La Fin de notre ère/02

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Bibliothèque indépendante d'édition (p. 8-13).


II

LA PORTÉE DE LA VICTOIRE JAPONAISE.


On tâche d’expliquer la défaite des Russes, comme chaque défaite, par les fautes du vaincu, la mauvaise organisation de l’armée russe, les abus et les erreurs des chefs, etc. Mais le principal n’est pas en cela. La cause des succès des Japonais ne vient pas de la mauvaise direction de la Russie, ou du mauvais état des armées russes, mais de la grande supériorité des premiers au point de vue militaire. Le Japon a vaincu, non parce que les Russes sont faibles, mais parce que le Japon est peut-être maintenant le pays militaire le plus puissant du monde, sur terre et sur mer. Et il en est ainsi : 1o parce que tous ces perfectionnements techniques qui ont donné aux peuples chrétiens la supériorité dans leurs luttes contre les peuples non chrétiens ont été adoptés par les Japonais, grâce à leur esprit pratique et à l’importance qu’ils attribuent aux exploits militaires, et qu’ils en ont profité beaucoup mieux que ne l’avaient fait les peuples chrétiens ; 2o parce que les Japonais, par leur nature, sont plus courageux et plus indifférents à la mort que ne le sont maintenant les peuples chrétiens ; 3o parce que le patriotisme militaire, tout à fait en désaccord avec le christianisme et qui fut introduit dans le peuple avec tant d’efforts par les gouvernements chrétiens, s’épanouit jusqu’à présent, dans toute sa force, parmi les Japonais ; 4o parce que, se soumettant servilement au pouvoir despotique du Mikado déifié, les forces des Japonais sont plus concentrées, plus unies que celles des peuples libérés de leur soumission servile.

En un mot, les Japonais avaient et ont une immense supériorité : ils ne sont pas chrétiens.

Le christianisme, quelque déformé qu’il soit parmi les peuples chrétiens, vit, bien que vaguement, dans leur conscience, et les chrétiens, en tout cas les meilleurs d’entre eux, ne peuvent plus consacrer toutes leurs forces spirituelles à inventer et fabriquer des armes de meurtre. Il leur est impossible de ne pas envisager plus ou moins négativement le patriotisme militaire et, comme le font les Japonais, s’ouvrir le ventre pour ne pas tomber entre les mains du vainqueur, ou se faire sauter avec l’ennemi, comme cela se fit jadis. Ils n’apprécient plus comme autrefois les vertus militaires, les exploits guerriers et respectent de moins en moins la classe militaire. Ils ne peuvent déjà plus, sans y trouver une atteinte à la dignité humaine, se soumettre servilement au pouvoir et, principalement, au moins la majorité, commettre indifféremment le meurtre.

Jamais, même dans les branches de l’activité pacifique qui ne sont pas d’accord avec l’esprit du christianisme, les peuples chrétiens n’ont pu soutenir la lutte avec les non-chrétiens. Ce fut et c’est encore ainsi, dans la lutte d’argent, avec ces derniers.

Le christianisme, quelque mal interprété, quelque déformé qu’il soit, le chrétien, — et plus il est chrétien, plus est développée en lui cette particularité, — reconnaît que la richesse n’est pas le bien supérieur ; c’est pourquoi il n’y peut consacrer toutes ses forces, comme le fait celui qui n’a pas d’idéal supérieur à l’argent ou qui regarde la richesse comme une bénédiction du Seigneur.

De même dans le domaine de la science non-chrétienne et de l’art non-chrétien. Dans le domaine de la science positive, expérimentale, dans celui de l’art qui a le plaisir pour but, la priorité appartient et appartiendra toujours aux hommes et aux peuples les moins chrétiens.

Ce que nous voyons dans la manifestation de l’activité pacifique, à plus forte raison doit être vrai dans la guerre, que nie absolument le vrai christianisme.

C’est précisément cette supériorité, absolue dans les choses militaires, des peuples non-chrétiens sur les peuples chrétiens, avec des moyens égaux de technique militaire, qui s’est manifestée d’une façon si évidente dans la brillante victoire des Japonais sur les Russes.

Et c’est dans cette supériorité inévitable, nécessaire, des peuples non-chrétiens sur les peuples chrétiens, qu’est l’immense importance de la victoire japonaise.

Cette victoire est importante, parce qu’elle a montré de la façon la plus évidente, non seulement à la Russie, mais à tout le monde chrétien, tout le néant de la civilisation extérieure dont étaient si fiers les peuples chrétiens. Elle a montré que toute cette civilisation extérieure, qui leur semblait le résultat particulièrement précieux des efforts séculaires de l’humanité chrétienne, est quelque chose de bien peu important. En effet, le peuple japonais, qui ne se distingue par aucune qualité intellectuelle transcendante, quand il en a eu besoin, en quelques dizaines d’années, s’est approprié toute la sagesse scientifique des peuples chrétiens, y compris les bacilles et la dynamite, et a su si bien s’adapter pratiquement cette sagesse que, dans l’œuvre militaire et dans la guerre elle-même, tant appréciée par les peuples chrétiens, il est devenu supérieur à eux tous.

Durant des siècles, les peuples chrétiens, sous prétexte de se défendre, inventèrent les moyens les plus efficaces de s’entre-tuer (moyens adoptés aussitôt par tous les adversaires), et ils profitèrent de ces moyens pour se menacer entre eux et acquérir des avantages de toutes sortes parmi les populations non civilisées de l’Afrique et de l’Asie. Mais voilà que parmi les non-chrétiens paraît un peuple guerrier, habile, assimilateur, qui, apercevant le danger qui le menace, ainsi que tous les autres peuples non-chrétiens, avec une facilité et une rapidité étonnantes s’adapte tout ce qui donnait aux peuples chrétiens la supériorité militaire ; et il devient plus fort qu’eux. Comprenant cette vérité simple, que, si l’on vous bat avec un bâton gros et fort, on doit prendre juste le même bâton, ou un bâton plus gros et plus fort, et en frapper celui qui vous bat, les Japonais se sont assimilé très vite et facilement cette sagesse et, en même temps, toute la technique de la guerre. Profitant en outre de tous les avantages du despotisme religieux et du patriotisme, ils ont manifesté une telle puissance militaire qu’elle a surpassé celle du pays le plus puissant.

La victoire des Japonais sur les Russes a démontré à toutes les puissances que le pouvoir militaire n’est plus entre leurs mains, qu’il a passé ou passera bientôt en d’autres mains, non-chrétiennes, puisqu’il est facile à tous les peuples non-chrétiens, opprimés par les chrétiens en Asie, en Afrique, de s’approprier, à l’exemple des Japonais, la technique militaire dont nous sommes si fiers et, non seulement de se délivrer, mais de conquérir tous les pays chrétiens.

De sorte que les gouvernements chrétiens, vu l’issue de cette guerre, sont amenés de la façon la plus évidente à augmenter encore les préparatifs militaires dont les dépenses écrasent déjà leurs peuples. Ils doivent reconnaître, tout en doublant leurs armements, qu’avec le temps les peuples païens, opprimés par eux, de même que les Japonais, après avoir appris l’art militaire, secoueront le joug et se vengeront.

Cette guerre confirme, non plus par le raisonnement, mais par la dure expérience, et pour les Russes comme pour tous les peuples chrétiens, cette simple vérité que la violence ne peut aboutir qu’à l’augmentation des calamités et des souffrances.

Il est ainsi établi que les peuples chrétiens en s’occupant d’augmenter leurs forces militaires, non seulement font une œuvre mauvaise, immorale, mais une œuvre contraire à l’esprit chrétien qui vit en eux, œuvre dans laquelle ils doivent toujours être surpassés et vaincus par les peuples non-chrétiens.

Cette victoire a montré aux nations chrétiennes que tout ce vers quoi les gouvernements ont dirigé leur activité était dangereux pour eux, épuisait inutilement leurs forces, et, principalement, qu’ils ne faisaient ainsi que se préparer des ennemis puissants parmi les peuples non-chrétiens.

Elle a prouvé en outre, de la façon la plus évidente, que la force des peuples chrétiens ne peut nullement résider dans la puissance militaire, contraire à l’esprit du christianisme, et que si ces peuples veulent vivre, leurs efforts doivent tendre non à développer la puissance militaire, mais à organiser la vie qui, découlant de la doctrine chrétienne, donnerait aux hommes le plus grand bien, non par la force brutale, mais par l’accord raisonnable et par l’amour.

Voilà l’immense portée de la victoire japonaise.