La Fin du monde/II/1

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 229-256).

CHAPITRE PREMIER

LES ÉTAPES DE L’AVENIR

L’homme enfin prend son sceptre et jette son bâton
Et l’on voit s’envoler le calcul de Newton
Monté sur l’ode de Pindare.
V. Hugo, Plein Ciel.

L’événement auquel nous venons d’assister et les discussions qu’il avait provoquées s’étaient passés au vingt-cinquième siècle de l’ère chrétienne. L’humanité terrestre n’avait pas trouvé sa fin dans la rencontre cométaire, qui était devenue le plus grand phénomène de son histoire entière, événement mémorable et jamais oublié, malgré les transformations de tout ordre subies depuis par la race humaine. La Terre avait continué de tourner ; le Soleil avait continué de briller ; les petits enfants étaient devenus des vieillards et avaient été incessamment remplacés dans le flux perpétuel des générations ; les siècles, les périodes séculaires s’étaient succédé ; le Progrès, loi suprême, avait conquis le monde malgré les freins, les obstacles, les enrayements que les hommes ne cessent d’opposer à sa marche ; et l’humanité avait lentement grandi dans la science et dans le bonheur, à travers mille fluctuations transitoires, pour arriver à son apogée et parcourir la voie des terrestres destinées.

Mais par quelles séries de transformations physiques et mentales !

La population de l’Europe s’était élevée, de l’an 1900 à l’an 3000, de trois cent soixante-quinze à sept cents millions ; celle de l’Asie, de huit cent soixante-quinze millions à un milliard ; celle des Amériques, de cent vingt millions à un milliard et demi ; celle de l’Afrique, de soixante-quinze à deux cents millions ; celle de l’Australie, de cinq à soixante millions ; ce qui donne pour le mouvement de la population totale du globe un accroissement de quatorze cent cinquante millions à trois milliards quatre cents millions. La progression avait continué, avec des fluctuations.

Les langues s’étaient métamorphosées. Les progrès incessants des sciences et de l’industrie avaient créé un grand nombre de mots nouveaux, construits généralement sur les anciennes étymologies grecques. En même temps, la langue anglaise s’était répandue sur toute la surface du globe. Du vingt-cinquième au trentième siècle, la langue parlée en Europe était dérivée d’un mélange d’anglais, de français et de termes étymologiquement grecs, auxquels s’étaient ajoutées quelques expressions tirées de l’allemand et de l’italien. Aucun essai de langue universelle artificiellement créée n’avait réussi.

Dès avant le vingt-cinquième siècle, déjà, la guerre avait disparu de la logique humaine, et l’on ne comprenait plus qu’une race qui se croyait intelligente et raisonnable eût pu s’imposer pendant si longtemps de plein gré un joug brutal et stupide qui la ravalait de beaucoup au-dessous de la bête. Quelques épisodes historiques popularisés par la peinture montraient dans toute son horreur l’ancienne barbarie. Ici, c’était Rhamsès III, en Égypte, voyant vider devant son char les paniers de mains coupées aux vaincus pour en opérer plus facilement le dénombrement, par centaines et par milliers ; là c’était Teglatpal-Asar, dans les plaines de la Chaldée, faisant écorcher vifs les prisonniers sous les feux cuisants du soleil, ou Assurbanipal, en Assyrie, faisant arracher la langue aux Babyloniens et empaler les Susiens ; plus loin on voyait, devant les murs de Carthage, les otages crucifiés sur l’ordre d’Amilcar ; ailleurs, César faisant rogner d’un coup de hache les poignets aux Gaulois révoltés ; d’autres tableaux montraient Néron assistant au supplice des chrétiens accusés de l’incendie de Rome et enduits de poix pour être brûlés vifs ; et, en regard, Philippe II d’Espagne et sa cour devant les bûchers d’hérétiques brûlés au nom de Jésus. Ailleurs on voyait Gengis Khan marquant la route de ses victoires par des pyramides de têtes coupées ; Attila incendiant tous les villages après les avoir pillés ; les condamnés de l’Inquisition expirant dans les tortures ; les Chinois enterrant les condamnés jusqu’au cou et enduisant de miel les têtes pour les abandonner aux mouches, ou, à côté, supplice plus rapide, sciant des hommes entre deux planches ; Jeanne d’Arc expirant dans les flammes ; Marie Stuart, la tête sur le billot ; Lavoisier, Bailly, André Chénier sur l’échafaud révolutionnaire ; les dragonnades des Cévennes ; les armées de Louis XIV ravageant le Palatinat, les soldats de Napoléon étendus morts dans les champs de neige de la Russie ; et les villes bombardées, et les batailles navales, et les amas de troupes foudroyés en un éclair par les agents explosifs, et les combats aériens précipitant des grappes d’hommes dans les profondeurs de l’espace. Partout et toujours la domination brutale du plus fort et la plus effroyable barbarie. La série des guerres internationales, civiles, politiques, sociales, était passée en revue, et nul ne voulait croire que les infâmes aberrations de cette folie

Partout la plus effroyable barbarie avait dominé la pauvre race humaine.
homicide eussent pu réellement dominer si longtemps la pauvre race humaine, arrivée enfin à l’âge de raison.

En vain les derniers souverains avaient-ils essayé de proclamer avec une emphase retentissante que la guerre était d’institution divine, qu’elle était le résultat naturel de la lutte pour la vie, qu’elle constituait le plus noble des exercices et que le patriotisme était la première des vertus ; en vain les champs de bataille avaient-ils été qualifiés de champs d’honneur et les chefs victorieux avaient-ils vu leurs statues glorieuses dominer les foules adulatrices. On avait fini par remarquer que nulle espèce animale, à part quelques races de fourmis, n’avait donné l’exemple d’une bêtise aussi colossale ; que la guerre avait été l’état primitif de l’espèce humaine obligée de disputer sa vie aux animaux ; que depuis trop longtemps cet instinct primitif s’était tourné contre l’homme lui-même ; que la lutte pour la vie ne consistait pas à se poignarder soi-même, mais à conquérir la nature ; que toutes les ressources de l’humanité étaient jetées en pure perte dans le gouffre sans fond des armées permanentes, et que l’obligation seule du service militaire inscrite dans les codes constituait une telle atteinte à la liberté qu’elle avait rétabli l’esclavage sous prétexte de dignité. Les nations gouvernées par des rois belliqueux et sacerdotaux s’étaient révoltées, avaient emprisonné leurs souverains et les avaient embaumés, à leur mort, comme des types historiques à conserver : on les avait tous transportés à Aix-la-Chapelle et rangés comme des satellites d’un autre âge autour du vieux tombeau de Charlemagne.

Les États européens, constitués en républiques et confédérés, reconnurent que le militarisme représentait en temps de paix un parasitisme dévorant, l’impuissance et la stérilité, — en temps de guerre le vol et l’assassinat légalisés, le droit brutal du plus fort, régime inintelligent, entretenu par une obéissance passive aux ordres de diplomates spéculant uniquement sur la sottise humaine. Autrefois, dans les temps antiques, on s’était battu de village à village, pour l’avantage et la gloire des chefs, et cette sorte de guerre durait encore au dix-neuvième siècle entre les villages de l’Afrique centrale, où l’on voyait même des jeunes hommes et des jeunes femmes, convaincus de leur rôle d’esclaves, se rendre volontairement en certaines époques aux pays où ils devaient être mangés en grande cérémonie. La barbarie primitive ayant un peu diminué, on s’était ensuite associé en provinces, puis battu d’une province à une autre, entre Athènes et Sparte, entre Rome et Carthage, entre Paris et Dijon, entre Londres et Édimbourg, et l’histoire avait célébré les mirifiques combats du duc de Bourgogne contre le roi de France, des Normands contre les Parisiens, des Anglais contre les Écossais, des Vénitiens contre les Génois, des Saxons contre les Bavarois, etc. etc. Plus tard on avait formé des nations plus vastes, on avait supprimé par là les drapeaux et les divisions provinciales, mais on avait continué d’enseigner aux enfants la haine des peuples voisins et de costumer les citoyens dans le seul but de les faire s’entre-exterminer. Il y avait eu d’interminables guerres, sans cesse renouvelées, entre la France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, l’Autriche, la Russie, la Turquie, etc. Les engins d’extermination avaient suivi dans leurs perfectionnements les progrès de la chimie, de la mécanique, de l’aéronautique et de la plupart des sciences, et l’on rencontrait même des théoriciens — surtout parmi les hommes d’État — déclarant que la guerre était la loi nécessaire du progrès, oubliant que la plupart des inventeurs dans les sciences et l’industrie, électricité, physique, mécanique, etc., ont tous été, au contraire, les hommes les plus pacifiques et les plus antibelliqueux qui fussent au monde. La statistique avait établi que la guerre égorgeait régulièrement quarante millions d’hommes par siècle, onze cents par jour, sans trêve ni relâche, et avait fait douze cents millions de cadavres en trois mille ans. Que les nations s’y fussent épuisées et ruinées, il n’y avait rien là de surprenant, puisque dans le seul dix-neuvième siècle elles avaient dépensé pour ce beau résultat la somme de 700 milliards. Ces divisions patriotiques, habilement entretenues par les hommes politiques qui en vivaient, avaient longtemps empêché l’Europe d’imiter l’Amérique en supprimant ses armées qui lui mangeaient toutes ses forces et absorbaient désormais plus de 10 milliards par an aux ressources si péniblement acquises par les travailleurs, et en se constituant en États-Unis d’Europe, vivant dans le travail utile et dans l’abondance. Mais, comme les hommes ne se décidaient pas à secouer les oripeaux de leurs vanités nationales, c’est le sentiment féminin qui sauva l’humanité.

Sous l’inspiration d’une femme de cœur, la majorité des mères se liguèrent, dans toute l’Europe, pour élever leurs enfants, et surtout leurs filles, dans l’horreur de la barbarie militaire. Les conversations entre parents, les causeries du soir, les récits, les lectures mettaient en évidence la stupidité des hommes, la légèreté des prétextes qui avaient lancé les nations les unes contre les autres, la fourberie des diplomates mettant tout en œuvre pour surexciter le patriotisme et aveugler les esprits, l’inutilité finale des guerres dans l’histoire, l’équilibre européen toujours troublé, jamais établi, la ruine des peuples, les champs de bataille couverts de morts et de blessés déchirés par la mitraille, morts et blessés qui une heure auparavant vivaient glorieusement au bon soleil de la nature,… et les veuves, et les orphelins, et les misères ! Une seule génération de cette éducation éclairée avait suffi pour affranchir les enfants de ce restant d’animalité carnivore et pour les élever dans un sentiment de profonde horreur contre tout ce qui pouvait rappeler l’antique barbarie. Les femmes étaient électrices et éligibles. Elles obtinrent d’abord que la première condition d’éligibilité des Administrateurs serait l’engagement de ne plus voter le budget de la guerre, et ce fut en Allemagne que l’évolution se fit le plus facilement, grâce aux socialistes internationaux. Mais une fois en fonctions, plus de la moitié des députés oublièrent absolument leurs promesses, sous prétexte de raison d’État. Ils avouèrent qu’ils avaient aliéné leur indépendance personnelle et qu’ils ne pouvaient qu’obéir au mot d’ordre des chefs de groupes parlementaires ! En réalité, les gouvernants refusaient de désarmer, et le budget de la guerre continuait d’être voté chaque année. On imagina ensuite que, les militaires des diverses patries se différenciant surtout par les costumes, il suffirait peut-être de supprimer simplement ces costumes pour supprimer les armées ; mais une telle proposition était trop simple pour avoir aucune chance de succès. C’est alors que les jeunes filles se jurèrent entre elles de ne jamais épouser tout homme qui aurait porté les armes ; elles renoncèrent au mariage, — et elles tinrent leur serment.

Les premières années de cette ligue furent assez dures, même pour les jeunes filles, et, si ce n’eût été la réprobation universelle, plus d’un cœur aurait pu se laisser prendre. Les jeunes hommes ne manquaient pas de qualités personnelles, et l’uniforme n’avait pas perdu les avantages d’une

Les jeunes filles renoncèrent au mariage.
certaine élégance. Il y eut, à vrai dire, quelques défections ; mais, comme les couples ainsi formés furent dès le premier jour méprisés de la société et consignés en dehors comme des parias et des renégats, ils ne furent pas nombreux. L’opinion publique était fixée, et il eût été désormais impossible de remonter le courant. On pouvait voir un peu partout sur les places publiques des inscriptions, et des appels en faveur de la paix universelle. Les belliqueux sont des assassins et des voleurs : telle était la sentence qui se lisait le plus souvent, surtout à Berlin.

Pendant près de cinq ans, il n’y eut pour ainsi dire pas un seul mariage, pas une seule union. Tous les citoyens étaient soldats, en France, en Allemagne, en Italie, en Angleterre même, où « l’impôt du sang » avait été également voté au vingtième siècle, et il en était de même dans toutes les nations de l’Europe prêtes à se confédérer en États-Unis, mais reculant toujours pour leurs questions de drapeaux. Les femmes tinrent bon. Elles sentaient que la vérité était entre leurs mains, que leur décision délivrerait l’humanité de l’esclavage qui l’opprimait, et qu’elles ne pouvaient manquer de gagner la partie. Aux objurgations passionnées de certains hommes, elles répondaient unanimement « Non ! nous ne voulons plus d’imbéciles. » D’autres ajoutaient : « Nous refusons d’élever des fils pour la boucherie. » Et, si la scission avait continué, elles étaient décidées à garder leur serment ou à émigrer en Amérique où depuis tant de siècles le militarisme avait disparu.

Au Comité des Administrateurs des affaires de l’État (ce qu’on appelait autrefois députés ou sénateurs) les citoyennes les plus éloquentes réclamaient à chaque session le désarmement. Enfin, la cinquième année, devant le mur d’opposition féminine qui de jour en jour se faisait plus épais et plus infranchissable, les députés de tous les pays, comme poussés par un même ressort, firent assaut d’éloquence pour surenchérir encore sur tous les arguments invoqués par les femmes, et la même semaine, en Allemagne, en France, en Italie, en Autriche, en Espagne, le désarmement fut déclaré. La République allemande avait triomphé des vieux préjugés dont elle avait eu elle-même le plus à souffrir.

C’était au printemps. Il n’y eut aucune révolution. D’innombrables mariages s’ensuivirent. La Russie et l’Angleterre étaient restées en dehors du mouvement, le suffrage des femmes n’y ayant pas été unanime. Mais, comme l’année suivante tous les peuples de l’Europe constitués en républiques se confédérèrent en un seul État, sur l’invitation du gouvernement des États-Unis d’Europe, les deux grandes nations décrétèrent, elles aussi, le désarmement graduel et par dixièmes. Depuis longtemps déjà les Indes n’appartenaient plus à l’Angleterre, et celle-ci était constituée en république. Quant à la Russie, la forme monarchique y subsistait toujours. Les ministères de la guerre furent partout supprimés comme une monstruosité sociale, effacés comme une tache infamante. On était alors au milieu du vingt-quatrième siècle. Dès cette époque, le sentiment étroit de la patrie fut remplacé par le sentiment général de l’humanité, et la sauvagerie internationale fit place à une fédération intelligente.

Des institutions militaires il ne resta que la musique, la seule fantaisie agréable qui eût été associée au militarisme, et que l’on se garda bien de faire disparaître. Des milices spéciales furent conservées, uniquement pour entretenir ce genre martial d’harmonie, si gai, si brillant, si ensoleillé. Dans la suite des temps, on n’arriva jamais à comprendre que cette musique eût été inventée pour conduire des troupeaux à l’abattoir.

Délivrée du boulet de l’esclavage militaire, l’Europe s’était immédiatement ensuite affranchie du fonctionnarisme qui avait, d’autre part, épuisé les nations, paraissant condamnées à périr de pléthore ; mais il avait fallu pour cela une révolution radicale. Les parasites du budget se virent inexorablement éliminés. Dès lors, l’Europe s’était rapidement élevée en un radieux essor, dans un merveilleux progrès social, scientifique, artistique et industriel.

On respirait enfin librement ; on vivait. Pour arriver à payer 700 milliards par siècle aux citoyens détournés de tout travail productif et pour subvenir aux exigences du fonctionnarisme, les gouvernements s’étaient vus conduits à amonceler les impôts à des charges horripilantes. On avait fini par tout imposer : l’air que l’on respire, l’eau des sources et des pluies, la lumière et la chaleur du soleil ; le pain, le vin, tous les objets de consommation ; les vêtements jusqu’à la chemise ; les habitations ; les rues des cités, les chemins des campagnes ; les animaux, chevaux, bœufs, chiens, chats, poules, lapins, oiseaux en cage ; les plantes, les fleurs ; les instruments de musique, pianos, orgues, violons, cithares, flûtes, cors de chasse ; les métiers, les états, les célibataires, les gens mariés, les enfants, les nourrices, les meubles, tout, absolument tout ; et les impôts s’étaient accrus jusqu’au jour où leur chiffre avait égalé le produit net de l’activité des travailleurs, exception faite du strict « pain quotidien ». Alors, tout travail avait cessé. Il semblait désormais impossible de vivre. C’est ce qui avait amené la grande révolution sociale des anarchistes internationaux dont il a été parlé au début de ce livre, et celles qui l’avaient suivie.

Tous les États avaient fait faillite les uns après les autres[1].

Mais ces révolutions n’avaient pas réussi à affranchir définitivement l’Europe de la barbarie ancienne ; les préjugés patriotiques recommençaient déjà l’endettement universel, et c’est à la ligue des jeunes filles que l’humanité dut cette délivrance.

On vit alors une chose inouïe, incroyable, inadmissible, sans précédent dans l’histoire : la diminution des impôts ! Allégé des neuf dixièmes, le budget ne servit plus qu’à l’entretien de l’ordre intérieur, à la sécurité des citoyens, aux écoles de tout genre, à l’encouragement des recherches nouvelles, au progrès toujours grandissant des sciences, des arts, de l’industrie et de toutes les manifestations de l’activité intellectuelle ; mais l’initiative individuelle avait pris le dessus sur l’ancienne centralisation officielle qui pendant tant de siècles avait, tout en gaspillant les finances publiques[2], étouffé les plus ardentes tentatives, et la bureaucratie était morte de sa belle mort.

La sottise du duel avait disparu peu après celle de la guerre. On cessa de concevoir que des divergences quelconques eussent pu être considérées comme rationnellement résolues par un coup de pistolet ou d’épée, de même que l’on n’admirait plus du tout la galanterie des officiers français de la bataille de Fontenoy, invitant, le chapeau à la main, « messieurs les Anglais à tirer les premiers ». Tout cela parut, même aux yeux des enfants, d’une grande vétusté et d’une excessive stupidité.

Malgré les inconséquences, le scepticisme vain, la nullité scientifique, l’incompétence habituelle et même les prévarications de certains politiciens, la forme républicaine avait prévalu sur tous les autres types de gouvernement, mais non la domination démocratique. On avait reconnu qu’il n’y a pas d’égalité intellectuelle et morale entre les hommes et qu’il vaut mieux confier le gouvernement à un Conseil d’esprits éminents qu’à une foule d’ambitieux dont le principal mérite avait été d’être munis de solides poumons et doués d’une intarissable loquacité, et qui n’avaient songé qu’à faire tourner à leur profit personnel le jeu perpétuel des passions populaires. Les erreurs grossières et les excès brutaux de la démagogie avaient plus d’une fois mis la République en danger de mort ; mais l’hérédité monarchique ne garantissant pas davantage les devoirs d’un gouvernement rationnel, on avait fini par adopter une Constitution dirigée par un très petit nombre de citoyens élus sous les garanties d’un suffrage restreint et éclairé.

L’unification des peuples, des idées, des langues avait eu pour complément celle des poids et mesures. Aucune nation n’était restée réfractaire à l’adoption du système métrique, établi sur la mesure même de la planète. Une seule monnaie fut universellement adoptée. Un seul méridien initial régla la géographie : ce méridien passait par l’Observatoire de Greenwich, et c’est à son antipode que le jour changeait de nom à midi : le méridien de Paris était tombé en désuétude vers le milieu du vingtième siècle. La sphère terrestre avait été pendant plusieurs siècles conventionnellement partagée en fuseaux de 24 heures ; mais les différences avec l’heure vraie ayant eu pour conséquences des irrégularités illogiques et inutiles, les heures locales, absolument nécessaires dans les observations astronomiques, avaient reparu, comme des satellites de l’heure universelle. On compta consécutivement de 0 à 24, et non plus enfantinement, comme autrefois, deux fois douze heures.

Transformations non moins complètes dans les sciences, dans les arts, dans l’industrie surtout, et dans les littératures. La classification des connaissances humaines au point de vue de leur valeur intrinsèque changea avec le progrès relatif de chacune d’elles. La météorologie, par exemple, devint une science exacte et atteignit la précision de l’astronomie : vers le trentième siècle, on arriva à prédire le temps comme nous prédisons aujourd’hui l’arrivée d’une éclipse ou le retour d’une comète. Les almanachs antiques firent place à des annuaires précis annonçant longtemps à l’avance tous les phénomènes de la nature. Les fêtes publiques, les parties de plaisir furent toujours couronnées d’un beau ciel, et sur les mers les navires n’allèrent plus au-devant des tempêtes.

Les forêts avaient entièrement disparu, détruites par la culture — et pour la fabrication du papier.

Le taux légal de l’intérêt était descendu à un demi par 100. Les gros rentiers avaient rejoint les âges fossiles.

L’électricité avait remplacé la vapeur. Les chemins de fer, les tubes pneumatiques fonctionnaient encore, mais surtout pour les transports de matériel. On voyageait de préférence, surtout pendant le jour, en ballons dirigeables, en aéronefs électriques, aéroplanes, hélicoptères, en appareils aériens, — les uns plus lourds que l’air, comme les oiseaux, les autres plus légers, comme les aérostats. Les anciens wagons, sales, fumeux, poussiéreux, bruyants et trépidants, avec les sifflets fantasques et extravagants des locomotives, avaient fait place aux esquifs aériens, légers, élégants, qui fendaient les airs en silence dans la pure atmosphère des hauteurs.

Par le seul fait de la navigation aérienne, les frontières — qui n’ont jamais existé, d’ailleurs, pour la science, ni pour les savants dans leurs rapports réciproques — auraient été supprimées si elles ne l’eussent été par les progrès de la raison. Les voyages perpétuels sur toute la surface du globe avaient amené l’internationalisme et le libre-échange absolu du commerce et des idées. Les douanes avaient été abolies. Richesse universelle. Aucune dette publique. Ni armée, ni marine ; ni douanes, ni octrois. Tout l’organisme social était simplifié.

L’industrie avait fait d’éclatantes conquêtes. Dès le trentième siècle la mer avait été amenée à Paris par un large canal, et les navires électriques arrivaient de l’Atlantique — et du Pacifique par l’isthme de Panama — au débarcadère de Saint-Denis, au delà duquel la grande capitale s’étendait fort loin au nord. Les navires faisaient en quelques heures le trajet de Saint-Denis au port de Londres, et bien des voyageurs les prenaient encore, malgré les trains réguliers d’aéronefs, le tunnel et le viaduc de la Manche. Au delà de Paris régnait la même activité ; car le canal des Deux-Mers, joignant la

Un commutateur transportait instantanément au fond de l’Asie, faisant apparaître…
Méditerranée à l’Atlantique, de Narbonne à Bordeaux, avait supprimé le long détour du détroit de Gibraltar, et d’autre part un tube métallique constamment franchi par les trains à air comprimé reliait la République d’Ibérie (anciennement Espagne et Portugal) à l’Algérie occidentale (ancien Maroc). Paris et Chicago avaient alors neuf millions d’habitants, Londres dix, New-York douze. Ayant continué sa marche séculaire vers l’ouest, Paris s’étendait du confluent de la Marne au delà de Saint-Germain. Il ne rappelait que par d’antiques monuments laissés en ruines le Paris du dix-neuvième et du vingtième siècle. Pour n’en signaler que quelques aspects, il était illuminé pendant la nuit par cent lunes artificielles, phares électriques allumés sur des tours de mille mètres ; les cheminées et la fumée avaient disparu, la chaleur étant empruntée au globe terrestre ou à des sources électriques ; la navigation aérienne s’était substituée aux voitures primitives des époques barbares ; on ne voyait plus dans les rues de pluie ni de boue : des auvents en verre filé étaient immédiatement abaissés à la première goutte, et les millions de parapluies antiques se trouvaient avantageusement remplacés par un seul. Ce que nous appelons aujourd’hui civilisation n’était que barbarie à l’égard des progrès réalisés.

Toutes les grandes villes avaient progressé au détriment des campagnes ; l’agriculture était exploitée par des usines à l’électricité ; l’hydrogène était extrait de l’eau des mers ; les chutes d’eau et les marées utilisées donnaient au loin leur force transformée en lumière ; les rayons solaires emmagasinés en été étaient distribués pendant l’hiver, et les saisons avaient à peu près disparu, surtout depuis que les puits souterrains amenaient à la surface du sol la température intérieure du globe, qui paraissait inépuisable.

Tous les habitants de la Terre pouvaient communiquer entre eux téléphoniquement.

La téléphonoscopie faisait immédiatement connaître partout les événements les plus importants ou les plus intéressants. Une pièce de théâtre jouée à Chicago ou à Paris s’entendait et se voyait de toutes les villes du monde. En pressant un bouton électrique, on pouvait, à sa fantaisie, assister à une représentation théâtrale choisie à volonté. Un commutateur transportait immédiatement au fond de l’Asie, faisant apparaître les bayadères d’une fête de Ceylan ou de Calcutta. Mais non seulement on entendait et on voyait à distance : le génie de l’homme était même parvenu à transmettre par des influences cérébrales la sensation du toucher ainsi que celle du nerf olfactif. L’image qui apparaissait pouvait, en certaines conditions spéciales, reconstituer intégralement l’être absent.

Au cinquantième siècle, des instruments merveilleux, en optique, en physique, furent imaginés. Une nouvelle substance remplaça le verre et apporta à la science des résultats absolument inattendus. De nouvelles forces de la nature furent conquises.

Le progrès social avait marché parallèlement avec le progrès scientifique.

Les machines mues par la force électrique s’étaient graduellement substituées aux travaux manuels. Pour les usages quotidiens de la vie, on avait dû renoncer aux domestiques humains,
parce qu’il n’en restait aucun qui n’exploitât odieusement ses maîtres et n’ajoutât à des gages princiers un vol régulièrement organisé. De plus, dans toutes les villes importantes, les marchés avaient disparu, délaissés par les clients, à cause des injures que l’on était obligé de subir de la part des vendeurs. C’est ce qui avait conduit insensiblement à supprimer tous les intermédiaires et à puiser aussi directement que possible aux sources de la nature, à l’aide d’appareils automatiques dirigés par des Simiens. Il n’y eut plus d’autres domestiques que les singes apprivoisés. La domesticité des humains n’aurait pu, au surplus, ne pas disparaître des mœurs, comme autrefois l’antique esclavage.

D’ailleurs, en même temps, les modes d’alimentation s’étaient entièrement transformés. La synthèse chimique était parvenue à substituer des sucres, des albumines, des amidons, des graisses, extraits de l’air, de l’eau et des végétaux, composés des combinaisons les plus avantageuses, en proportions savamment calculées, de carbone, d’hydrogène, d’oxygène, d’azote, etc., et les repas les plus somptueux s’effectuaient non plus autour de tables où fumaient des débris d’animaux égorgés, assommés ou asphyxiés, bœufs, veaux, moutons, porcs, poulets, poissons, oiseaux, mais en d’élégants salons ornés de plantes toujours vertes, de fleurs toujours épanouies, au milieu d’une atmosphère légère que les parfums et la musique animaient de leurs harmonies. Les hommes et les femmes n’avalaient plus avec une gloutonnerie brutale des morceaux de bêtes immondes, sans même séparer l’utile de l’inutile. D’abord, les viandes avaient été distillées ; ensuite, puisque les animaux ne sont formés eux-mêmes que d’éléments puisés au règne végétal et au règne minéral, on s’en était tenu à ces éléments. C’était en boissons exquises, en fruits, en gâteaux, en pilules, que la bouche absorbait les principes nécessaires à la réparation des tissus organiques, affranchie de la nécessité grossière de mâcher des viandes. L’électricité et le Soleil, d’ailleurs, fabriquaient perpétuellement l’analyse et la synthèse de l’air et des eaux.

À partir du soixantième siècle surtout, le système nerveux s’était affiné et développé sous des aspects inattendus. Le cerveau féminin était toujours resté un peu plus étroit que le cerveau masculin et avait toujours continué de penser un peu autrement (son exquise sensibilité étant immédiatement frappée par des appréciations de sentiment, avant que le raisonnement intégral ait le temps de se former dans les cellules plus profondes) et la tête de la femme était restée plus petite, avec le front moins vaste, mais si élégamment portée sur un cou d’une gracieuse souplesse, si supérieurement détachée des épaules et des harmonies du buste, qu’elle captivait plus que jamais l’admiration de l’homme. Pour être restée comparativement plus petite que celle de l’homme, la tête de la femme avait néanmoins grandi, avec l’exercice des facultés intellectuelles ; mais c’étaient surtout les circonvolutions cérébrales qui étaient devenues plus nombreuses et plus profondes, sous les crânes féminins comme sous les crânes masculins. En résumé, la tête avait grossi. Le corps avait diminué ; on ne rencontrait plus de géants.

Quatre causes permanentes avaient contribué à modifier insensiblement la forme humaine : le développement des facultés intellectuelles et du cerveau, la diminution des travaux manuels et des exercices corporels, la transformation de l’alimentation et le choix des fiancés. La première avait eu pour effet d’accroître le crâne proportionnellement au reste du corps ; la deuxième avait amoindri la force des jambes et des bras ; la troisième avait diminué l’ampleur du ventre, apetissé, affiné, perlé les dents ; la quatrième avait plutôt tendu à perpétuer les formes classiques de la beauté humaine, la stature masculine, la noblesse du visage élevé vers le ciel, les courbes fermes et gracieuses de la femme.

Vers le centième siècle de notre ère, il n’y eut plus qu’une seule race, assez petite, blanche, dans laquelle les anthropologistes auraient peut-être pu retrouver quelques vestiges de la race anglo-saxonne et de la race chinoise.

Aucune autre race ne vint se substituer à la nôtre et la dominer. Lorsque les poètes avaient annoncé que l’homme finirait, dans le progrès merveilleux de toutes les choses, par acquérir des ailes et par voler dans les airs par sa seule force musculaire, ils n’avaient pas étudié les origines de la structure anthropomorphique ; ils ne s’étaient pas souvenus que, pour que l’homme eût à la fois des bras et des ailes, il eût dû appartenir à un ordre zoologique de sextupèdes qui n’existe pas sur notre planète, tandis qu’il est issu des quadrupèdes dont le type s’est graduellement transformé. Mais, si l’homme n’avait pas acquis de nouveaux organes naturels, il en avait acquis d’artificiels. Il savait notamment se diriger dans les airs, planer dans les hauteurs du ciel, à l’aide d’appareils légers mus par l’électricité, et l’atmosphère était devenue son domaine, comme celui des oiseaux. Il est bien probable que, si une race de grands voiliers avait pu acquérir par le développement séculaire de ses facultés d’observation un cerveau analogue à celui de l’homme même le plus primitif, elle n’aurait pas tardé à dominer l’espèce humaine et à substituer une nouvelle race à la nôtre. Mais, l’intensité de la pesanteur terrestre s’opposant à ce que les races ailées acquièrent jamais un pareil développement, l’humanité perfectionnée était restée la souveraine de ce monde.

Vers le deux centième siècle environ, l’espèce humaine cessa de ressembler aux singes.


  1. Dès l’année 1893, les divers États de l’Europe étaient déjà endettés de cent vingt et un milliards, qui se partageaient comme il suit. Dette publique : France, 32 milliards ; Russie, 20 milliards ; Angleterre, 18 milliards ; Italie, 11 milliards ; Autriche-Hongrie, 10 milliards ; Allemagne, 9 milliards ; les quinze autres États, 21 milliards. Tout citoyen en naissant était grevé dans la proportion suivante : Français, 987 francs ; Anglais, 505 francs ; Italien, 375 francs ; Autrichien, 275 francs ; Russe, 220 francs ; Allemand, 200 francs. Les habitants des États-Unis n’étaient, au contraire, grevés que d’une dette de 18 dollars ou 90 francs. L’imposition par tête s’élevait aux chiffres suivants : France, 104 francs ; Angleterre, 57 francs ; États-Unis, 50 francs ; Belgique, 46 francs ; Allemagne, 44 francs ; Autriche, 40 francs ; Russie, 36 francs ; Espagne, 33 francs. L’accroissement de la dette publique, en France seulement, a été :
      
    1869
    13 414 972 937 fr.
    1880
    25 925 189 094 fr.
    1871
    19 297 205 447 —
    1885
    29 216 648 501 —
    1873
    23 274 496 972 —
    1890
    31 090 251 051 —
    1875
    24 579 854 314 —
    1891
    31 660 747 872 —

    La France fait à elle seule, actuellement, 600 millions de nouvelles dettes chaque année. Il est vrai que des habitudes très distinguées sont spécialement vouées à l’entretien du budget : le tabac seul donne un million par jour à l’État. L’organisation sociale du monde est vraiment une chose merveilleuse !

    Les dépenses exclusivement militaires suivent pour l’Europe la progression suivante :

      
    1865
    2 715 millions
    1880
    3 981 millions
    1870
    2 748 millions
    1893
    4 758 millions

    L’Europe a actuellement une armée de 3 300 000 hommes. Chacun de ces militaires coûte en moyenne 1 442 francs. Chacun d’eux pourrait produire un travail utile valant, au minimum, 1 000 francs par an. La barbarie européenne actuelle représente donc une perte brute d’environ 8 milliards par an, soit 22 millions par jour !… Il faudrait encore ajouter à ce chiffre le capital immobilisé et improductif du matériel de guerre, d’environ 30 milliards.

    (Note de l’auteur, 1893.)
  2. Le gouvernement de la France seule coûte, par heure, aux contribuables une somme qui augmente d’année en année dans la proportion suivante :
      
    En 1810
    115 000 francs.
    En 1860
    250 000 francs.
    En 1820
    119 000 francs.
    En 1880
    395 000 francs.
    En 1840
    150 000 francs.
    En 1890
    404 000 francs.

    Le budget annuel de la France s’élève à 3 milliards 538 millions.