ils avaient conduit le père Lefèvre à la gare, en lui remettant l’argent, ils lui avaient solennellement fait promettre d’écrire chaque jour. Le soir même, une dépêche adressée aux Quatre-Billards leur avait appris l’arrivée à bon port du père Lefèvre. Et, depuis, plus rien ! On était au mardi, avant-veille de la Mi-carême. Pas la moindre lettre en six jours ! Le petit papier bleu de la dépêche était toujours collé, avec deux pains à cacheter, sur la glace du Divan. Courcier et Jéror n’osaient plus y jeter les yeux. Le « bonsoir » qui complétait les vingt mots, leur semblait maintenant amer et dérisoire. Oui ! bonsoir les deux cent quatre-vingt-dix francs de la souscription ! Combien devait-il en rester de ces malheureux deux cent quatre-vingt-dix francs dans la poche percée de Lefèvre ? Avait-il dû en boire, pendant ces six jours, de l’absinthe de la maison Pernod ! S’était-il acheté une nouvelle redingote grise à la succursale de la Belle-Jardinière ? Bonsoir, les délices rêvées pour cette nuit désirée ! Et tout l’honneur qui devait leur en revenir, à eux, trésoriers-organisateurs, et leur prestige d’anciens étudiants de la Faculté de Paris : bonsoir ! bonsoir !… Des sueurs froides leur passaient. Une descente qu’ils firent, ce jour-là, jusqu’à ce que M. Lefèvre appelait majestueusement « le manège, » — tout là-bas, hors des vieux remparts, une masure en planches, non loin d’un réservoir pestilentiel où se déversaient les égouts de la ville, — acheva de les consterner. Ils frappèrent plusieurs fois : un hennissement plaintif leur répondit. Le petit gamin, dont M. Lefèvre avait fait un garçon d’écurie, était absent. Puis, s’apercevant que la porte ne fermait plus à clef, ils entrèrent. Selika était seule, tristement attachée devant le râtelier vide. Du bout de son inséparable cravache, Courcier caressa l’échine osseuse de la jument ; puis, après avoir plié deux ou trois fois les jarrets, comme s’il allait s’élancer en selle, par habitude, sa petite personne en longues bottes molles redevint tout de suite très raide. Et les deux trésoriers se regardèrent. Où donc étaient les deux autres haridelles de M. Lefèvre ? Par extraordinaire, on pouvait les avoir louées. Mais, au dénûment de l’écurie, on eût plutôt cru que le gamin les avait conduites chez l’équarrisseur.

— Il est couvert de dettes ! dit Jéror, d’Alger. Quelque créancier aura saisi Soliman et Roxelane, tout simplement.

Mais Courcier hochait la tête.

— Comment veux-tu qu’on saisisse ? Le manège n’est pas à son nom… Je crois que les chevaux ne lui appartiennent même pas…

Dans un angle, de la paille tassée était retenue par deux planches.

— Tiens ! voilà où il couche, murmura Jéror.

Il fit quelques pas vers le lit de M. Lefèvre. Courcier, qui l’avait suivi, remuait maintenant avec sa cravache des objets au fond d’une malle sans couvercle.

— Une brosse sans poils, disait-il à mesure, un vieux bonnet de police, une boîte à cirage vide, des bottes sans semelle, une chemise en loques, un peigne édenté et des chaussettes sales… Voilà !

En rentrant en ville, les deux trésoriers-organisateurs silencieux et mornes, le front chargé de soucis, évitèrent de passer par le Mail. Le soir, ils ne mirent les pieds au café, ni l’un ni l’autre.

Le lendemain mercredi, veille de la Mi-Carême, Courcier, de Paris, et Jéror, d’Alger, accablés par leur responsabilité, se tinrent de plus en plus à l’écart. Il se passait parmi les Coqs ce qui a lieu dans les foules subitement privées de direction au milieu de quelque circonstance critique. Une tension générale des nerfs, toutes les initiatives individuelles lâchées, le heurt des personnalités encombrantes et tracassières produisirent le trouble, le chaos. Le Divan, notamment, présentait l’aspect d’une véritable cour du roi Pétaud. Des « momies » à barbe blanche, bonshommes qui, en temps ordinaire, ne se fussent jamais aventurés jusque sur le seuil de la salle des Coqs, se trouvaient çà et là attablés entre deux « Poussins » — ou étudiants de première année. C’étaient de continuelles allées et venues d’habitués du Durand, en quête de nouvelles. On vit apparaître ainsi : beaucoup d’officiers en uniforme ; le comique et le grand troisième rôle du théâtre ; plusieurs maîtres d’études ; même une bande de collégiens, en tunique, que le principal avait autorisés à sortir cette après-midi là pour aller voir « passer le bachot ». Tout cela formait une sorte d’assemblée en permanence aux délibérations houleuses, une Convention pour rire, un club des Jacobins en miniature où Mauve, de Toulon, de sa bonne grosse voix, demandait de minute en minute la tête de M. Lefèvre. Et les Jouvin, de Marseille, dans leurs grands cols cassés de petits-crevés, se donnaient beaucoup d’importance. Les Corses semblaient se manger entre eux en vociférant leur patois, tous à la fois, avec cris féroces, trépignements épileptiques de tout le corps, et gestes qui semblaient brandir un couteau. Plus large et plus bête que jamais, la grande bouche du Conil, d’Avignon, se trouvait à chaque instant béante. Un souffle de passion et d’anxiété faisait moutonner davantage les chevelures grasses des Égyptiens, rendait plus luisants leurs yeux agrandis. Tandis que les lèvres minces du Polaque laissaient voir de longues dents blanches de jeune loup. Seul, Mengar, de l’Île-Bourbon, vautré sur le divan à la place accoutumée, semblait toujours chercher quelque chose au milieu de la fumée de sa pipe. Et encore, par moments, secouant sa torpeur, il montait tout à coup sur une table, et là, les bras croisés, ses longs cheveux rejetés en arrière, commençait un discours d’une éloquence enflammée, « à la Jules Favre », pour se taire brusquement, trouvant l’attention de l’auditoire insuffisante, se recoucher, reprendre sa pipe et son rêve. Enfin, au milieu de ce remue-ménage, le père Brun était de mauvaise humeur.

— François ! gourmandait-il à chaque instant, servez donc ces messieurs !

Mais François restait les bras croisés, sa serviette blanche retombant flasque et morne, comme la voile d’un caboteur pendant le calme plat. Ces messieurs n’avaient rien commandé ! La consommation ne marchait pas. Sur le marbre de la grande cheminée, il n’y avait même plus de « culotte ».

Et plusieurs fois, ce jour-là, quelques minutes avant l’arrivée des trains, le Divan se vidait comme par enchantement.

— Qu’est-ce qu’il leur prend ! grommelait madame Brun à son comptoir. Où vont-ils encore ?

Le petit omnibus jaune-paille de l’Hôtel de Paris venait de passer sur le Mail, filant comme une flèche vers la gare, léger et sonore, vibrant à chaque cahot d’un bruit argentin. Et eux s’y rendaient aussi à la gare, sans trop savoir, d’un pas également léger, à peu près sûrs de retourner, comme l’omnibus, à vide. Mais, chose étonnante, à la même minute, comme s’il y avait eu entente préalable, le Durand devenait désert.

Sur les allées du Nord et du Midi, c’était un double courant d’individus prenant tous la même direction. Des files de huit ou dix se tenant par le bras, occupaient la largeur de la chaussée. D’autres Coqs allaient deux par deux. Certains, pour être mieux vus, les crânes, marchaient seuls, chapeau sur l’oreille, faisant le moulinet avec leur canne. Il y en avait en béret bleu à flot rouge, en béret blanc à flot bleu. Et les passants de se retourner, inquiets. Des servantes qui revenaient de puiser de l’eau à la fontaine du Bon-Grand-Homme, déposaient un moment leur cruche, regardaient. Des têtes se mettaient aux fenêtres.

À la sortie du Mail, dans l’avenue du Chemin de fer, les deux courants fondus en un, accrus de gamins, de curieux, de désœuvrés, étaient devenus une foule, qui envahissait bientôt la gare, finissait par venir se tasser le long de la balustrade protégeant la voie.

Une cloche avait sonné. Le train était signalé. À ce moment, sans qu’on sût d’où ni comment, la nouvelle se répandait toute seule :

— Elles arrivent…

Cette fois, c’était sûr ! Courcier et Jéror, qui étaient allés rejoindre M. Lefèvre, l’avaient écrit ! Il y en avait tout un wagon, des blondes, des brunes et des carottes, quelques-unes superbes !…

Un coup de sifflet ! Voilà que le train entrait en gare. Et les moins crédules éprouvaient quelque chose. Tout cœur de Coq battait plus fort au tam-tam des plaques tournantes secouées par la locomotive. Les roues ralenties n’avaient pas cessé de tourner, que des voix qui s’efforçaient d’être burlesques appelaient des noms imaginaires : « Aspasie ! Georgette ! Célestine ! Paquita ! Dolorès !… » Et des mouchoirs blancs s’agitaient. Des bérets volaient en l’air. Quelques mains envoyaient des baisers.

Puis, chaque fois, quand les rares voyageurs, stupéfaits de cette réception, étaient descendus, là, bien tous : pas de M. Lefèvre ! Par les portières ouvertes, un dernier coup d’œil au fond des wagons vides : rien que les banquettes ! Ni Georgette, ni Dolorès ! Alors, en remontant l’avenue du Chemin de fer, ceux qui ne veulent jamais s’avouer à court de renseignements :

— Moi, je le savais… Elles n’arrivent qu’à l’autre train.

Et l’on se garait pour laisser passer le petit omnibus jaune-paille de l’Hôtel de Paris, rentrant en ville au pas, sans voyageurs, quelquefois avec une ou deux malles.

Elles n’arrivaient pas davantage par l’autre train, ni par l’autre encore. Seulement, cette fois, la nuit tombait. Tout en haut de la toiture ardoisée de la gare, le cadran de l’horloge était allumé. L’omnibus de l’Hôtel de Paris se voyait de loin avec ses deux lanternes vertes. Il ne faisait plus clair, que du côté de l’échappée de campagne d’où sortait la voie, courbant imperceptiblement sa quadruple ligne luisante de rails. Et là, le long de la balustrade, dans la buée bleuâtre du crépuscule, l’attitude de ceux qui attendaient, était devenue grave.

Il y avait les mêmes braillards : des « chut » leur fermaient la bouche. Des plaisanteries de loustics faisaient long feu. Plus de donneurs de nouvelles : Courcier et Jéror avaient-ils rejoint M. Lefèvre ? Une lettre était-elle arrivée ? Les femmes se trouvaient-elles dans le train ? Nul n’affirmait rien, maintenant. Les paroles étaient rares. Certains, un peu à l’écart, dans la nuit de plus en plus opaque, fumaient. Bientôt tous ne formèrent qu’une vague et profonde masse sombre bordant la voie : de temps en temps, à la lueur d’une allumette, apparaissait le bas d’un visage. Et, derrière, par dessus les jeunes plantations de l’avenue du Chemin de fer, la ville, également noire et muette, ouvrait de petits yeux jaunes.

Puis, à l’improviste, comme un cinglement :

— Vingt-cinq minutes de retard !

— Pas possible !

— Un employé vient de le dire… Le télégraphe l’a signalé…

Secoués, pris d’un subit besoin de locomotion, tous se dispersèrent aux quatre coins de la gare. Il y eut bientôt des Coqs partout : au buffet, à la buvette, et autour des guichets, et devant la bibliothèque, dans les diverses salles d’attente. Il fallait bien tuer le temps ! Tandis que toute la bande des Corses, pour s’ôter le froid aux pieds, courait dehors sur le trottoir en battant la semelle, les Jouvin, de Marseille, Rocca, de Nice, plusieurs Égyptiens, se chauffaient dans la salle d’attente des premières. Tout un groupe causait avec les employés amusés. Mauve, de Toulon, tournait une galante invitation pour le bal à la vieille marchande de journaux. Les deux Bas-Alpins se pesaient à la balance des bagages. Mais au bout des vingt-cinq minutes, tous se trouvèrent en masse serrée contre la balustrade, attentifs, ne parlant qu’à voix basse, graves et froids maintenant comme des gens convaincus qu’ils remplissent un devoir.

Et quand la locomotive arriva devant eux, crachant sa vapeur, toute braisillante, du fond d’un collet de pardessus relevé, un cri, un seul… Qui ? on n’a jamais su… quelque « poussin » sans doute, une voix veloutée, vibrante de désir, très fraîche :

— Viens, ma petite femme, viens vite !…

Cette fois, les Coqs éprouvèrent, tous à la fois, une grande émotion. Une portière, contre laquelle était appendue l’étiquette « dames seules » ne s’ouvrait pas de suite. Et à travers la vitre baissée, le wagon leur paraissait plein de visages blancs et roses. Plus que virent-ils descendre ? Tout un couvent de religieuses qui changeaient de résidence.

Et c’était le dernier train. Plus d’arrivée jusqu’au lendemain onze heures quarante-cinq minutes du matin. Chacun s’endormit ce soir-là avec la conviction qu’il ne restait pas d’espoir. Parti depuis six jours, M. Lefèvre n’avait plus donné signe de vie. On n’avait pas revu les deux trésoriers-organisateurs. Tant pis ! le pauvre bal était bien tombé à l’eau.

Enfin, le lendemain jeudi, quelle triste Mi-Carême !

Le ciel uniformément gris, d’un gris sale. La pluie ! une de ces pluies d’hiver lentes à tomber, glacées et pénétrantes, qui sont comme de la tristesse condensée et de l’ennui qui coule.

La ville entière semblait ne plus vouloir s’éveiller. Sur le Mail, personne, rien d’ouvert. À dix heures du matin, des lueurs de lampe allumée au fond de certains rez-de-chaussée, où il faisait nuit. Les mille bruits de la vie recommençante étouffés dans l’atmosphère mouillée.

Midi, pourtant. Midi et demi. Aux Quatre-Billards, le père Brun à son comptoir, lunettes au nez, un bougeoir allumé à la main, se couchait sur son livre de comptes. Les Momies et le Divan étaient vides. François, accoudé sur une table, sommeillait. Enfin, il arriva assez de « momies » pour un domino à quatre. Mais pas un Coq !

En face, au Durand, pendant ce temps, le lieutenant Ladoucette absolument seul, prenait un café-au-lait couleur de la boue liquide qui glissait lentement dans les ruisseaux.

À cause de la pluie, il n’y eut pas musique sur le Mail ce jeudi-là, de deux à quatre. Et pas un Coq non plus à la gare ! Le petit omnibus jaune-paille de l’Hôtel de Paris avait beau passer, enfonçant jusqu’à mi-roue dans des flaques, crotté jusque sur la bâche. À quoi bon venir patauger dans cette purée plus délayée et plus profonde aux abords de la gare, un bas-fond par rapport à la ville.

— Ils ont joliment raison ! disait à un employé la vieille marchande de journaux, l’invitée de Mauve, exhaussée ce jour-là sur d’énormes sabots.

D’ailleurs, où se tenaient-ils, les Coqs ? Pas plus dans les cafés, qu’au cours de Droit Romain ou de Code Napoléon. Tous dans leur lit, peut-être, engourdis, écrasés, humiliés, n’osant pas plus se montrer que Courcier, de Paris, ou Jéror, d’Alger. Et la ville entière semblait morte, plus morte que pendant les vacances, lorsque l’écriteau « chambre à louer » pendait à la fenêtre des chambres garnies.

Vers le soir seulement, le Mail prit un aspect inaccoutumé. Il ne pleuvait plus. Les parapluies des passants se fermèrent. Une bise glacée durcissait déjà la boue.

Cela commença par une bande de gamins soufflant dans un vieux cor-de-chasse à la hauteur de la fontaine du Bon-Grand-Homme. À l’appel de cette musique éraillée de Mardi-gras, un attroupement se forma, grossit vite. Des cercles et cafés, des vieux hôtels noircis par le temps, de diverses rues voisines, il arriva des gens, toute sorte de gens : une grêle d’enfants et de femmes du faubourg, de bons bourgeois hochant la tête, quelques nobles, et des boutiquiers, des artisans en costume de travail. Bientôt ce fut une foule obstruant le Mail, du Durand aux Quatre-Billards. Les Coqs s’y trouvaient comme les autres, mais surpris, perdus, noyés. Bientôt, sur les allées du Nord et du Midi, comme sur la chaussée du milieu réservée aux voitures, la circulation devint impossible. Qu’allait-il se passer ? Les Coqs ne le sachant pas plus que les autres, s’appelaient de loin, coudoyaient pour se rejoindre des gens qui les regardaient de travers. Ici, l’épouvantement de figures bonasses, d’hommes paisibles fourrés là par hasard, qui se rappelaient tout à coup la nuit des bombes. Plus loin, des poings fermés, des regards de haine, des poussées menaçant de se changer en rixes. Et cet enragé cor-de-chasse, par là-dessus, qui recommençait perpétuellement l’air du « bon roi Dagobert ».

Cependant, la nuit tombant tout à fait, le nom de M. Lefèvre était dans beaucoup de bouches. Et l’heure du dernier train approchait. L’omnibus de l’Hôtel de Paris parut à l’entrée du Mail ; mais, il dut renoncer à fendre la foule, prendre par une rue parallèle. Tout à coup, ce fut une explosion de cris :

— Des femmes ! Là-bas, regardez !… Des femmes !

En une minute, plus personne devant le Durand, ni devant les Quatre-Billards ! Un vent de folie avait balayé la foule. Déjà, au milieu du Mail, à la hauteur du magasin « du duc de la Roche-faux-cols », elle se ruait autour de deux grands diables, habillés en femmes. L’un, en mariée d’un blanc sale, hideux avec sa barbe mal rasée qu’on voyait à travers le voile, envoyait de temps en temps son poupon en l’air. L’autre, relevant à chaque instant sa robe de soie, montrait, jusqu’à la jarretière, des bas malpropres. Et toute une escorte de voyous, hurlant, piaillant, sifflant, soufflant dans des trompettes fêlées. Quelques torches fumeuses éclairaient l’ignoble mascarade, qui prit la direction de la gare. Pêle-mêle suivait la foule. Chacun se mit à courir. On dégringola ainsi l’avenue du Chemin de fer, en troupeau.

— Les femmes du père Lefèvre ! criait toute une ville, ironique et délirante.

III

— Mais le voilà, le père Lefèvre ! — Non ! — Oui ! — Pas possible ! — C’est lui !

C’était lui. Le train marchait encore. Dans l’encadrement d’une portière, on reconnaissait déjà sa barbiche grisonnante, ses lunettes, son nez rouge. Et il leur faisait de grands gestes de triomphe avec la main.

— Bonjour, M. Lefèvre ! Bon et brave M. Lefèvre, bonjour !

Les roues des wagons n’avaient pas complètement fini de tourner, que, déjà, allongeant son grand bras, M. Lefèvre ouvrait la portière. Et, à la clarté du gaz, on vit descendre allègrement du marche-pied, un M. Lefèvre rayonnant, un M. Lefèvre rajeuni de dix ans, un M. Lefèvre des pieds à la tête habillé de neuf à la Belle Jardinière.

— Es-tu seul, jeune et beau M. Lefèvre ?

Ah ! bien, oui !… Et cette grappe de têtes ébouriffées qui déjà se pressaient curieusement aux fenêtres du wagon… Aussi quelle bousculade parmi la foule, dans la cour de la gare. C’étaient les Coqs, impatients et enthousiastes, cognant, poussant, renversant tout ce qui se trouvait devant eux, pour se frayer un passage jusqu’à M. Lefèvre. Il y eut là une courte bataille : membres froissés, chapeaux défoncés, gifles échangées. La balustrade en bois protégeant la voie, céda elle-même, s’inclina pour laisser passer cette trombe. Et ils se trouvaient au bord du train, tous, Courcier et Jéror sortis on ne sait d’où, en tête, et « l’état-major » entier, et les autres, tous massés autour de M. Lefèvre ; tandis que celui-ci, tenant la portière ouverte, offrait galamment la main à ces dames qui descendaient de wagon.

Certaines s’y cramponnaient fortement à cette main de M. Lefèvre, énormes qu’elles étaient, rondes comme des tours, ne pouvant parvenir à dégager leur derrière de la portière. D’autres, pas gênées du tout par la graisse, dédaignaient la main et sautaient par dessus le marchepied, celles-là avec une légèreté de chèvre, celles-ci avec une raideur d’échalas. Dans sa sollicitude, le père Lefèvre leur soutenait tout de même la taille jusque sur l’asphalte du quai. Et, à mesure, sans se tromper, sans hésiter, il prononçait très-haut le prénom de chacune :

— Thérèse… — Augustine… — Louise… — Camélia… — Laure… — Bianca… — Georgette… — Maria… — Phémie… — Boulotte… — Célestine… — Dolorès…

Et, à chaque nouvelle femme, c’était un hurrah de triomphe de tous les Coqs criant à la fois :

— Vive Thérèse !… — Vive Augustine !… — Vive Louise !…

Puis, le nom faisait la traînée de poudre. Des habitants de la ville se le répétaient dans la cour de la gare encore pleine. Ceux qui remontaient l’avenue du Chemin de fer, l’envoyaient devant eux de groupe en groupe. Et bientôt, à l’entrée du Mail, on savait l’arrivée d’une Thérèse, d’une Augustine…

À Dolorès, M. Lefèvre qui, en même temps, avait tout bas compté ces dames, s’écria :

— Bon ! en voici toujours douze !

Une treizième, la négresse Fatma, posa à son tour son large pied sur le territoire de la ville. Puis, plus rien ! Le wagon était vide. M. Lefèvre s’étonna, fit le geste de chercher sous les banquettes. Enfin, consultant un carnet, il refit son compte entre ses dents :

— Sur vingt-cinq, n’est-ce pas ? Sept, manqué de parole… Bien !… Quatre exigé argent d’avance, lâché à la gare de M… Sept et quatre, onze… Sûr, par conséquent, d’en avoir mis quatorze en wagon !…

Sacrebleu ! il lui manquait Blondinette ! Une fille superbe, celle-là, grande, bien faite, avec des bras et des cuisses ! Il avait beau se creuser l’esprit. La lui aurait-on levée à quelque station ? Aurait-elle profité du tunnel pour se sauver par la portière ?

— J’en suis bleu ! faisait-il, j’en suis bleu !

On ne la retrouva jamais, cette Blondinette. Mais qu’importait aux Coqs une de plus, une de moins. Et, jeunes ou vieilles, maigres ou grasses, belles ou laides ? ils ne se le demandaient pas davantage. Dans leur faim et leur soif, ils ne voyaient qu’une chose : ce qui venait de descendre du train, cette cargaison que leur livrait M. Lefèvre, c’étaient des femmes. Tout un arrivage de femmes, là, au milieu d’eux, à leur portée : des jupes, des chapeaux posés sur des chignons, des anglaises flottant sur des tailles, de petits rires faisant palpiter des voilettes. Comme ils allaient se jeter là-dessus ! Mais encore, avant de taper chacun dans le tas, les choses devaient-elles se passer avec ordre et régularité.

— En omnibus ! criaient les Coqs… En omnibus !

Ils prirent d’assaut l’omnibus de l’Hôtel de Paris, et ils y poussèrent les femmes. Quand elles s’y furent entassées, certains Coqs faisant mine de monter sur le marchepied, les autres les retinrent par le bras.

— Non ! rien que le père Lefèvre !…

Lui aurait préféré marcher. Mais on le hissa de force dans le véhicule et la portière fut refermée sur lui. Il ne trouvait sans doute pas à s’asseoir. On ne le revit plus d’un moment, perdu, bousculé, dévoré peut-être ! dans le grouillement et la mauvaise humeur de ces dames qui s’écriaient : « — Ma robe ! — Mes pieds ! — Le gros imbécile ! » Puis, on retrouva M. Lefèvre, très-sérieux et très digne, assis à la place de l’énorme Boulotte qu’il avait prise sur les genoux. Alors, tous d’applaudir :

— Vive le père Lefèvre !

Et des trépignements de joie ! Et des rires ! Et des lazzis par-ci par-là, des remarques comme celle-ci :

— On dirait que ce sont ses filles…

Puis, tout à coup, un cri, un cri unique fait de trois cents cris, prolongé, vibrant, impératif :

— Aux Quatre-Billards !

Le conducteur fit claquer son fouet plusieurs fois. Le cheval piétina d’abord sur place. De ses sabots jaillissaient des étincelles. Mais le petit omnibus plein comme un œuf, restait les roues enfoncées dans la boue jusqu’au moyeu. Alors, en avant du timon, Courcier, de Paris, et sa cravache, apparurent. Plus que jamais en bottes molles, se tenant très droit pour ne pas perdre un pouce de sa petite taille, officiellement ganté de blanc, il se mit à tirer le cheval par la bride. Et quand on aperçut aussi le grand Jéror, d’Alger, juché sur le siège, le flot du fameux béret d’Henriette Maréchal pendant à côté de la casquette cirée du conducteur, çà et là, quelques voix isolées :

— Vive les trésoriers-organisateurs !

Dans l’encaissement de l’avenue du Chemin de fer mal éclairée par de rares réverbères, l’omnibus commençait à monter, lent et lourd, enchâssé dans une foule compacte. Plus de cris. Un bruit continu de piétinements assourdissait les conversations particulières. De temps en temps les essieux, très chargés, craquaient. Et, les lanternes, un peu au-dessus des têtes, semblaient deux étoiles vertes insensiblement soulevées par ce flot humain.

Tout en haut, devant l’élargissement du Mail, la foule s’écarta d’elle-même, laissant autour de l’omnibus une sorte de distance respectueuse. C’est ainsi que les femmes du père Lefèvre firent leur entrée en ville avec une certaine solennité. Seul, Courcier, en bottes molles, tenait toujours le cheval par la bride. Après un espace vide, sur la chaussée du milieu suivaient les Coqs, en rang, quatre par quatre, silencieux maintenant, comme si l’omnibus de l’Hôtel de Paris qu’ils escortaient eût été un corbillard. Et cette vraie tenue d’enterrement, cet ordre parfait, leur gravité subite, ils la devaient, eux, à la population scandalisée et hostile, échelonnée de chaque côté pour les regarder, tout le long des allées du Nord et du Midi.

Il n’y eut de cohue qu’à la fin, lorsque l’omnibus, après avoir passé aux pieds de la statue du Bon-Grand-Homme, s’arrêta tout à coup devant les Quatre-Billards. Mais Jéror, d’Alger, déjà en bas du siège, s’était précipité à la portière. Au milieu de la bousculade et des huées, entre deux haies de Coqs protecteurs, la première femme passa en courant, les jupes relevées de peur de la crotte. L’une après l’autre, toutes les treize, montrant ainsi leurs jambes, ne firent qu’un bond jusqu’à la porte du café. M. Lefèvre descendit d’omnibus le dernier, et entra derrière elles.

Elles ne firent que traverser les Momies. La salle, peu éclairée, ne contenait que quelques joueurs de bézigue et de domino attardés, les autres étant allés dîner à l’heure ponctuelle. Les parties ne s’interrompirent pas ; mais au fond de certains yeux bridés il s’alluma une petite flamme. Le banquier chauve de la première chanteuse, ne vit pas qu’il pouvait se débarrasser du double-six. Le grand Juif crasseux à tête d’oiseau, oublia de marquer son cent d’as. Le froufrou de leurs robes était déjà passé que les narines intérieurement tapissées de poils blancs du nez de l’huissier, se dilataient encore, pour humer leur odeur.

Elles défilèrent devant le comptoir. Debout, le vénérable père Brun ouvrait des yeux ronds. Madame Brun, elle, s’enfonçait pour la première fois de sa vie dans la lecture du Journal officiel, les joues et les oreilles rouges.

Enfin, elles entraient au Divan, moins éclairé encore que les Momies. M. Lefèvre, arrivant immédiatement après la dernière, semblait les avoir poussées devant lui.

— Eh bien ! cette absinthe ? demanda-t-il. Ouf ! mes amis, je crois ne pas l’avoir volée !…

Et, tirant son mouchoir, il s’épongea le front, radieux, recevant les poignées de mains des Coqs. Dans leur reconnaissance, certains lui secouaient le bras, si fort, que l’équilibre de ses lunettes en était dérangé. Chaque nouvel arrivant voulait le voir de près, lui parler, le toucher.

— Du calme ! mes amis, du calme ! avait-il beau dire.

Mauve, de Toulon, l’entourant de ses bras, voulait à toute force le hisser sur le marbre de la cheminée. Mais le père Lefèvre avait le triomphe modeste, ne se souciant nullement qu’on lui frippât sa redingote neuve. Déjà, on venait de lui faire renverser la moitié du contenu de sa tabatière. Pour échapper à la tyrannie des ovations, il se hâta de s’attabler avec les femmes que Courcier et Jéror avaient invitées « au nom de la souscription » à prendre quelque chose.

Au milieu du Divan, trois tables réunies par des ajoutes, n’en formaient qu’une, étroite et très longue. Les femmes étaient déjà assises, six de chaque côté, et, toute seule à un bout, Boulotte, l’énorme Boulotte. En face, le dos à la cheminée, s’installa M. Lefèvre. Tout autour, pressés les uns contre les autres, les Coqs se tenaient debout. Les plus éloignés, perchés sur les tabourets.

— Du gaz ! réclama-t-on de toute part, du gaz !

Les trésoriers, qui se donnaient beaucoup de mouvement, montèrent sur des chaises, tournèrent le robinet des lustres. Soudain, le Divan se trouva inondé de clarté crue. Et ce ne fut qu’un cri de stupéfaction :

— Ah ! elles ont de bonnes gueules !

Il fallait les voir ! Toutes extraordinaires, de corps et de visage, de tenue et d’accoutrement : un pittoresque et comique assemblage de laideurs se faisant valoir les unes les autres. Des dondons, à joues charnues et rondes comme des fesses, coiffées d’un chapeau de paille ridiculement étroit. Des manches-à-balai habillés, surmontés d’un visage en lame de couteau. Cette figure sans nez, à côté de celle-ci au nez immense, exclusif, accapareur, ayant évidemment fait tort au front et au menton. Il n’y en avait qu’une de tout à fait bossue. Mais là, à gauche de M. Lefèvre, on pouvait les compter : quatre à la file, toute une série, louchaient terriblement. Et les nippes donc ! les modes surannées, le défraîchissement des étoffes, la rareté de linge blanc ! Sur des épaules étriquées de fillette, une claire robe d’été, transparente comme une pelure d’ognon. Et autour de cette matrone vénérable, des franges usées, honteuses, en bouillie, sur une jupe à volants de velours vert, décrochée chez quelque marchande à la toilette.

— De bonnes gueules !… Lefèvre, dis, où les as-tu ramassées ?

François leur servit du madère et du vermouth. Toutes réclamaient des biscuits. On leur en apporta quatre corbeilles, qui furent vidées en un clin d’œil.

— Encore !… encore !… faisaient les femmes, la bouche pleine.

Et elles s’empiffraient comme si elles n’avaient pas mangé depuis trois jours. Certaines, prenant le café pour un restaurant, demandaient à voir la carte, faisaient signe à M. Lefèvre qu’elles avaient envie de manger. Lui, au bout de la table, devant son verre d’absinthe, semblait un papa radieux de réunir autour de lui ses filles, à l’occasion de quelque anniversaire. On eût pris pour une religion de la famille, le recueillement et la mansuétude avec lesquels il humait à chaque instant une prise.

— En voulez-vous ?… disait-il à ses voisines de droite et de gauche.

Et il remettait la tabatière dans sa poche, avec la paix d’une conscience qui n’a rien à se reprocher. Ce furent quelques moments d’une effusion douce. Tout son « état-major » était autour de lui à ne pas perdre un de ses gestes, à boire ses paroles. Ceux qui avaient le plus douté de lui pendant son absence, le regardaient avec des yeux particulièrement tendres. Alors papa Lefèvre, profitant de ces bonnes dispositions, dit avec bonhomie :

— Vous m’en avez fait faire un, vous autres, de métier !…

Eux ne s’imaginaient pas toutes les difficultés pour arriver à un résultat ! Et, d’un mouvement de menton, il le leur désignait, le « résultat », attablé là, en train de boire et de se bourrer. Il eût voulu voir un Coq à sa place, n’importe lequel ! avec cent soixante francs dans la poche, pas davantage ! et la commission d’embaucher des dames : tout cela, seul, sans conseil, perdu dans une grande ville, hors de son chez soi et de ses habitudes. Lui, avait fait de son mieux, voilà tout. L’argent ? assurément il avait été obligé d’en avancer de sa poche : simple détail, d’ailleurs, compte à régler avec les trésoriers, à tête reposée.

— Tu aurais toujours dû nous écrire, hasarda Courcier en échangeant un coup d’œil avec Jéror, qui n’avait pas oublié non plus les angoisses de leur promenade au manège.

— Écrire ! écrire ! répétait M. Lefèvre, l’air naïf, étonné. Et le temps ?…

Il n’y avait seulement pas songé, sa parole d’honneur ! Une fois dans l’action, lui ! il se croyait encore à l’armée d’Afrique, il ne regardait jamais en arrière. Vrai Dieu ! il eût accompli de la jolie besogne si, au lieu de faire abnégation de tout, d’oublier ses affaires personnelles, il s’était demandé à chaque instant du jour : « Et mes chevaux ? mes leçons ? mes élèves ? Et ma pauvre Sélika ?… Me surmène-t-on Soliman et Roxelane ?… » Ventrebleu ! pour qui le prenait-on ?…

— Ne bavarde pas tant, vieux Coq… Dis-nous plus vite que ça où tu les as ramassées…

C’était la voix de stentor de Mauve, de Toulon, qui venait de tonner.

— Où les as-tu ramassées ? répéta-t-il avec une véhémence et un volume de voix extraordinaires.

Heureux et enthousiasmés, quelques Coqs braillards répétèrent plusieurs fois en scandant tous ensemble chaque syllabe : « Où les as-tu ramassées ? » Et, peu à peu, ce fut l’assistance entière, électrisée, subitement prise d’aliénation mentale, qui se mit à vociférer la question. Chaque fois, des voix nouvelles renforçaient cette sorte de chœur burlesque. Les femmes, qui avaient englouti leurs biscuits, se mirent de la partie. De petites voix aiguës, perçantes, se détachant au-dessus des autres, criaient, elles : « Où nous as-tu ramassées ? »

Et les vitres tremblaient. Et, de l’autre côté des volets fermés, dans la rue où stationnait une partie de la population, des curieux s’écrasant la joue aux barreaux des fenêtres pour entendre quelque chose :

— Chut !… On va savoir où il les a ramassées !…

M. Lefèvre, en se versant de nouveau de l’absinthe, faisait quelques coquetteries. Même il eut un adorable sourire de bonhomme :

— Qu’importe d’où elles viennent, après tout, puisqu’elles vous plaisent ?

Et, comme tous le huaient, en lui criant qu’il n’était pas difficile, M. Lefèvre plaida avec candeur les circonstances atténuantes ; la fatigue du voyage ! la fumée de la locomotive !… Ils verraient, lorsqu’elles auraient fait un brin de toilette !

— Tenez ! regardez-moi ces joues fraîches, fit-il en pinçant la joue rougeaude de Bianca. Une pêche ! n’est-ce pas ?… Et, l’avant-dernière de ce côté, Dolorès : la jolie frimousse chiffonnée !

Puis, désignant Boulotte, faisant le geste de palper à mains pleines :

— Quelle poitrine !

Maintenant M. Lefèvre le leur disait sans détours, où il avait recruté ses femmes.

— Je m’étais d’abord bercé de l’espoir d’amener tout le corps de ballet du Grand-Théâtre.

Mais deux ou trois Coqs de son état-major ouvraient seuls de grands yeux. Il avait beau élever la voix :

— Ni actrices, ni femme du monde, ni grandes lorettes !… Il eût fallu, mes amis, des capitaux considérables… Un autre à ma place se fût découragé : moi, je me rabattis sur l’Eldorado

Plus d’oreilles complaisantes pour écouter M. Lefèvre ! Cet Eldorado était pourtant un établissement remarquable, à la fois bal public et café-concert, rendez-vous de toute la basse prostitution de M… : filles en carte, rouleuses et traînées. Là, plusieurs soirs de suite, M. Lefèvre avait dû se livrer à des pourparlers bien intéressants, endoctrinant à la sortie les beautés qui s’en allaient bredouille, prêchant leur bal comme Pierre-l’Hermite prêcha la première croisade. Mais, la foule des Coqs ne se souciait plus de lui, maintenant, comme un enfant qui tient tout à coup un autre jouet.

Camélia venait de casser un verre. Thérèse, Augustine, Louise, leurs chaises rapprochées, discutaient quelque chose, toutes les trois à la fois. Et la petite Laure, un vrai crin, l’œil allumé et la trogne rubiconde, menaçait à chaque instant la longue Dolorès d’un crêpage de chignon en règle. Certaines, tournant le dos à la table, commençaient à dévisager effrontément les Coqs avec l’air de dire : « Me voilà ! qui en veut ? » Elles parlaient, maintenant, très fort. Après l’ahurissement de l’arrivée, intimidées au premier moment par l’étrange accueil de la population, voilà qu’elles étaient chez elles.

— Ouf ! fit Georgette en se levant, moi, j’ai des fourmis dans les jambes.

Et elle circulait déjà dans le Divan, entre deux Coqs qui la tenaient à la taille. Les autres se levèrent aussi. Bientôt il ne resta, pour tenir compagnie à M. Lefèvre, que l’énorme Boulotte, attablée à l’autre extrémité. Boulotte, la bouche pleine, achevait un reste de biscuit. Tout à coup elle poussa de petits cris d’effroi en se sentant enlevée de sa chaise. C’était un tour de force de Mauve, de Toulon, et du Polaque, qui, l’ayant prise en poids, allèrent décharger ce fardeau sur le grand divan du fond de la salle. Pendant ce temps M. Lefèvre, seul encore à table, se versait tranquillement de l’absinthe en homme qui se délasse après une journée bien employée. Et Boulotte furieuse, éboulée sur le divan, gigotait, les mollets à l’air, tripotée et pétrie par toutes sortes de mains. À côté d’elle, Bianca tenait tête à la bande des Corses. Tandis que les Égyptiens, un peu plus loin, graves et silencieux, faisaient cercle autour de la négresse. À l’écart dans un coin, Mengar, le créole, ayant accaparé la longue Dolorès, semblait faire du sentiment avec elle et de l’amour platonique. Et, au milieu du vacarme grandissant, c’étaient toute sorte de propositions sérieuses, offres de dîner, demandes préalables d’argent, marchandages, surenchères.

Ce n’était plus seulement le Divan, le café tout entier leur appartenait. Trois ou quatre faisaient queue à la porte des cabinets. Il y en avait à la cuisine, demandant de l’eau chaude et du savon pour se débarbouiller. Phémie tournait autour des billards, une queue à la main, faisant rouler les billes, écrivant avec le blanc son nom sur chaque tapis vert. D’autres rôdaient aux Momies, autour des joueurs de bésigue et de domino. La petite Laure assise sans façon à côté du banquier de la première chanteuse, s’enhardit jusqu’à passer la main sur ce large crâne chauve : « Est-il beau ?… Moi, il me plaît, le Monsieur ! et il va me payer quelque chose ! » Au milieu de tout ce remue-ménage, le père Brun allait et venait, sur les dents et pas tranquille, enchanté et effaré d’avoir tant de monde dans son établissement, tenté au fond de jeter ces rouchies à la porte, obligé pourtant de leur faire bon accueil dans l’intérêt de la consommation. Madame Brun, au comptoir, continuait à lire le Journal Officiel.

Des curieux stationnaient toujours dans la rue, tassés sur le trottoir, écoutant aux volets fermés du Divan.

— Entendez-vous quelque chose ?

— Moi, pas plus que vous !

— Ils font un vacarme à rendre sourd !… C’est du propre.

— On dirait qu’ils se battent, qu’ils se les disputent, qu’ils les violent…

— A-t-on jamais vu ! ça va être le pendant de la nuit des bombes.

— Indécent ! Indécent ! Indécent !

— Moi, je sais qu’à la place de l’autorité municipale…

— Que voulez-vous ? c’est la Mi-Carême…

— Allons donc ! nous n’allons pas pouvoir dormir de la nuit !

— Ils ne seront pas toujours jeunes !

— Si votre femme vous entendait !… Puisque vous les approuvez, monsieur, que n’allez-vous vous fourrer au milieu de leur orgie.

— Monsieur, veuillez ménager vos expressions !

— Eh ! silence, vous deux ! allez vous chamailler ailleurs… Vous empêchez le monde d’écouter…

Et, sur le Mail, bien que sept heures eussent sonné depuis longtemps, une foule de gens oubliaient d’aller dîner. Malgré un petit froid sec, il y en avait d’assis sur les bancs de l’allée du Nord, jusque sur la margelle de la fontaine du Bon-Grand-Homme. D’autres se tenaient debout devant les portes des Quatre-Billards, tâchant de deviner quelque chose à travers les petits rideaux des vitrages.

— Tiens ! en voilà une qui joue au billard, maintenant !

En face, le patron du Durand sortait à chaque instant, tête nue, faisait quelque pas ; puis, planté au beau milieu de l’allée du Midi, montrant le poing au café du père Brun :

— À une autre année, va !…

Et il rentrait en maugréant contre les officiers, ses pensionnaires, qui n’arrivaient plus. Tant pis, ces messieurs mangeraient le rôti comme il serait, réduit en semelle de botte ! Il ne retrouva un peu de calme qu’à la vue du lieutenant Ladoucette, qui arrivait donnant le bras à Georgette. Laure la suivait, au bras du chef de musique. Boulotte, elle, l’énorme Boulotte, eut l’honneur de dîner à la table des capitaines. Les autres se répandirent un peu partout, dans les diverses pensions où mangeaient les étudiants. Et, à la même heure, tandis que çà et là des bouteilles de supplément se débouchaient en leur honneur, certains dîners bourgeois, en ville, au contraire, étaient tristes, écourtés. Des maris n’avaient plus faim au dessert, portaient les mains à leur front, éprouvaient le besoin subit d’aller prendre l’air ; des fils s’éclipsaient, oubliant de plier leur serviette.

— Le voilà filé !… prend-il la maison pour une auberge ? soupirait la mère.

Ou bien, certaines femmes à leurs maris :

— Votre cercle ! si le feu pouvait une bonne fois le… Passer encore toute ma longue soirée, ici, seule !…

Mais le Mail, ce soir-là, présentait une animation inaccoutumée. Des étoiles dans le ciel balayé, certains magasins ouverts et éclairés plus tard qu’à l’ordinaire, beaucoup de promeneurs. À la hauteur de la fontaine du Bon-Grand-Homme, on se sentait à chaque instant coudoyé, comme à Paris, à la même heure, au boulevard des Italiens. Un fourmillement d’hommes arrêtés devant les Quatre-Billards, envahissant jusqu’à la chaussée du milieu, rappelait même la Petite-Bourse. À partir de neuf heures, les Coqs commencèrent à arriver de leurs pensions par bandes de quinze, vingt, trente, entraînant une ou deux femmes. Et ils ne se hâtaient pas d’entrer au café. Leur joie était de passer au plus épais de la foule et d’y stationner, le verbe haut, l’œil allumé, radieux de montrer leurs conquêtes. Celles-ci, ébouriffées par les premières galanteries des Coqs, le chapeau de travers, avaient, grâce au vin cacheté, un commencement d’enthousiasme.

— Toi, mon grand brun, je t’aime… si tu m’achètes une paire de gants.

Une autre, sur l’air des lampions, en dansant :

— Un coiffeur !… Un coiffeur !… Un coiffeur !… Vous êtes vingt-six, cotisez-vous pour me payer le coiffeur.

Et la petite Laure, se tordant comme une couleuvre pour se dégager de deux Coqs qui la tenaient par le bras :

— Non ! je ne vais pas au café !… Lâchez-moi… je veux être seule, pour aller visiter les curiosités de la ville, les monuments !…

Neuf heures et demie pourtant. Dix heures. Dix heures et demie. Et les promeneurs du Mail ne songeaient pas à rentrer. Les cafés ne fermaient pas, ni plusieurs magasins. Le gaz flambait, par endroits haut et cru, comme un gaz de grande capitale, comme un soleil de nuit inventé pour illuminer les fièvres d’une vie factice. Tandis que, sur sa fontaine, raide et immobile dans son lourd manteau de pierre, le Bon-Grand-Homme semblait stupéfait de voir sa ville encore éveillée, à une pareille heure, indue pour une sous-préfecture, indue aussi pour une ville romaine, pour une ville féodale, pour une ville parlementaire. Et le murmure frais du filet d’eau tombant dans la vasque était couvert par un brouhaha, se perdait dans la buée de désir et de folie chaude qui commençait à charger l’atmosphère.

Une petite fièvre rendait maladroites les mains des coiffeurs du Mail frisant quelques-unes de ces dames. Celles qui achetaient des gants chez « le duc de la Rochefauxcols », étaient servies par le duc lui-même ; et, pour essayer la paire, le duc, ventre proéminent, arrondissait les bras autour de sa cliente, lui pétrissant les doigts l’un après l’autre, mollement, la respiration courte. Tandis que devant l’Hôtel-de-Paris, le banquier de la première chanteuse, et le Juif à tête d’oiseau, attendaient ensemble depuis une éternité. Tout à coup une agitation passa le long de leur échine, les fit se frotter les mains, les poussa dans une rue sombre : la petite Laure arrivait en courant, décoiffée et cramoisie, seule. Elle avait échappé aux Coqs, celle-là, pour visiter la ville et les monuments ! Elle disparut tout de suite dans la même rue sombre.

Et la ville entière, maintenant, sous l’influence des femmes, subissait comme un énervement.

Un peu après minuit pourtant, le magasin du duc « de la Roche-faux-col », les coiffeurs et bureaux de tabac, éteignirent, fermèrent. Puis ce fut le tour du café Durand. Celui des Quatre-Billards, le dernier, boucla ses portes, sauf une qui resta entrebâillée pour les retardataires. Et, comme il faisait vaguement clair de lune, l’homme du gaz venait de passer, et d’éteindre deux réverbères sur trois, par économie municipale. Une partie de la population n’en stationnait pas moins sur le Mail devenu noir. Elle se tassait peu à peu sur l’allée du Midi, en un rassemblement compact, devant le café du père Brun. Soudain, au premier étage, cinq fenêtres s’éclairèrent. Elles trouaient le noir de la nuit de leurs grandes vitres braisillantes. Et d’en bas, du Mail, les regards de la population ne se détachaient plus de ces cinq phares jaunes. Mais, le mieux placé pour voir, c’était le Bon-Grand-Homme sur son piédestal, le front en plein dans un reflet clair ruisselant sur les dentelures de sa couronne ducale. Et les femmes devaient être là-haut, dans les bras des Coqs, des heureux Coqs : ils triomphaient ces gaillards-là, et ils avaient pour eux leur jeunesse ! C’était leur jeunesse, cette musique de quadrille, alerte et maigre, ayant la saveur aigrelette d’une pomme pas mûre ; leur jeunesse aussi, ce rhythme enlevant le galop, ces emportements fous ; puis, ce glissement de valse lascive ; puis ce cancan épileptique et paillard, toujours leur jeunesse ! Ils devaient tellement s’en donner, là-dedans, que des larmes de chaleur ruisselaient le long des vitres ternies. Alors, tout à coup, pour aérer le bal, les cinq fenêtres s’ouvrirent toutes grandes.

— Une fournaise !

— Voyez, ça crépite et ça fume !

— Chaque fenêtre crache une buée.

— Ça pue le tabac et la sueur.

— Éloignons-nous un peu, il me passe de la braise sur la joue.

— Des enragés !

— Que dites-vous ?

— Ce sont des enragés ! des polissons ! des misérables ! En quel temps vivons-nous : la jeunesse d’aujourd’hui n’a plus ni foi ni loi ! Avec cela, on dit le Pape à toute extrémité… Nous aurons un cataclysme !

— Moi, je m’étonne que la maison ne croule pas.

— Ce n’est pas raisonnable… Nous devrions être au lit, nous… des hommes mariés !

— Parlez, je vous conseille ! c’est moi qui vous propose en vain de partir depuis une heure.

— Oh ! tenez ! étonnant ! bizarre !… Retournez-vous donc.

— Oui ! contre la façade des maisons d’en face, leurs ombres chinoises… Très comique !

Démesurément grandes, les ombres des Coqs enlaçant les femmes dans leurs bras, dansaient du haut en bas des maisons de l’allée du Midi. Selon les hasards de la valse ou du quadrille, c’était à chaque instant une mêlée énorme de bras, de jambes, de têtes, sautant, bondissant, tournoyant. On eût dit une seule bête monstrueuse, aux membres innombrables, expirant dans la danse de Saint-Gui d’une agonie convulsive. Puis bras, têtes et jambes se touchaient, se confondaient, et ce n’étaient plus qu’une masse brouillée ; tout s’affaissait sous un voile noir derrière lequel, maintenant, on devinait encore les secousses de quelque besogne effrénée et bouffonnement polissonne. Puis, le voile se déchirait, et sur le fond tout à coup lumineux des façades d’en face, c’était la silhouette gigantesque d’une jambe en l’air, d’une jambe de femme au mollet colossal sortant de l’enseigne du café Durand, et dont le pied, par dessus le faîte du plus haut étage, chahutait, un peu dans le ciel.

Le bal dura la nuit entière. D’heure en heure, le crieur de nuit passait vite, vite, dans ses chaussures de corde, glapissant sa plainte lugubre. Tout pressé qu’il était, chaque fois il stationnait quelques instants, lui aussi, mêlé à ceux qui se chauffaient à la flambée des cinq fenêtres. Et, l’heure d’après, il retrouvait les curieux à la même place. Tandis que çà et là, dans la ville, certaines lampes ayant brûlé toute leur huile, charbonnaient. Et plus d’une, qui ne s’était pas couchée, épouse ou mère, croyant reconnaître un pas, tendait à chaque instant l’oreille. Enfin l’aurore ! L’homme du gaz avait éteint depuis longtemps les derniers réverbères. Le crieur-de-nuit devait ronfler dans son lit. Et, sous les cinq fenêtres, il y avait encore des gens, des visages terreux ; des yeux battus regardaient toujours les ombres dansantes d’en face, vagues et laides maintenant, presque sinistres, un rêve de danse macabre contre les façades roses.

Chassés par le jour naissant, les derniers curieux partirent. Mais le Mail ne resta pas longtemps désert. C’était de la rue voisine, un léger bruit de pas pressés et chevrotants, arrivant avec une canne. Puis, les pas s’arrêtèrent. Et la pomme de la canne grattait la devanture des Quatre-Billards.

— François, c’est moi… Ouvrez !

Mais, presque aussitôt, une grosse main hérissée de poils gris s’abattit sur le bras qui tenait la canne.

— Ah ! je vous y prends, farceur…

Celui-ci était venu sur la pointe du pied, en rasant les murailles.

— Oui, je le répète, farceur !… Comment diable êtes-vous déjà levé, farceur ?

— Et vous ? il me semble…

— Moi, c’est différent… Je voulais vous surprendre, mon brave.

— Mon bon, c’est moi qui venais vous surveiller !

Et ils se secouaient chaleureusement les mains. Leurs yeux pétillaient.

C’étaient deux habitués de la salle des Momies. Ceux-là, malins, avaient passé la nuit dans leur lit : par exemple ils s’étaient levés de bonne heure ! Il en arriva d’autres. N’étaient-ils pas environ une douzaine ayant l’habitude de se lever avant l’aube, pour se faire ouvrir « les Momies », et jouer quelque chose au domino pendant que le garçon balayait leur salle. Ce matin-là, sans se l’être dit, ils se trouvèrent bientôt tous devant le café, une demi-heure plus tôt.

— François… C’est nous ! ouvrez… Voyons ! il se fait tard, que diable !

Alors cinq heures sonnèrent. Et, dans la gaieté du matin, ils étaient là, toute la douzaine, vieux pour la plupart mais dispos et guillerets, battant de la semelle, soufflant dans leurs doigts, bourrant des pipes. À la vérité, deux ou trois catarrheux toussaient, le cou enfoncé dans de gros cache-nez de laine. Mais une même pensée gaillarde les rajeunissait tous, faisant monter leur rire en fusées, donnant à leurs moindres mots et gestes des intentions profondément scélérates.

— Mais François nous laisse geler !… Ce coquin de François ! que peut-il bien faire ?…

À ce « que peut-il bien faire ? » voilà qu’ils se poussaient du coude. Et maint bout du nez rouge, piqué par la bise, se mettait à remuer.

— On n’entend rien !… Ces dames seraient-elles couchées ?

Ces dames !… couchées !… Et leurs yeux luisaient, leurs lèvres s’humectaient. Tout à coup, au moment où François vint enfin leur ouvrir, un vacarme de tonnerre au-dessus de leurs têtes ! Ces dames n’étaient pas couchées. Tous à la fois, Coqs et Poussins, les emportaient dans un vertigineux galop final.

Deux heures après, madame Brun, descendue en cornette de nuit, s’installait au comptoir comme à l’ordinaire.

— François, avez-vous nettoyé là-haut ?… Mon premier étage est dans un état !…

— Madame, je suis en train… C’est qu’il y a un fameux travail, allez !

Et François levait les bras au ciel.

— Aussi, ajouta-t-il en désignant le Divan, c’est que j’ai été dérangé ; j’ai eu beaucoup de déjeuners à servir…

— Montez dès que vous le pourrez… Ouvrez tout, portes et fenêtres, pour établir un courant d’air.

Un rayon du soleil levant, par les hautes glaces de la devanture, tombait dans la salle des Momies, se brisant contre une table de marbre, rebondissant en gerbes de paillettes lumineuses dont quelques-unes volaient jusqu’au comptoir, tandis que d’autres, çà et là, offusquaient les yeux des joueurs de domino. Et ils étaient tout à leur jeu, maintenant : « — À vous la pose ! — J’ai le double-six ! — Ne faites pas un parisien ! — Je boude ! — Domino ! et j’en marque trente ! » Un reste d’agitation tortillait pourtant sur son tabouret le grand Juif crasseux à tête d’oiseau. De temps en temps, le nez intérieurement tapissé de poils blancs de l’huissier, se tournait encore dans la direction du Divan. Là, au contraire, les stores et jalousies baissés, il faisait un reste de nuit. Dans un coin noir, autour d’une grande table ronde, Bianca et la bande des Corses prenaient toujours le chocolat. Sur la large banquette rembourrée, pêle-mêle avec des Coqs qui n’avaient pas eu le courage de rentrer, dormaient deux femmes dont on ne voyait que les bottines déboutonnées et les jupes. Mais Mengar, de l’Île-Bourbon, blanc comme un linge, fumait rêveusement sa pipe, tout en embrassant parfois Dolorès éreintée qui lui ronflait sur l’épaule. Pendant ce temps, au café Durand qui venait d’ouvrir, Georgette était attablée entre le chef de musique et le lieutenant Ladoucette. Tandis que, dans une chambre de capitaine, Boulotte, l’énorme Boulotte, déjà en jupons blancs et toute dépoitraillée, rallumait une moitié de cigare éteint trouvé sur la cheminée. Et les Égyptiens venaient de rentrer, avec la négresse Fatma, dans la petite maison meublée qu’ils occupaient tout entière à côté du théâtre. Et la petite Laure dormait sur les deux oreilles, toute seule dans un grand lit, celle-là ! dans la plus belle chambre de l’Hôtel de Paris, retenue pour elle par le banquier de la première chanteuse. Il y en avait d’ailleurs de moins favorisées par le sort, ou de trop exigeantes, qui ne réussissaient pas vite à se trouver un placement avantageux. Trois surtout, pas des plus belles, la bossue et deux vieilles loucheuses, que le duc « de la Roche-faux-cols » inquiet avait déjà vu passer et repasser devant son magasin, stationner un peu chaque fois, regarder mélancoliquement la devanture. Fantastiquement accoutrées, jaunes de ne pas avoir dormi et noires de poussière, col et manchettes désempesés par la sueur du bal, elles s’oubliaient là un moment devant la lingerie fine du chemisier, devant les fraîches cravates bleu-de-ciel et rose tendre. « — Camélia, regarde donc ces bottines en chevreau glacé avec piqûres blanches ! » Puis elles repartaient, traînant leurs savates éculées. Et, ne sachant trop où aller, complètement dépaysées, elles ne se quittaient plus, comme soudées l’une à l’autre par le délaissement et le malheur. On les vit longtemps muser ensemble sur le Mail tout le long des allées du Nord et du Midi, faisant des stations sur les bancs, lisant des affiches, trempant le coin de leur mouchoir dans la fontaine du Bon-Grand-Homme, pour se passer de l’eau sur les yeux. Devant les messageries, elles causèrent avec le conducteur d’une diligence, homme aimable, qui, malheureusement, partait dans trois minutes. Une rangée de décrotteurs debout devant leur boîte, en train de déjeuner, les plaisanta. Même, de jeunes externes du collège se rendant en classe, leur cartable sous le bras, elles reçurent des petits cailloux et des poignées de sable. Puis, la bossue, qui avait encore six sous, acheta des oranges à une marchande ambulante. Et elles étaient en train de peler chacune la leur, lorsqu’elles ressentirent tout à coup la secousse d’une grande espérance.

Ils venaient trois, vêtus sans élégance mais très proprement, avec de petits chapeaux ronds bien brossés, et des chaînes d’argent au gilet, trois ! d’un pas ralenti, qui les regardaient beaucoup. Elles, ravies, leur souriaient. Eux, prirent tout de suite une rue qui montait vers la Faculté. C’étaient trois bûcheurs se rendant au cours, avec leur Code et leurs cahiers de notes. Ils ne marchaient pourtant point trop vite, retournant à chaque instant la tête. Elles alors, s’étant consultées, quittèrent le Mail pour les suivre. Mais les bûcheurs doublant le pas prirent la première rue à droite. Elles prirent la première à droite. Eux, effarouchés, se mirent à courir, se jetèrent dans une ruelle, disparurent. Elles s’engagèrent dans la ruelle, qui se subdivisait, et l’embranchement choisi ne les conduisit qu’à une impasse, au fond de laquelle l’herbe poussait comme dans un pré. Là, au moins, Camélia profitant de la solitude de l’endroit pour satisfaire un petit besoin, les deux autres, par précaution, l’imitèrent. Mais en face, tout à coup, à une lucarne, parut une vieille mégère : « — Malpropres ! malpropres ! » Et l’on vidait sur leur tête des eaux sales ! Elles avaient fui bien loin. Et, maintenant, voici qu’elles allaient devant elles, sans savoir, à travers la ville inhospitalière. On eut l’étonnement de les voir passer et repasser sur la place du Marché, rue de l’Université, rue des Tanneurs, rue des Orfèvres, et au carrefour des Trois-Ormeaux, et rue de la Miséricorde. Puis elles revinrent sur le Mail, le quittèrent, firent le tour des prisons, passèrent devant la tour du Grand-Horloge, sur la place du Parlement, sortirent par la porte Romaine, poussèrent une pointe jusqu’à la gare, rentrèrent par le Mail, se reposèrent quelques instants sur des chaises, dans une église ; puis, intimidées par le bedeau, repartirent. Voilà qu’elles se retrouvaient pour la quatrième fois sur le Mail. Et il n’était encore que onze heures du matin ! La ville, autour d’elles, indifférente, avait repris son paisible train-train ordinaire. L’omnibus de l’Hôtel de Paris revenait vide de la gare. Un cheval de maître buvait à longs traits l’eau limpide du Bon-Grand-Homme. Sur l’allée du Nord, deux nobles, un comte et un marquis, fumaient tranquillement leur pipe, en se promenant, les mains derrière le dos. D’une fenêtre ouverte de salle à manger sortait une musique claire d’assiettes et d’argenterie remuées. Alors, creusées par l’exercice, reconnaissant que décidément, à trois, la chance ne leur souriait pas, elles allèrent chacunes de leur côté, à la recherche d’une côtelette. Mais Camélia reçut un affront aux Quatre-Billards, le père Brun ne voulant plus la recevoir ; au Durand, elle trouva cependant une absinthe. La bossue, qui avait mauvais caractère, demandait en vain, partout, l’adresse des trésoriers-organisateurs. Douée d’une vue perçante, la troisième, d’un bout du Mail à l’autre, crut apercevoir Monsieur Lefèvre sortant de la ville, et se mit à courir. Elle s’élança à l’aventure dans la campagne, eut peur d’un chien de ferme, resta quelque temps perdue au fond d’immenses prairies, but de l’eau claire à une petite rivière, déjeuna avec du cresson, revint au moins avec un frais bouquet de violettes. Puis, réunies de nouveau sur le Mail, à l’heure de la musique militaire, que le mauvais temps de la veille avait fait remettre à ce jour-là, elles faisaient sensation toutes les trois. Les belles dames assises sur les chaises, se retournaient pour les voir, stupéfaites : « — D’où sortent-elles, ces horreurs-là ! » Artisanes et grisettes leur riaient au nez. De jeunes ouvriers, sachant qu’elles avaient dansé toute la nuit avec les étudiants, leur fumaient dans le visage. Puis, elles vaguèrent encore, ici, là, se quittant et se retrouvant, toujours sans résultat. Enfin, à la nuit seulement, Camélia et la bossue, au retour d’une promenade écartée avec le grand Juif crasseux à tête d’oiseau, purent reprendre le chemin de fer. Et celle qui cherchait Monsieur Lefèvre, finit par le relancer « au manège, » où elle dormit quarante-huit heures avec Sélika, Soliman et Roxelane.

Les autres, mieux partagées, passèrent la journée au lit, ne se levèrent qu’à la nuit pour manger, et se recouchèrent, la plupart dans quelque chambre nouvelle. Le lendemain et le surlendemain, par des trains différents, le gros des femmes repartit. Il en resta pourtant comme une queue : quinze jours après, en bien comptant, on eût retrouvé cinq de ces dames, qui ne paraissaient point trop mécontentes de la ville. La veille de Pâques, cependant, une des cinq prit le dernier train, comme ça, tout à coup, sans vouloir seulement passer les fêtes. En novembre, à la rentrée de la Faculté, les Coqs de deuxième et de troisième année revenant après trois mois d’absence, en retrouvèrent deux, la petite Laure et Boulotte, complètement acclimatées.

Boulotte, depuis, l’énorme Boulotte, morte à l’hôpital, phthisique. Les Coqs et Poussins de ce temps-là, dispersés aux quatre points cardinaux. Les Égyptiens, retournés en Égypte ; les Corses, dans leur île. Mauve, de Toulon, rend la justice aux Antilles. Mengar, le créole, plaide en France pour des journaux démocratiques.

Les deux Bas-Alpins ont repris la charrue paternelle ; les Jouvin, de Marseille, se sont mariés. Et les deux Bernard, du Var ? Roca, de Nice ? Conil d’Avignon ? Et les autres ?… Tous, aujourd’hui, juges de paix, notaires, avoués, avocats, magistrats assis ou debout, — ou morts et enterrés ! Courcier, de Paris, qui portait toujours des bottes molles, hélas ! n’en porte plus. Pas de nouvelles du grand Jéror, d’Alger, au fameux béret rouge. Le Polaque tient sans doute un râteau de croupier dans quelque ville d’eaux. — « Vos pétits jeux, Messieurs !… Rien né va plou ! »

Enfin, le père Lefèvre a depuis longtemps transporté ailleurs son « manège », et ses diverses aptitudes. Mais la petite Laure, elle, longtemps heureuse avec le banquier de la première chanteuse, a définitivement pris racine dans la ville. La petite Laure est encore la ressource des Coqs d’aujourd’hui, la providence des Poussins.

Le jeudi et le dimanche, sur le Mail, à l’heure où le murmure du filet d’eau du Bon-Grand-Homme, est couvert par les cuivres tapageurs de la musique militaire, elle fait sa promenade comme les autres. Belles dames assises sur les chaises, bonnes d’enfants, ouvrières, les gens du peuple comme « la société », sont tellement accoutumés à la voir, qu’elle ne fait plus scandale. Seulement le duc de la « Roche-faux-cols » la suit quelquefois du regard. Puis, tout bas, dans l’oreille de quelque autre momie :

— Une femme du père Lefèvre !… N’est-ce pas ? elles sont toujours gentilles.