La Fin de notre ère/06

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Bibliothèque indépendante d'édition (p. 25-29).


VI

LA PREMIÈRE CAUSE EXTÉRIEURE
DE LA RÉVOLUTION FUTURE


La déformation de la doctrine chrétienne, avec la méconnaissance du précepte de la non-résistance, a conduit les peuples chrétiens à la haine réciproque, aux maux qui en découlent et à un esclavage toujours croissant, dont ils commencent à sentir le fardeau. Voilà la cause fondamentale de la révolution future. Les causes particulières, temporaires, qui ont amené, précisément maintenant, le commencement de cette transformation sont : 1o la folie du militarisme toujours croissant parmi les peuples chrétiens, démontrée clairement par la guerre russo-japonaise ; 2o la misère et le mécontentement de plus en plus grands du peuple travailleur, qui proviennent de ce qu’il est privé de son droit légitime et naturel de jouir de la terre.

Ces deux causes existent pour toutes les nations chrétiennes, mais, vu les conditions particulières, historiques, de la vie du peuple russe, elles se font sentir chez lui, en ce moment plus vivement que partout ailleurs. La misère de sa situation, qui découle de l’obéissance au gouvernement, est devenue particulièrement évidente au peuple russe, et cela, je pense, non seulement à cause de l’horrible et inepte guerre, dans laquelle il fut entraîné par son gouvernement, mais aussi parce que ce peuple considéra toujours le pouvoir autrement que les nations européennes. Le peuple russe ne lutta jamais contre le pouvoir et, principalement, n’y participa jamais et ne fut pas dépravé par cette participation.

Il envisagea toujours le pouvoir non comme un bien auquel doit aspirer chaque homme, ainsi que le comprend la majorité des peuples européens (et, malheureusement, quelques hommes corrompus, parmi les Russes), mais comme un mal dont l’homme doit s’écarter. C’est pourquoi la majorité du peuple russe préfère toujours supporter des maux de toutes sortes, provenant de la violence, que d’endosser la responsabilité morale de la participation au pouvoir. De sorte que cette majorité a obéi, et obéit au pouvoir, non parce qu’elle ne peut le détruire, comme veulent le lui apprendre les révolutionnaires, et ne prend pas part à ce pouvoir, non parce qu’elle n’y peut accéder, ce que lui veulent enseigner les libéraux, mais parce qu’elle préfère toujours se soumettre à la violence que de lutter contre elle ou d’y participer. C’est pourquoi un gouvernement despotique, — c’est-à-dire la violence du fort et de celui qui veut lutter contre le plus faible ou contre celui qui reste passif — s’établit et se maintint en Russie.

La légende de l’appel des Variags, composée évidemment après que ceux-ci eurent conquis les Slaves, exprime très bien les rapports des Russes envers le pouvoir, même avant le christianisme. « Nous ne voulons pas participer au péché du pouvoir. Si cela ne vous semble pas un péché, venez et gouvernez-nous. » C’est par cette façon d’envisager le pouvoir que s’explique cette obéissance des Russes aux potentats les plus cruels et les plus fous, souvent même d’origine étrangère, à commencer par Ivan IV jusqu’à Nicolas II.

Tel le peuple russe envisageait le pouvoir et s’en rapportait à lui, dans l’antiquité, tel sa majorité l’envisage maintenant. Il est vrai que les Russes, comme les autres peuples, furent en butte aux tromperies de l’hypnotisme et de la suggestion, par lesquelles on força les chrétiens, insensiblement, à se soumettre puis à obéir au pouvoir pour des œuvres contraires au christianisme, mais ces tromperies n’ont atteint que les couches supérieures, corrompues, du peuple et la majorité a toujours la même opinion du pouvoir et croit mieux de supporter la violence que d’y participer.

J’attribue ce rapport du peuple russe envers le pouvoir à ce que le vrai christianisme, en tant que doctrine de la fraternité, de l’égalité, de l’humilité et de l’amour, le christianisme qui établit une différence nette entre la soumission et l’obéissance à la violence, s’est mieux conservé chez le peuple russe que chez les autres.

Le vrai chrétien peut se soumettre ; il ne peut ni lutter contre le pouvoir ni lui obéir, c’est-à-dire reconnaître sa légitimité. Malgré tous les soins des gouvernements, en général, et du gouvernement russe, en particulier, pour remplacer les vrais rapports chrétiens envers le pouvoir par la doctrine de l’orthodoxie gouvernementale, l’esprit chrétien, et la différence entre la soumission et l’obéissance au pouvoir, continue à vivre dans la grande majorité du peuple russe travailleur. Le désaccord entre la violence gouvernementale et le christianisme n’a jamais cessé d’être sensible à la majorité des Russes, surtout aux chrétiens les plus avisés, ceux qui n’appartiennent pas à la doctrine déformée de l’orthodoxie, ceux qu’on appelle les schismatiques.

Ces chrétiens de divers noms ne reconnaissent pas la légitimité du pouvoir gouvernemental. La majorité, par peur, se soumit aux exigences du gouvernement, qu’elle reconnaissait illégitime, mais quelques-uns, une petite partie, par diverses ruses tournèrent ces exigences et s’en affranchirent. Quand, par le moyen du service militaire obligatoire, la violence gouvernementale parut lancer un défi à tous les vrais chrétiens, en exigeant que chaque homme fût prêt au meurtre, alors plusieurs Russes orthodoxes comprirent le désaccord du christianisme avec le pouvoir. Et les chrétiens non orthodoxes, de confessions les plus diverses, commencèrent à refuser carrément le service militaire. Ces refus, il est vrai, furent peu nombreux (à peine un sur mille), néanmoins leur importance était très grande, car ils provoquèrent de la part du gouvernement des persécutions et de cruels supplices qui ouvrirent les yeux non plus seulement aux schismatiques, mais à tous les Russes, si bien que l’immense majorité, qui jusqu’alors n’avait pas pensé à la contradiction existant entre les lois divines et les exigences non chrétiennes du gouvernement, l’aperçut. Et aussitôt, dans la majorité du peuple russe, commença ce travail invisible, sourd, impossible à mesurer, de l’affranchissement de la conscience.

Telle était la situation du peuple russe quand survint la guerre russo-japonaise, guerre cruelle qui n’avait aucune justification. Mais voilà que, avec l’augmentation du nombre des lettrés, le mécontentement général et, principalement, la nécessité d’appeler, pour la première fois, des centaines de mille hommes âgés, arrachés de leur famille et du travail raisonnable (les réservistes), pour une œuvre évidemment folle et cruelle, cette guerre fut la poussée qui transforma le travail invisible, sourd, intérieur, en conscience claire de l’illégitimité, de la culpabilité du gouvernement. Et cette conscience s’exprima et s’exprime, dans les phénomènes les plus variés et les plus importants, tels que le refus des réservistes de partir pour l’armée, les désertions, le refus de se battre et de tuer, surtout de tirer sur les siens pendant les répressions des révoltes, et, principalement, le nombre sans cesse croissant des réfractaires.

Aux Russes de notre temps, du moins à leur immense majorité, paraît en toute son importance, cette question : Faut-il, devant Dieu et devant sa conscience, obéir au gouvernement qui exige des œuvres contraires à la loi chrétienne ? Et cette question, qui est née pour le peuple russe, est une des causes de la grande et universelle transformation qui se prépare et qui, peut-être même, est déjà commencée.