La Flagellation en Russie - Mémoires d’une danseuse russe/03

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Librairie des Bibliophiles parisiens (p. 45-49).

Convertis par les verges



I l a fallu des siècles pour qu’en Europe une tolérance, due à l’indifférence générale en matière de religion plutôt qu’à la mansuétude, se fît sentir dans les diverses sectes. C’est à cette indifférence également qu’il faut attribuer l’abandon par le pouvoir civil de tout procédé vexatoire ou cruel pour contraindre les citoyens à suivre telle ou telle forme de culte. Mais en Russie, où la double autorité de Pontife et d’Empereur est exercée par un seul homme, des serviteurs zélés n’ont pu manquer et ne manquent pas sans doute encore de faire appel à la violence et, dans certains cas, à la cruauté, pour convertir les hérétiques à la religion orthodoxe.

L’histoire suivante, extraite de l’ouvrage de Léouzon-le-Duc : La Russie contemporaine, montre la mise en pratique d’un singulier moyen de persuasion :

Dans un des gouvernements septentrionaux de la Russie, où les raskolniks sont très nombreux, un jeune pope nouvellement installé reçut un jour une lettre de son évêque, par laquelle il lui était enjoint de convertir immédiatement tous les dissidents de sa juridiction, sous peine d’être jeté en prison.

Le jeune prêtre se mit aussitôt à l’œuvre ; il réunit tout ce qu’il put rencontrer de raskolniks, et les évangélisa de son mieux.

Mais ceux-ci se bouchaient les oreilles.

Désespéré de son insuccès et se regardant déjà comme prisonnier de l’évêque, le pauvre apôtre était assis un jour, triste et rêveur, dans une chambre de son presbytère.

L’isprawnik entra.

« Eh bien ! Votre Révérence, comment va la conversion de vos hérétiques ?

— Mal, très mal ; j’y perds mon temps et ma peine.

— Eh bien ! ne vous tourmentez pas davantage, c’est moi qui les convertirai.

Le lendemain, l’isprawnik arriva au milieu de la réunion suivi de cinq ou six moujiks armés de fouets.

— Comment ! misérables, s’écrie-t-il d’une voix tonnante, en s’adressant aux sectaires, vous ne voulez pas vous convertir à notre religion ?

— Non.

— Eh ! pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que ni nos pères ni les pères de nos pères ne nous l’ont enseignée.

— Deux cents coups de fouet à chacun !

Les coups de fouet furent administrés ; les sectaires restèrent inébranlables.

L’isprawnik écumait de colère.

« Oh ! je saurai bien vous réduire, » murmura-t-il.

Et il fit enchaîner les rebelles, puis ordonna qu’ils fussent transportés dans un endroit couvert de glace où il les laissa toute la nuit.

Le jour suivant, de bonne heure, il s’y rendit accompagné du pope.

« Ah ! ah ! fils de chiens, dit-il aux malheureux à moitié gelés, que pensez-vous de mes moyens de persuasion ? Vous allez vous convertir maintenant, j’espère…

— Non ! répondirent les sectaires d’une voix ferme.

— Non ?

— Non.

— Deux cents coups de verges !… »

Le sang coula.

De temps en temps l’isprawnik faisait suspendre l’exécution, et renouvelait ses questions.

Enfin, on n’entendit plus qu’un sourd murmure, où il était impossible de distinguer si c’était un oui ou un non qui s’exhalait de ces poitrines sillonnées et livides.

« Ah ! je savais bien, dit l’isprawnik avec un sourire de triomphe, que je vous forcerais à confesser la vérité. »

Et sans attendre davantage, il fit conduire les nouveaux convertis où le pope les confessa et les communia.

Quelques semaines après, cet heureux pope recevait une lettre de félicitations de son évêque et une décoration de l’empereur.

L’histoire ne dit pas si l’énergique isprawnik eut part à la récompense. Quant aux prosélytes conquis par lui à la religion de l’empereur, ils se gardèrent de remettre les pieds une seconde fois dans l’église orthodoxe qui les avait vus se confesser et communier.