La Fleur d’Or/À ma Mère en Italie

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La Fleur d’OrAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 74-76).


À ma Mère en Italie


Elle voulut partir, malgré le poids des ans,
Pour suivre en Italie un de ses chers enfants,
Cœur d’or, solide esprit, mais faible créature,
Et que l’art confiait aux mains de la nature.
En vain lui disait-on : « C’est trop loin. — Non, j’irai.
S’il part d’ici sans moi, seule ici, j’en mourrai.
Est-ce trop de nous deux (une mère, une femme).
Pour bien soigner son corps, pour réjouir son âme ?
Et puis, vous le savez, j’ai là mon autre fils,
Que le soleil retient aussi dans ce pays,
Le premier-né d’eux tous, ma ressemblance même,
Pauvre chanteur errant qui me fuit, mais qui m’aime.
Ah ! tout mon cœur se trouble !… Allons, pas de refus !
Je me fais vieille, hélas ! ne le verrai-je plus ? »
Et tu suivis ton cœur, qui seul te persuade,
Pour voir ton fils absent et voir ton fils malade.

Oh ! dans l’hôtel de Gêne et dans cet escalier,
duand tu me rencontras au détour du palier,
Oh ! comme tu m’ouvris tes bras, et quelles larmes
Sortirent de nos yeux toutes pleines de charmes,

Si bien que, près de nous, sans oser se montrer.
Un serviteur pleurait en nous voyant pleurer !
Mais bientôt nous voilà tous quatre par la ville ;
Moi, dans ces murs brillants de leur gloire civile,
Guide joyeux et fier, en passant je nommais
Tous ces monceaux de marbre appelés des palais ;
Et je voyais ton corps, courbé par le voyage,
Se dresser, et la joie éclairer ton visage.
Tout ce qu’a de plus grand ou la nature ou l’art,
Tout aura donc brillé sous tes yeux, bien que tard :
Spectacle inespéré, merveilles inouïes,
Que tu pourras longtemps conter à tes amies,
Quand vous prenez le frais au bord du grand chemin,
Ou, durant les chaleurs, sur le banc du jardin.
Dans Gêne et dans Florence ainsi quelques semaines
Passèrent, jours heureux pourtant mêlés de peines,
Car chaque heure disait qu’il faudrait se quitter ;
Et je vous vis un soir en voiture monter.
Ô moment du départ, baisers, adieu suprême !
Odieuse voiture emportant ce qu’on aime,
Et qui vous laisse seul ! Puis l’on va dans un coin
Tomber sur une pierre et pleurer sans témoin !…
 
Aujourd’hui, de retour dans ta ville bretonne,
Quand tu passes, plus d’un se retourne et s’étonne :
« A son âge, partir ! » Or, dans notre cité,
Pour un exploit moins grand, jeune, on serait cité ;
Par ce pieux voyage une noble couronne
S’ajoute à l’humble éclat qui déjà t’environne ;
Car si quelque chanteur, des amis du dessin,
Tous des enfants de l’art, sortirent de ton sein,
On dit : « Voici la mère ! » Oui, même les merveilles

Qui, le jour, m’inspirant, la nuit charment mes veilles,
Ont doublé de douceurs ; toujours s’en vont mes pas
Où nous allions, ton bras appuyé sur mon bras ;
Et dans les grands palais la riche galerie,
Dans l’église où pour moi tu priais attendrie,
Partout me rappelant ton cœur pur et ton goût,
Ma mère, je te vois et je te suis partout.