La Fin du monde/II/6

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Ernest Flammarion (p. 329-340).
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Eva

CHAPITRE VI

EVA

Fragilité des choses qui sont.
Éternité des choses qu’on rêve.
Darmesteter.

Dans les ruines de l’autre ville équatoriale, occupant le fond de la vallée jadis sous-marine qui s’étendait au sud de l’ancienne île de Ceylan, une jeune fille restait seule, après avoir vu tomber, victimes du froid et de la consomption, sa sœur aînée et sa mère. C’était la dernière famille qui eût survécu à l’extinction de toutes les autres.

Suprême épave de la ruine universelle, après la décadence graduelle de toute l’espèce humaine, la dernière race aristocratique, qui s’était conservée par des efforts inouïs et avait lutté constamment contre la misère générale, dans la vaine espérance de survivre au reste du monde, se maintenait encore vivante au milieu des ruines des palais antiques, à grand’peine disputés aux injures du temps. Un retour atavique, que les lois de l’hérédité peuvent expliquer, avait donné à la dernière fleur de l’arbre humain un rayon de beauté depuis longtemps évanoui dans la décadence universelle. C’était comme une fleur qui, dans l’arrière-saison, éclôt au dernier soleil d’automne, sur l’écorce d’un arbre mort. Depuis longtemps, dans les campagnes stériles, les êtres vieillis, épuisés, rapetissés, diminués de corps et d’esprit, rétrogradés à l’état sauvage, avaient presque tous laissé leurs maigres cadavres dans les solitudes glacées. Le flambeau de la vie était éteint.

Assise sous les derniers arbustes polaires qui, dans la haute serre, mouraient les uns après les autres, la jeune fille tenait dans ses mains les froides mains de sa mère, morte de la veille, consumée en pleine jeunesse. La nuit était glacée. La pleine lune brillait comme un flambeau d’or dans les hauteurs du ciel, mais ses rayons d’or étaient aussi froids que les rayons d’argent de l’antique Séléné. Un silence profond régnait dans l’immense salle, solitude de mort que la respiration seule de l’enfant animait pour elle-même d’une sorte de vie silencieuse.

Elle ne pleurait plus. Ses seize années renfermaient plus d’expérience et de sagesse que soixante années des époques fleuries. Elle savait qu’elle était la dernière survivante du groupe d’humains qui venait de s’éteindre, et que tout
bonheur, toute joie, toute espérance avaient disparu pour toujours. Ni présent, ni avenir. La solitude, le silence, la difficulté physique et morale de vivre, et bientôt le sommeil éternel. Elle songeait aux femmes d’autrefois, à celles qui avaient vécu de la vie réelle de l’humanité, aux amantes, aux épouses, aux mères, et ses yeux rougis et asséchés ne voyaient autour d’elle que les tableaux de la mort, et au delà des murs de verre, que le désert infertile, les dernières glaces et les dernières neiges. Parfois son cœur battait violemment dans sa poitrine juvénile, et ses petites mains ne parvenaient pas à comprimer ces battements tumultueux ; parfois, au contraire, toute vie semblait arrêtée dans son sein et sa respiration même était suspendue. Lorsqu’elle s’endormait un instant, elle revoyait en rêve ses jeux d’autrefois, sa sœur rieuse et insouciante, sa mère chantant encore d’une voix pure et pénétrante les belles inspirations des derniers poètes, et de loin elle croyait revoir les dernières fêtes d’une société brillante, comme répercutées sur la face d’un lointain miroir. Puis, à son réveil, la magie des souvenirs s’évanouissait pour faire place à la réalité funèbre ! Seule ! seule au monde ! Et demain la mort, sans avoir connu la vie. Fin inéluctable, révoltes inutiles, condamnation du destin, c’était la loi brutale ; il n’y avait qu’à obéir, attendre la fin qui ne pouvait tarder, puisque ni l’alimentation ni la respiration n’entretenaient plus les fonctions organiques, ou bien ne pas l’attendre et se délivrer tout de suite d’une vie douloureuse et irrémédiablement condamnée.

Elle se dirigea vers la salle de bains, où l’eau tiède circulait encore, quoique les appareils combinés par l’industrie pour tous les soins domestiques eussent cessé d’être entretenus depuis longtemps déjà, les derniers serviteurs (races spéciales descendant des simiens antiques et transformées comme la race humaine avec l’appauvrissement des conditions de la vie terrestre) étant tombés, eux aussi, victimes de la diminution graduelle des eaux. Elle se plongea dans l’eau parfumée, fit jouer un commutateur qui laissa encore arriver la force électrique venue des cours d’eau souterrains non encore gelés, et parut, en éprouvant un repos réparateur, oublier un instant la condamnation du destin. Un spectateur indiscret qui l’aurait contemplée ensuite lorsque, debout sur une peau d’ours devant la haute glace réfléchissant son image, elle se mit à tresser sur sa tête les boucles de sa longue chevelure d’un châtain pâle et presque blond, aurait pu voir un sourire effleurer ses lèvres et montrant qu’en ce moment elle oubliait la noire destinée. Elle retrouva dans une autre pièce les sources qui tous les jours précédents lui avaient donné les éléments de l’alimentation moderne, extraits des eaux, de l’air, des plantes et des fruits automatiquement cultivés dans les serres par l’énergie solaire elle-même.

Tout cela marchait encore comme une horloge remontée. Depuis plusieurs milliers d’années, tout le génie des hommes avait été presque exclusivement appliqué à dominer la loi du destin. On avait forcé les dernières eaux à circuler en des canaux intérieurs où l’on avait également forcé la chaleur solaire à descendre. On avait conquis les derniers animaux pour en faire les serviteurs passifs des machines, et les dernières plantes pour développer à l’extrême leurs propriétés nutritives. On avait fini par vivre de rien comme quantité, chaque substance alimentaire nouvellement créée étant complètement assimilable. Les dernières villes humaines étaient des serres ensoleillées, où arrivaient toutes les substances aqueuses nécessaires à l’alimentation, substituées aux anciennes productions de la nature. Mais de siècle en siècle il avait été de plus en plus difficile d’obtenir les produits indispensables à la vie. La mine avait fini par s’épuiser. La matière avait été vaincue par l’intelligence, mais le jour était arrivé où l’intelligence elle-même devait être vaincue : tous les travailleurs étaient successivement morts à la peine, la Terre cessant de pouvoir fournir. Il y avait eu là une lutte gigantesque et d’une formidable énergie, du côté de l’homme qui ne voulait pas mourir. Mais les derniers efforts n’avaient pu empêcher l’absorption des eaux par le globe terrestre, et les dernières provisions ménagées par une science qui semblait plus forte que la nature même étaient arrivées à leur limite.

Eva était revenue auprès du corps de sa mère. Elle lui prit encore les mains glacées dans les siennes. Les facultés psychiques des êtres humains des derniers jours avaient acquis, avons-nous dit, une transcendante puissance. Elle songea un instant à évoquer sa mère du sein des ombres. Il lui semblait qu’elle désirait d’elle, sinon une approbation, du moins un conseil. Une idée la dominait mystérieusement, l’obsédait tout en la charmant. Et c’était cette idée seule maintenant qui l’empêchait de désirer une mort immédiate.

Elle voyait de loin la seule âme qui pût répondre à la sienne. Depuis sa naissance, aucun homme n’avait existé dans les tribus dont elle était le dernier rejeton. Là, les femmes avaient survécu au sexe jadis qualifié de fort. Les tableaux suspendus le long de la grande salle de la bibliothèque lui montraient ses aïeux et les anciens personnages célèbres de la cité. Les livres, les gravures, les statues lui montraient l’homme. Mais elle n’en avait jamais vu.

Elle rêvait, pourtant, et souvent des images inconnues et troublantes passaient devant ses yeux fermés. Son âme flottait parfois dans le mystère ignoré, le rêve l’emportait dans une vie nouvelle, et l’amour ne lui semblait pas encore entièrement exilé de la Terre. Depuis la domination suprême du froid, depuis plusieurs années, les communications électriques entre les derniers foyers humains du globe étaient arrêtées. On ne se parlait plus, on ne se voyait plus, on ne se sentait plus à distance. Mais elle connaissait la ville océanienne comme si elle l’avait vue, et lorsqu’elle fixait son regard sur la grande sphère terrestre qui trônait au centre de la bibliothèque, lorsque, ensuite, elle fermait les yeux et y portait sa pensée, lorsqu’elle appliquait son sens psychique à l’objet de sa volonté, elle agissait à distance avec une intensité d’un ordre différent mais aussi efficace que celle des anciens appareils électriques. Elle appelait, et elle sentait qu’une autre pensée l’entendait.

La nuit précédente, elle s’était envolée jusqu’à l’antique cité d’Omégar et, un instant, lui était apparue en rêve. Le matin même, elle avait vu de loin son acte désespéré, et, par un suprême effort de volonté, avait arrêté son bras.

Et voilà que soudain elle tomba, rêveuse et comme assoupie, dans son fauteuil, en face de sa mère étendue morte ; sa pensée errante alla flotter au-dessus de la cité océanienne et son âme solitaire alla chercher pour sœur la seule âme qui vécut encore sur la Terre. Dans la dernière cité océanienne, Omégar l’entendit. Lentement, comme en rêvant, il monta à l’embarcadère des aéronefs. Subissant une mystérieuse influence, il obéit à la voix lointaine. L’aéronef électrique prit son vol vers l’occident, traversa les froides terres tropicales qui occupaient la place de l’ancien Océan Pacifique, de la Polynésie, de la Malaisie et des îles de la Sonde, et vint s’abattre sur la plate-forme de l’antique palais cristallin où la jeune fille fut tirée de son rêve par la chute du voyageur aérien qui se précipitait à ses pieds.

Elle s’enfuit, saisie d’épouvante, jusqu’au fond de l’immense salle, et soulevait la lourde peau qui séparait cette pièce de la bibliothèque, lorsque, arrivé tout près d’elle, il s’arrêta, mit un genou à terre, lui prit une main dans les siennes, et lui dit simplement :

« Vous m’avez appelé : je suis venu. »

Et il ajouta aussitôt : « Je vous connais depuis longtemps, je savais que vous existiez, je vous

« Vous m’avez appelé : je suis venu. »
ai vue souvent ; vous êtes la perpétuelle attraction de mon âme. Mais je n’avais jamais osé venir. »

Elle l’avait relevé : « Mon ami, fit-elle, je sais que nous sommes seuls au monde et que nous allons mourir. Une voix plus forte que moi-même m’a ordonné de vous appeler. Il m’a semblé que c’était la pensée suprême de ma mère, suprême, au delà de la mort. Voyez ! elle dort ainsi depuis hier. Combien cette nuit est longue ! »

Le jeune homme s’était agenouillé et avait pris la main de la morte. Ils étaient là tous deux, devant la couche funèbre, comme en prière.

Doucement il se pencha vers la jeune fille.

Leurs têtes s’effleurèrent. Il abandonna la main de la morte.

Eva eut un frisson : « Non ! » fit-elle.

Mais, tout d’un coup, Omégar se leva, terrifié, les yeux hagards. La morte s’était réveillée. Elle avait retiré la main qu’il avait prise dans les siennes ; elle avait ouvert les yeux ; elle fit un mouvement ; elle les regarda.

« Je sors d’un rêve étrange, dit-elle, sans paraître surprise de la présence d’Omégar ; tenez, mes enfants, le voici. »

Étendant la main, elle leur montra dans le ciel la planète Jupiter, qui rayonnait d’un splendide éclat.

Et comme ils regardaient l’astre, ils le virent approcher d’eux, grandir démesurément, prendre la place du paysage polaire, s’offrir dans son étendue à leur contemplation émerveillée.

Des mers immenses étaient couvertes de navires,

Ils virent l’astre grandir, approcher d’eux…
des flottilles aériennes voguaient dans les airs ; les rivages des mers, les embouchures des grands fleuves étaient le siège d’une activité prodigieuse ; de brillantes cités apparaissaient, peuplées de multitudes en mouvement ; on ne distinguait ni les détails de ces habitations ni la forme de ces êtres nouveaux, mais on devinait que c’était là une humanité toute différente de la nôtre, vivant au sein d’une autre nature, ayant à sa disposition d’autres organes, d’autres sens, et l’on devinait aussi que c’était là un monde prodigieux, incomparablement supérieur à la Terre.

« Voilà où nous serons demain, fit la morte, et où nous retrouverons toute l’ancienne humanité terrestre, perfectionnée et transformée. Jupiter a reçu l’héritage de la Terre. Notre monde a accompli son œuvre. Il n’y aura plus de générations ici-bas. Adieu ! »

Elle leur tendait les bras. Ils se penchèrent sur son pâle visage et posèrent un long baiser sur son front. Mais ils s’aperçurent que ce front était resté, malgré cet étrange réveil, froid comme un marbre. La morte avait fermé les yeux et ne les rouvrit plus.