La Flèche noire/4/3

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Traduction par E. La Chesnais.
Société du Mercure de France (p. 257-268).


CHAPITRE III

L’ESPION MORT


À tout ce combat furieux et rapide Lawless avait assisté inutile, et même lorsque tout fut fini et que Dick, déjà relevé, écoutait avec l’attention la plus passionnée le bourdonnement lointain qui venait des étages inférieurs de la maison, le vieil outlaw, flageolant encore sur ses jambes comme un rameau agité par le vent, continuait à fixer stupidement le visage du mort.

— C’est bien, dit enfin Dick, ils ne nous ont pas entendus, les saints soient loués ! Mais qu’est-ce que je vais faire maintenant de ce pauvre espion ? Au moins je vais reprendre mon gland dans sa poche.

Ce disant, Dick ouvrit l’aumonière ; il y trouva quelques pièces de monnaie, le gland et une lettre adressée à Lord Wensleydale, et scellée du sceau de Lord Shoreby. Ce nom réveilla la mémoire de Dick, et il brisa aussitôt la cire et lut la lettre. Elle était courte, mais à la grande joie de Dick, elle donnait la preuve certaine que Lord Shoreby correspondait traîtreusement avec la maison d’York.

Le jeune homme portait habituellement sur lui de quoi écrire ; ainsi pliant un genou auprès du cadavre de l’espion, il put écrire ces mots dans un coin de la feuille :


« Monseigneur de Shoreby, vous qui avez écrit la lettre, savez-vous pourquoi votre homme est mort ? Mais, je vous conseille, n’épousez pas.

« Jean Répare-tout. »


Il posa ce papier sur la poitrine de l’espion, et alors, Lawless, qui avait assisté à ces dernières opérations avec de vagues retours d’intelligence, tout à coup tira une flèche noire de dessous sa robe, et en épingla la feuille. La vue de cette insolence ou, comme il semblait presque, de cette cruauté pour le mort, arracha un cri d’horreur au jeune Shelton ; mais le vieil outlaw ne fit qu’en rire.

— Hé, je veux avoir le bénéfice pour mon ordre, fit-il, avec un hoquet. Mes joyeux compères doivent en avoir le bénéfice… le bénéfice, frère ; puis, levant les paupières et ouvrant la bouche comme un chantre, il se mit à tonner d’une voix formidable.

Si vous buvez du vin clair…

— Paix, imbécile, cria Dick, et il le poussa durement contre le mur. En deux mots… s’il peut se faire qu’un homme puisse me comprendre, étant plus plein de vin que de bon sens… en deux mots et au nom de Marie, sortez de cette maison, ou, si vous continuez à rester, non seulement vous serez pendu, mais moi aussi ! Allons ! debout, vivement ! ou par la messe, j’oublierais que je suis un peu votre capitaine et un peu votre débiteur ! Allez !

Le faux moine était maintenant en train de recouvrer quelque peu l’usage de son intelligence ; et la vibration de la voix de Dick, et l’éclat de son regard imprimèrent le sens de ses paroles.

— Par la messe, cria Lawless, si on n’a pas besoin de moi, je peux m’en aller ; et il s’en retourna, suivant le corridor d’un pas incertain, puis descendit les étages en se cognant aux murs.

Sitôt qu’il fut hors de vue, Dick retourna à sa cachette, absolument résolu à voir l’affaire jusqu’au bout. La prudence l’invitait à s’en aller ; mais l’amour et la curiosité l’emportèrent.

Le temps s’écoula lentement pour le jeune homme, serré debout derrière la tenture. Le feu dans la chambre s’éteignit peu à peu, la lampe baissait et fumait, et toujours aucun signe de retour de qui que ce fût vers les parties hautes de la maison, toujours le bruit confus et le cliquetis du souper résonnait de loin en bas, et toujours, sous l’épaisse chute de neige, la ville de Shoreby reposait silencieuse des deux côtés.

À la fin cependant, des pas et des voix s’approchèrent dans l’escalier, et bientôt après plusieurs des hôtes de Sir Daniel arrivèrent au palier, et, prenant le corridor, aperçurent la tenture déchirée et le corps de l’espion.

Plusieurs coururent en avant et plusieurs en arrière et tous ensemble se mirent à crier.

Au bruit de leurs cris, hôtes, hommes d’armes, dames, serviteurs, et en un mot tous les habitants de cette grande maison, arrivèrent, accourant dans toutes les directions, joignant leurs voix au tumulte.

Bientôt on s’écarta, et Sir Daniel s’avança en personne, suivi du fiancé du lendemain, Lord Shoreby.

— Monseigneur, dit Sir Daniel, ne vous ai-je pas parlé de ces drôles de la Flèche-Noire ? La preuve, regardez ! La voici, et, par la croix mon compère, sur un de vos hommes, à moins qu’il ne vous ait volé vos couleurs.

— Pardieu, c’était un de mes hommes, répliqua Lord Shoreby, reculant. Je voudrais en avoir beaucoup comme lui. Il était fin comme un basset et discret comme une taupe.

— Eh compère, vraiment ? demanda Sir Daniel finement. Et qu’était-il venu flairer si haut dans ma pauvre maison ? Mais il ne flairera plus.

— Ne vous plaise, Sir Daniel, dit quelqu’un, il y a un papier avec quelque chose d’écrit dessus, épinglé sur sa poitrine.

— Donnez-le-moi, et la flèche, et tout, dit le chevalier, et, lorsqu’il eut pris le trait dans sa main, il resta quelque temps à le contempler dans une méditation sombre.

— Oui, dit-il, s’adressant à Lord Shoreby, c’est une haine qui me poursuit durement et me tient serré. Ce bois noir ou son pareil exact me jettera aussi à terre. Et, compère, souffrez qu’un simple chevalier vous conseille ; et si ces chiens commencent à prendre votre vent, fuyez ! C’est comme une maladie… toujours suspendue sur notre tête. Mais voyons ce qu’ils ont écrit. C’est comme je le pensais, Monseigneur, vous êtes marqué comme un vieux chêne par le bûcheron ; demain ou le jour suivant, par là passera la hache. Mais qu’avez-vous écrit dans une lettre ?

Lord Shoreby arracha le papier de la flèche, le lut, le froissa dans ses mains, et surmontant la répulsion qui l’avait jusqu’alors empêché de s’approcher se jeta à genoux près du corps et fouilla anxieusement l’aumônière.

Il se releva la mine quelque peu décontenancée.

— Compère, dit-il, j’ai vraiment perdu une lettre à laquelle je tenais beaucoup, et si je pouvais mettre la main sur le drôle qui l’a prise, il irait tout droit orner une potence. Mais assurons-nous d’abord des issues de la maison. Assez de mal a déjà été fait, par saint Georges !

Des sentinelles furent postées tout autour de la maison et du jardin. Une sentinelle à chaque palier ; toute une troupe dans le grand vestibule, et une autre encore autour du feu de joie sous le hangar. La suite de Sir Daniel était grossie de celle de Lord Shoreby ; ainsi l’on ne manquait pas d’hommes ni d’armes pour la sécurité de la maison, ou pour prendre au piège un ennemi caché, s’il y en avait.

En attendant, le corps de l’espion fut emporté, sous la neige tombante, et déposé dans l’église de l’abbaye.

Ce fut seulement après toutes ces dispositions prises, et lorsque tout fut rentré dans un silence convenable, que les deux jeunes filles firent sortir Richard Shelton de sa cachette, et lui racontèrent en détail ce qui s’était passé. Lui, de son côté, raconta la visite de l’espion, sa dangereuse découverte et sa fin rapide.

Joanna s’appuya à demi évanouie contre la tenture.

— Cela ne sert à rien, dit-elle. Je serai quand même mariée demain matin !

— Quoi ! s’écria son amie. Et voici notre paladin qui chasse les lions comme des souris ! Vous avez vraiment peu de confiance. Mais voyons, chasseur de lions. Donnez-nous quelque espoir ; parlez, et faites nous entendre de hardis conseils.

Dick était confus que l’exagération de ses propres paroles lui fût ainsi jetée à la figure ; il rougit, mais parla avec fermeté.

— En vérité, dit-il, nous sommes dans une mauvaise passe. Si, pourtant, je pouvais sortir de cette maison pour une demi-heure, je me dis en toute sincérité que tout pourrait encore aller ; et, quant au mariage, il serait empêché.

— Et, quant aux lions, contrefit la jeune fille, ils seront chassés.

— Je vous demande pardon, dit Dick. Je ne parle pas en ce moment comme un homme qui se vante, mais plutôt comme quelqu’un qui cherche aide et conseil ; car, si je ne sors pas de cette maison, à travers ces sentinelles, je puis faire moins que rien. Comprenez-moi, je vous prie.

— Que disiez-vous qu’il était rustique, Joan ? demanda la jeune fille. Je vous garantis qu’il a une bonne langue ; sa parole est alerte, douce et hardie à plaisir. Que voulez-vous de plus ?

— Non, soupira Joanna, avec un sourire, on a changé mon ami Dick, c’est vrai. Quand je l’ai vu, il était fruste. Mais il importe peu ; il n’y a pas de remède à mon pénible sort, et il faut que je sois Lady Shoreby.

— Eh bien ! donc, dit Dick, je vais tout de même tenter la chance. On ne fait pas grande attention à un frère, et si j’ai trouvé une bonne fée pour me conduire en haut, je puis en trouver une autre pour me faire descendre. Quel est le nom de l’espion ?

— Rutter, dit la jeune dame, et un excellent nom pour lui. Mais comment ferez-vous, chasseur de lions ? Quelle est votre idée ?

— J’essaierai d’aller hardiment, droit devant moi, répliqua Dick ; et, si quelqu’un m’arrête, je resterai impassible, et dirai que je vais prier pour Rutter. On doit être déjà en train de prier sur son pauvre cadavre.

— La ruse est un peu simple, répliqua la jeune fille, mais peut réussir.

— Non, dit le jeune Shelton, ce n’est pas de la ruse, mais de la pure témérité, ce qui vaut mieux parfois, dans les cas les plus difficiles.

— Vous avez raison, dit-elle. Eh bien, allez, au nom de Marie, et que le Ciel vous protège ! Vous laissez ici une pauvre fille qui vous aime absolument et une autre qui est de grand cœur votre amie. Soyez prudent en pensant à elles, et ne faites pas naufrage au port.

— Oui, ajouta Joanna, allez, Dick. Vous ne risquez pas plus à partir qu’à rester. Allez, vous emportez mon cœur avec vous : que les saints vous protègent !

Dick passa la première sentinelle d’un air si assuré, que l’homme simplement s’agita et le fixa ; mais, au second palier, l’homme mit sa lance en travers et le somma de dire, ce qu’il voulait.

Pax vobiscum, répondit Dick. Je vais prier sur le corps de ce pauvre Rutter.

— Possible, répliqua la sentinelle, mais il ne vous est pas permis d’aller seul.

Il se pencha sur la balustrade de chêne et siffla un son aigu. — Quelqu’un vient ! cria-t-il ; et il fit signe à Dick de passer.

Au pied de l’escalier, il trouva la garde sur pieds, attendant son arrivée ; et, quand il eut répété son histoire, le chef du poste désigna quatre hommes pour l’accompagner à l’église.

— Ne le laissez pas échapper, mes braves, dit-il, conduisez-le à Sir Olivier, sous peine de la vie !

La porte fut ouverte, un homme prit Dick sous chaque bras, un autre marcha devant avec une torche, et le quatrième, l’arc brandi, et la flèche sur la corde, fermait la marche. Dans cet ordre ils traversèrent le jardin sous l’obscurité épaisse de la nuit et la neige voltigeante, et s’approchèrent des fenêtres faiblement éclairées de l’église de l’abbaye.

À la porte ouest un piquet d’archers était placé, profitant du peu d’abri qu’ils pouvaient trouver sous les entrées voûtées, et tout saupoudrés de neige ; et ce ne fut qu’après avoir échangé un mot avec eux que les conducteurs de Dick furent autorisés à passer et à entrer dans le vaisseau de l’édifice sacré.

L’église était vaguement éclairée par les cierges du grand autel, et par une ou deux lampes qui pendaient de la voûte devant les chapelles particulières des familles illustres. Au milieu du chœur, l’espion mort était étendu sur une bière, les membres pieusement rassemblés.

Un murmure précipité de prières résonnait le long des arceaux ; des figures encapuchonnées étaient agenouillées dans les stalles du chœur, et sur les marches du grand autel un prêtre en habits pontificaux disait la messe.

À cette nouvelle entrée, une des figures encapuchonnées se leva, et, descendant les marches qui élevaient le niveau du chœur au-dessus de celui de la nef, demanda au premier des quatre hommes ce qui les amenait dans l’église. Par respect pour le service et pour la mort, ils parlaient à voix basse ; mais les échos de cet édifice grand et vide saisissaient leurs paroles et sourdement les répétaient et les répétaient le long des ailes.

— Un moine ! répliqua Sir Olivier (car c’était lui) quand il eut entendu le rapport de l’archer. Mon frère, je ne m’attendais pas à votre venue, ajouta-t-il, en se tournant vers le jeune Shelton. En toute politesse, qui êtes-vous ? et à l’instance de qui venez-vous joindre vos prières aux nôtres ?

Dick, gardant son capuchon sur sa figure, fit signe à Sir Olivier de s’éloigner des archers d’un pas ou deux ; et aussitôt que le prêtre l’eut fait — je ne peux espérer vous tromper, dit-il, ma vie est dans vos mains.

Sir Olivier tressaillit violemment ; ses grosses joues pâlirent, et un moment il garda le silence.

— Richard, dit-il, qu’est-ce qui vous amène ici, je ne sais ; mais je ne doute guère que ce soit mal. Cependant, pour la bonté passée, je ne voudrais pas vous livrer moi-même. Vous resterez là jusqu’à ce que Lord Shoreby soit marié, et que tous soient rentrés sans encombre, et, si tout va bien, et si vous n’avez combiné aucun malheur, à la fin vous irez où vous voudrez. Mais, si vous poursuivez un but sanglant, que le sang retombe sur votre tête. Amen !

Et le prêtre se signa dévotement, se retourna et s’inclina dans la direction de l’autel.

Là-dessus, il dit quelques mots aux soldats, et, prenant Dick par la main, le conduisit vers le chœur et le plaça dans la stalle à côté de la sienne, où, par pure décence, le jeune homme dut aussitôt s’agenouiller et paraître occupé de ses dévotions.

Son esprit et ses yeux étaient pourtant sans cesse en mouvement. Il remarqua que trois des soldats, au lieu de retourner à la maison, avaient pris tranquillement une position avantageuse dans une aile ; et il ne put douter qu’ils l’eussent fait par ordre de Sir Olivier. Il était donc pris au piège. Il lui faudrait passer la nuit dans la lueur spectrale et l’ombre de l’église, en face du visage pâle de celui qu’il avait tué ; et, le matin, voir celle qu’il aimait, mariée à un autre sous ses yeux.

Mais, malgré cela, il parvint à se dominer et se força à attendre patiemment la fin.