La Fin du monde/II/7

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Ernest Flammarion (p. 341-361).
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Dernier jour

CHAPITRE VII

DERNIER JOUR

Amour, être de l’être ! Amour, âme de l’âme
Lamartine, Harmonies.

Il est doux de vivre… L’amour remplace tout, fait oublier tout. Musique ineffable des cœurs, ta divine mélodie enveloppe l’être dans l’extase des voluptés infinies ! Quels historiens illustres ont célébré les héros du Progrès, la gloire des armes, les conquêtes de l’Intelligence et les sciences de l’esprit ? Après tant de siècles de travaux et de luttes, il ne restait plus sur la Terre que les palpitations de deux cœurs, les baisers de deux êtres ; il ne restait plus que l’amour. Et l’amour demeurait le sentiment suprême, dominant comme un phare inextinguible l’immense océan des âges disparus.

Mourir ! Ils n’y songeaient guère. Ne se suffisaient-ils pas à eux seuls ? L’envahissement du froid venait les pénétrer jusqu’aux moelles : ne portaient-ils pas dans leur sein une ardeur assez chaude pour vaincre la nature ? Le Soleil ne brillait-il pas toujours du plus radieux éclat, et la condamnation finale de la Terre ne pouvait-elle être retardée longtemps encore ? Omégar s’ingéniait à maintenir tout le merveilleux système organisé depuis longtemps pour l’extraction automatique des principes alimentaires tirés par la chimie de l’air, de l’eau et des plantes, et paraissait y réussir. Ainsi, autrefois, après la chute de l’empire romain, on vit pendant des siècles les barbares utiliser les aqueducs, les bains, les sources thermales et toutes les créations de la civilisation du temps des Césars et puiser en des industries disparues les éléments de leur vitalité.

Un jour ils virent arriver, dans ce dernier palais de la dernière capitale, un groupe d’êtres chétifs, malheureux, à demi sauvages, qui n’avaient presque plus rien d’humain et qui semblaient avoir rétrogradé vers les espèces simiennes primitives, depuis si longtemps disparues. C’était une famille errante, débris d’une race dégénérée, qui venait chercher un refuge contre la mort. Par suite de l’appauvrissement séculaire des conditions de la vie sur la planète, l’humanité qui, pendant plusieurs millions d’années, avait régné en souveraine victorieuse de la nature, ayant atteint l’unité si longuement attendue, et n’ayant désormais formé qu’une seule espèce dans le sein de laquelle toutes les anciennes variétés s’étaient confondues, cette humanité supérieure et homogène avait graduellement perdu sa force et sa grandeur. Les influences locales de climats et de milieux n’avaient pas tardé à s’exercer et à disloquer l’unité acquise, et de nouvelles variétés, de nouvelles races s’étaient formées. C’est à grand’peine que les deux civilisations les plus solides et les plus énergiques avaient résisté et s’étaient maintenues, comme nous l’avons vu, dans les hauteurs de l’ordre intellectuel. Tout le reste de l’humanité avait subi le poids des années et s’était affaibli en se modifiant sous l’action des influences prépondérantes. L’antique loi du progrès avait fait place à une sorte de loi de décadence, la matière avait repris ses droits et l’homme retournait à l’animalité. Mais toutes ces races de la vieillesse du monde, caduques et désagrégées, avaient successivement succombé. Quelques groupes de spectres erraient, seuls dans les ruines du passé.

Omégar essaya d’appliquer ces serviteurs d’un nouveau genre à l’entretien des appareils de chimie culinaire qui fonctionnaient encore, et surtout à la conservation et à l’utilisation de la chaleur solaire. L’espérance rayonna au-dessus de l’amoureux séjour comme le brillant arc-en-ciel après la sombre pluie ; ils oublièrent le passé et devinrent insouciants de l’avenir, tout entiers au bonheur présent.

Ils vécurent ainsi plusieurs mois dans l’ivresse de cette irrésistible attraction qui les unissait. On a dit que l’amour est la poésie des sens et l’éternel baiser de deux âmes. On a dit aussi que gloire, science, esprit, beauté, jeunesse, fortune, tout est impuissant à donner le bonheur sans l’amour. Nous pourrions ajouter qu’en ce dernier jour du monde, cet amour seul brillait encore comme une étoile dans la nuit universelle. Les deux amants ne s’apercevaient pas qu’ils s’embrassaient dans un cercueil.

Parfois, le soir, à l’heure où le soleil venait de descendre derrière les ruines, Eva sentait son âme oppressée en contemplant l’immense désert qui les environnait et, tout en serrant son bien-aimé dans ses bras, elle ne pouvait refouler les larmes qui venaient obscurcir ses yeux. Oui, elle espérait en l’avenir. Mais quelle solitude et quel silence ! Quel étrange héritage d’une aussi radieuse humanité ! Les souvenirs étaient là. Les livres de la bibliothèque racontaient les gloires du passé, les gravures les faisaient revivre devant les yeux émerveillés, les appareils phonographiques faisaient entendre quand on le voulait les voix des morts illustres, et l’image elle-même de ces morts pouvait apparaître à volonté sur le translucide écran des projections téléphotiques. Dans les vieux coffres métalliques, grands comme des chambres, les mains pouvaient plonger à travers des milliards de monnaies d’or de tous poids et de toutes marques, stérile héritage de richesses inutilement accumulées. Les instruments de physique et d’astronomie qui avaient transformé le monde gisaient dans la poussière. Maîtres du monde, de toutes ses valeurs mobilières et immobilières, possesseurs de tout, ils étaient plus pauvres que les plus pauvres des anciens jours.

« À quoi donc tout a-t-il servi ? disait-elle, en laissant ses yeux errer sur tous ces brillants souvenirs de l’humanité défunte ; oui, à quoi ont servi tous les travaux, tous les efforts, toutes les découvertes, toutes les conquêtes, tous les crimes et toutes les vertus ? Tour à tour, chaque nation a grandi et disparu. Tour à tour, chaque cité a rayonné dans la gloire et dans le plaisir et s’est émiettée en poussière. Les voilà, ces ruines ; la Terre en est couverte. Les anciennes sont ensevelies sous les nouvelles : ruines sur ruines. Les dernières auront le même sort. Des milliards d’hommes qui ont vécu ici, que reste-t-il ? Rien. Et pourquoi donc, ô mon adoré, toi qui sais tout, pourquoi donc Dieu a-t-il créé la Terre ?… Et pourquoi avait-il créé l’humanité ?… Dieu n’est-il pas un peu fou, mon amour ? Tous ces milliards d’hommes qui sont venus pulluler et se quereller sur cette petite boule tournante, à quoi ont-ils servi, puisqu’il ne reste rien ? Est-ce que ce n’est pas exactement maintenant comme s’il n’y avait rien eu du tout ? Je sais bien que les habitants de Mars ont eu le même sort, et quand ceux de Vénus communiquaient encore avec nous, il y a quelques siècles, ils s’imaginaient aussi ne jamais mourir. Voici ceux de Jupiter qui commencent, et qui n’ont pas encore été capables de comprendre nos messages. Eux aussi subiront la même destinée. Dis-moi, est-ce une comédie que cette création-là, ou bien est-ce un drame ? Le Créateur s’amuse-t-il de ses pantins ou aime-t-il les faire souffrir ? Est-il monstre, ou idiot,… dis, mon amour ?

« — Pourquoi chercher, mon Eva ? Que tes beaux yeux ne s’égarent pas ainsi ! Viens t’asseoir sur mes genoux, viens reposer ta jolie tête près de mon cœur. Dieu n’a créé le monde que pour l’amour. Oublie le reste.

« — Mais comment l’oublier, comment fermer les yeux, comment faire taire sa raison et son cœur en ces heures solennelles ? Oui, notre amour, c’est tout, absolument tout. Mais, ma chère âme, comment ne pas penser aussi que tous les couples qui nous ont précédés sur cette Terre depuis le commencement du monde ont disparu, eux aussi, et que tous les amours enchanteurs qui ont bercé les visions humaines, toutes ces bouches sur lesquelles on croyait respirer une jouissance éternelle, tous ces divins baisers, tous ces enlacements éperdus, se sont évanouis en fumée, oui, en fumée, et qu’il n’en reste rien non plus, ni de ces amours, ni de leurs fruits adorés, rien, rien ! Ô mon Omégar, l’humanité a vécu dix millions d’années pour ne rien savoir ! La science merveilleuse entre toutes, la science de l’univers, la sublime astronomie, nous a tout appris, nous a donné la vraie religion, et ne nous a pas montré la logique de Dieu !

— Tu veux trop en savoir. Pourtant tu n’ignores pas que l’humanité terrestre a flotté dans l’inconnaissable. Nous ne pouvons pas connaître l’inconnaissable. Le rouage d’une montre sait-il pourquoi il a été fabriqué et pourquoi il tourne ? Il faut nous résigner à n’avoir été que des rouages. Nous sommes des êtres finis. Dieu est infini. Il n’y a pas de commune mesure entre le fini et l’infini. Nous sommes dans la situation d’une roue de montre qui raisonnerait dans sa boîte sur l’industrie des horlogers. À coup sûr, elle pourrait raisonner aussi pendant dix millions d’années sans trouver que l’appareil dont elle fait partie a pour but de correspondre au mouvement diurne de notre planète. Chère bien-aimée, une roue de montre n’a qu’une fonction réelle à remplir : c’est de tourner. L’humanité terrestre n’a eu, elle aussi, qu’à tourner. Toutes les doctrines philosophiques et religieuses ont été vaines dans la recherche de l’absolu.

« Cependant, la science n’est pas tout à fait illusoire. Nous savons que le monde visible, tangible, perceptible à nos sens, n’existe pas sous les formes mensongères qui nous frappent et n’est que le voile d’un monde réel invisible. Nous savons que l’atome constitutif de la matière est intangible ; que la lumière, la chaleur, le son, n’existent pas plus que la solidité apparente des corps. Nos sens, nos moyens de perception, nous donnent une fausse image de la réalité. C’est quelque chose que de savoir cela, et de savoir aussi que la réalité réside dans le monde invisible, que l’âme est une force psychique indestructible, qui devient personnellement immortelle, c’est-à-dire qui a conscience de son immortalité, du jour où elle vit intellectuellement, où elle est dégagée des lourdeurs matérielles. Sur les milliards d’êtres humains qui ont peuplé la Terre, la proportion des âmes ayant conscience de leur immortalité et gardant le souvenir de leurs existences passées est faible, même sur Jupiter, où elles vivent actuellement. Mais le progrès est la loi de la nature et toutes doivent atteindre un jour cette valeur consciente. C’est la force psychique qui meut le monde. L’univers est un dynamisme. Ce qui est visible pour l’œil du corps est composé d’éléments invisibles. Ce que l’on voit est fait de choses qui ne se voient pas. Les classifications scientifiques qui ont pendant tant de millions d’années constitué la science humaine ont été fondées sur des sensations superficielles ; mais l’humanité a appris, par l’analyse même de ces sensations, par l’observation et par l’expérience, que des forces immatérielles régissent l’univers, que les âmes sont des réalités, des êtres indestructibles, qu’elles peuvent communiquer et se manifester à distance, que l’espace n’est pas une séparation entre les mondes, mais un lien, que la petite Terre qui termine en ce moment son histoire est un astre du ciel, comme ses voisines, et que son humanité n’aura été qu’une province de l’immense création. Et comment cette humanité s’est-elle aussi longuement perpétuée ? Par la loi suprême de l’attraction amoureuse. C’est l’amour qui a jeté les âmes dans le creuset universel. C’est l’amour qui doit régner au-delà des temps, comme dans l’histoire humaine. C’est lui le créateur perpétuel, l’image sensible et charmante de la Puissance invisible et inconnaissable qui irradie éternellement dans l’insondable mystère… »

Ainsi, dans ces derniers jours du monde, les deux derniers descendants de l’humanité causaient encore entre eux des grands problèmes qui avaient dans tous les âges sollicité la curiosité humaine. Ils s’étaient rattachés à la vie et à l’espérance divine de l’au-delà, qui en cet instant suprême rayonna dans leurs cœurs comme une lumière éclatante et inextinguible. C’était là le vrai et réel soleil. Le soleil terrestre brillait et chauffait toujours. Ils se voyaient vivre longtemps encore. Le système de circulation des eaux et de l’extraction des principes alimentaires fonctionnait sous les efforts des serviteurs acharnés, et la dernière heure ne paraissait pas encore prête à sonner au cadran séculaire des destinées.

Mais un jour, quelque merveilleux qu’il fût, le système s’arrêta. Les eaux souterraines elles-mêmes ne coulèrent plus. Le sol fut gelé jusqu’à une grande profondeur. Les rayons du Soleil échauffaient toujours l’air dans les habitations aux toits de verre, mais aucune plante ne pouvait plus vivre : l’eau manquait.

Tous les efforts combinés de la science et de l’industrie n’avaient pu donner à l’atmosphère terrestre des qualités nutritives, comme en est naturellement douée l’atmosphère de certains mondes, et l’organisme humain réclamait toujours les principes reconstituants que ces efforts avaient obtenus, comme nous l’avons vu, de l’air, des eaux et des plantes. Désormais les sources étaient taries.

La condamnation était prononcée.

Après s’être heurté à tous les obstacles infranchissables et avoir reconnu l’inutilité de la lutte, le dernier couple humain ne se résigna point à attendre la mort. Autrefois, avant qu’ils se connussent, l’un et l’autre, séparément, l’attendait sans crainte. Mais maintenant chacun d’eux voulait disputer l’être aimé à l’impitoyable destinée. L’idée seule de voir Omégar gisant inanimé auprès d’elle frappait Eva d’un tel sentiment de douleur qu’elle ne pouvait en supporter l’image. Et lui se désespérait de ne pouvoir enlever sa bien-aimée de ce monde condamné au néant, s’envoler avec elle vers ce brillant Jupiter qui les attendait, et ne point laisser à la Terre ce beau corps adoré.

Il songea que peut-être il existait encore sur le globe quelque région gardant un peu de cette eau bienfaisante sans laquelle la vie s’évanouissait, et, quoique déjà sans forces l’un et l’autre, il prit la résolution suprême de partir à cette recherche. L’aéronef électrique fonctionnait encore. Abandonnant la dernière cité humaine, qui n’était plus qu’un tombeau, les deux derniers descendants de l’humanité disparue oublièrent les régions inhospitalières et partirent à la recherche de quelque oasis inconnue.

Les anciens royaumes du monde passèrent sous leurs pieds. Ils reconnurent les vestiges des derniers foyers illustrés par les splendeurs de la civilisation et qui semaient çà et là des ruines le long de la zone équatoriale. Tout était mort. Omégar revit la vieille cité qu’il avait quittée naguère, mais il savait que là aussi la suprême ressource de vie manquait, et ils n’y descendirent point. Ils parcoururent ainsi, dans leur aéronef solitaire, les régions qui avaient reçu les dernières étapes de l’histoire ; mais partout les ruines et la mort, partout le silence, partout le désert glacé. Plus de prairies, plus de plantes, même polaires ; les derniers

Partout les ruines et la mort.
cours d’eau se dessinaient comme sur une carte géographique et l’on sentait que sur leur parcours la vie terrestre s’était prolongée ; mais ils s’étaient désormais desséchés pour toujours, et, lorsque parfois on distinguait dans les bas-fonds quelque lac immobilisé, ce lac était de pierre : le soleil, même à l’équateur, ne fondait plus les glaces éternelles. Les animaux, sortes d’ours à longs poils, que l’on voyait encore errant sur la terre gelée, trouvaient avec peine dans les anfractuosités une maigre nourriture végétale. On apercevait aussi de temps en temps des espèces de morses et de pingouins marchant sur les glaces, et de grands oiseaux polaires gris voletant gauchement et s’abattant tristement.

Les condamnés ne trouvèrent en aucun point l’oasis cherchée. La Terre était bien morte.

La nuit arrivait. Aucun nuage au ciel. Un courant moins froid, venant du sud, les avait portés au-dessus de l’ancienne Afrique, devenue terre glaciale. Le mécanisme de l’aéronef avait cessé de fonctionner. Le froid, plutôt que la faim encore, les jetait sans force au fond de leur nacelle construite en peaux d’ours polaires.

Ils crurent apercevoir une ruine et mirent pied à terre. C’était une immense base quadrangulaire montrant les vestiges d’assises d’énormes pierres. On pouvait encore reconnaître l’antique pyramide égyptienne. Construction séculaire fondée pour l’éternité, elle avait d’abord survécu au milieu du désert à la disparition de la civilisation qu’elle représentait ; plus tard elle était descendue au-dessous du niveau de la mer avec toute la terre d’Égypte, de Nubie et d’Abyssinie ; ensuite elle était remontée à la lumière et avait été luxueusement restaurée au sein d’une nouvelle capitale et d’une nouvelle civilisation plus éclatante que les splendeurs de Thèbes et de Memphis ; puis enfin elle avait été abandonnée au sein des solitudes. C’était le seul monument des premiers âges de l’humanité qui subsistât, et il le devait à la stabilité de sa forme géométrique.

« Reposons-nous, restons ici, dit Eva, s’abandonnant, souriante et plaintive. Puisque nous sommes condamnés à mort — et d’ailleurs qui ne l’a pas été ? — je veux mourir en repos dans tes bras. »

Ils cherchèrent une anfractuosité dans les ruines et s’assirent l’un près de l’autre en face de l’immense solitude. La jeune femme se blottissait fiévreusement, en serrant son époux dans ses bras, essayant encore de lutter par son énergie contre l’envahissement du froid qui la pénétrait. Lui l’avait attirée sur son cœur et la réchauffait de ses baisers.

« Je t’aime, et je meurs, fit-elle. Mais non, tu l’as dit, nous ne mourrons pas. Vois-tu l’étoile qui nous appelle ! »

Au même moment, ils entendirent derrière eux, sortant du tombeau de Khéops, un bruit léger, rappelant celui du vent dans les feuilles. Frémissants, ils se tournèrent d’un même mouvement vers le côté d’où venait le bruit. Une ombre blanche, qui semblait lumineuse par elle-même, car la nuit était déjà sombre, et il n’y avait pas de clair de lune, glissait plutôt qu’elle ne marchait, s’approchant d’eux. Elle vint s’arrêter devant leurs yeux effrayés et stupéfaits.

L’ombre de Khéops leur apparut.

« Ne craignez rien, dit-elle, je viens vous recevoir. Non, vous ne mourrez point. Personne n’est jamais mort. Le temps tombe dans l’éternité. L’éternité demeure. Je fus Khéops, roi d’Égypte, et j’ai régné ici aux anciens jours du monde terrestre. Depuis j’ai expié mes crimes en plusieurs existences d’esclave, et, lorsque mon âme eut mérité l’immortalité, j’ai habité Neptune, Ganymède, Rhéa, Titan, Saturne, Mars, d’autres mondes, inconnus de vous. Jupiter est actuellement mon séjour. Aux temps de la grandeur de l’humanité terrestre, ce globe était inhabitable pour l’intelligence : il parcourait ses périodes de préparation. C’est ce monde immense qui reçoit maintenant l’héritage des progrès terrestres. Les mondes se succèdent dans le temps comme dans l’espace. Tout est éternel, tout se fond dans le Divin. Confiez-vous à moi. Venez ! »

Et, tandis que le vieux Pharaon parlait encore, ils sentirent un délicieux fluide pénétrer leur être mental, comme il arrive parfois lorsque l’oreille est entièrement séduite par une exquise mélodie. La sensation d’un bonheur calme et transcendant coula dans leurs veines. Jamais aucun songe, jamais aucune extase n’avait donné une telle jouissance.

Eva serra encore Omégar dans ses bras défaillants. « Je t’aime !… Je t’aime ! » répéta-t-elle. Sa voix n’était plus qu’un souffle. Il posa ses lèvres sur sa bouche déjà glacée et l’entendit encore qui murmurait en frissonnant : « Oh comme je l’aurais aimé !… »

L’astre de Jupiter étincelait au ciel.

Eva rouvrit les yeux, fixa son regard sur l’immense planète et parut s’abîmer dans sa lumière, comme fascinée par une vision. Tout à coup son visage s’illumina dans une rayonnante extase. On voit souvent, au moment du dernier soupir, une lueur d’ineffable tranquillité s’étendre sur la physionomie du mourant qui, délivré de ses souffrances, semble s’endormir dans un rêve enchanteur. Ainsi, et plus radieusement, en une illumination divine, fut transfiguré le visage de la dernière femme. Elle voulut parler. Elle étendit les bras vers Jupiter. Ranimée par une force nouvelle, elle s’écria, transportée d’admiration :

« Oui, c’est vrai. La voilà, la Vérité, celle que tu m’as fait pressentir. Qu’ils sont beaux ! Esprits immortels, je suis avec vous. Ah ! tu l’as dit, rien ne meurt. Je suis consolée. Omégar est avec moi. Nous continuons de vivre, nous vivons, nous vivons, toujours nous vivons ! »

Et elle s’exaltait encore. Illuminés d’enthousiasme, ses yeux se tournèrent vers Omégar. Mais elle ne le vit pas. « Oui, dit-elle, il est avec moi. Nous vivons, nous sentons, nous voyons. Le bonheur est dans la vie, dans la vie… éternelle. »

Poussée par une force surnaturelle, elle s’était levée, comme si elle avait voulu s’envoler dans

L’ombre s’éleva dans l’espace.
l’immensité du ciel ; mais, tournoyant sur elle-même, elle était retombée dans les bras d’Omégar qui s’était précipité pour la recevoir. Elle était morte en prononçant le dernier mot.

Il colla ses lèvres sur les siennes et, traversé d’un frisson glacial, sentit lui-même que sa propre vie s’évanouissait. Son cœur précipita ses battements, et, tout d’un coup, s’arrêta.

Leurs regards s’étaient éteints ensemble en recevant les rayons de Jupiter, et doucement leurs yeux se fermèrent.

L’ombre de Khéops s’éleva dans l’espace et disparut. Celui qui aurait pu la voir, non point avec les yeux du corps qui ne perçoivent que les vibrations physiques, mais avec ceux de l’esprit qui savent percevoir les vibrations psychiques, celui-là aurait vu, emportées par cette ombre, deux petites flammes brillant l’une près de l’autre et mariées dans une même attraction, montant ensemble dans les cieux.

Alors il ne resta plus sur la Terre que quelques groupes humains chétifs, mourant de froid et de faim, sortes d’Esquimaux sauvages vêtus de peaux de bêtes, cherchant dans les dernières cavernes leur dernier abri, leur suprême tombeau. La race humaine intelligente était bien finie. Des espèces animales dégénérées survécurent encore pendant quelques milliers d’années. Puis, insensiblement, graduellement, toute la vie terrestre s’éteignit.

Ces événements se passèrent, comme nous

Il ne resta que quelques groupes chétifs…
l’avons vu, dix millions d’années après l’époque à laquelle nous vivons. Le Soleil brilla encore pendant vingt millions d’années, Jupiter et Saturne étant alors le siège de générations florissantes. Mais la Terre était bien morte. Elle continua de rouler dans l’espace comme un morne cimetière sur lequel aucun oiseau ne chanta plus. Un silence éternel enveloppa les ruines de l’humanité défunte. Toute l’histoire humaine s’était évanouie comme une vaine fumée.

Et dans l’abîme céleste pas une pierre mortuaire, pas un souvenir ne marqua la place où notre pauvre planète avait rendu son dernier soupir.