La Foire aux vanités/19

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CHAPITRE XIX.

Miss Crawley et sa garde-malade.


Nous avons vu avec quelle ponctualité mistress Firkin, la femme de chambre de miss Crawley, s’empressait de notifier à mistress Bute Crawley les événements de quelque importance pour la famille, dès qu’ils arrivaient à sa connaissance. Nous avons aussi indiqué de quels bons procédés, de quelles attentions particulières cette excellente dame honorait la femme de confiance de miss Crawley. Elle témoignait enfin à miss Briggs, la demoiselle de compagnie, l’amitié la plus cordiale. Les bonnes dispositions de cette dernière lui étaient assurées par mille de ces petits soins et promesses qui coûtent si peu et sont cependant d’une si grande influence sur la personne qui en est l’objet.

Une habile ménagère qui s’entend à son métier, sait combien ces paroles aimables sont faciles à dire et quel prix elles donnent aux faits les plus insignifiants de la vie. C’est un sot que celui qui a dit que les belles paroles ne sauraient remplacer le beurre dans les épinards. La moitié du temps, les épinards de la société ne seraient pas mangeables si on ne les accommodait avec cette sauce oratoire. Une douce parole, adroitement placée, aura de plus grands résultats que des espèces sonnantes offertes par un imbécile. Les espèces sonnantes pèsent sur certains estomacs, qui digèrent mieux les belles paroles sans éprouver jamais la satiété. Mistress Bute avait si souvent parlé à Briggs et à Firkin de la vivacité de son affection à leur endroit, de ce qu’elle ferait pour des amis si dévoués dans le cas où la fortune de miss Crawley lui arriverait, que les susdites personnes nourrissaient pour elle la plus haute considération. Elles lui étaient aussi dévouées, leur gratitude était aussi profonde que si mistress Bute les eût comblées des plus magnifiques faveurs.

Rawdon Crawley, sous son épaisse et égoïste enveloppe de soldat ne s’était jamais préoccupé de mettre dans ses intérêts les aides de camp de sa tante. Il témoignait au contraire pour ce couple féminin le mépris le plus prononcé. Tantôt il faisait tirer ses bottes par Firkin, et tantôt, malgré une pluie battante, il la chargeait des commissions les plus puériles. Lui donnait-il une guinée, il la lui jetait à la face ni plus ni moins qu’un soufflet. À l’imitation de sa tante, le capitaine se servait de Briggs comme d’un plastron ; il l’accablait de plaisanteries à peu près aussi délicates et aussi légères qu’un bon coup de pied de cheval.

Mistress Bute, au contraire, la consultait sur toutes les questions de goût, dans toutes les affaires difficiles ; elle admirait son talent poétique, et par ses politesses et ses prévenances témoignait en quelle estime elle tenait miss Briggs. Faisait-elle à Firkin un présent de six liards, elle l’accompagnait de tant de compliments que dans le cœur reconnaissant de la femme de chambre les six liards se changeaient en or ; sans compter qu’elle caressait pour l’avenir les plus magnifiques espérances. Il fallait seulement pour cela voir mistress Bute à la tête de la fortune à laquelle elle avait tant de droits.

Ayez des louanges pour tout le monde, c’est un conseil à ceux qui débutent dans la vie. Ne faites jamais les incorruptibles, mais donnez de l’encensoir aux gens, quand vous devriez leur casser le nez ; louez-les encore par derrière, s’il y a chance qu’ils vous entendent ; ne laissez jamais échapper l’occasion de dire un mot aimable. Faites enfin comme ce propriétaire qui ne voyait jamais un coin inoccupé de ses terres sans prendre aussitôt dans sa poche un gland pour l’y planter ; semez ainsi vos compliments dans la vie. Un gland, c’est peu de chose ; mais il pourra quelque jour produire une grosse pièce de bois.

Pendant la durée de sa faveur, Rawdon Crawley n’obtenait qu’une soumission forcée ; après sa disgrâce, il ne trouva personne pour le plaindre ou l’assister. Bien au contraire, quand mistress Bute prit le commandement chez miss Crawley, la garnison fut charmée de se trouver sous un pareil chef, attendant tout l’avancement possible de ses promesses, de ses générosités et de ses paroles doucereuses.

Mistress Bute Crawley était loin de se bercer d’illusions sur les projets de l’ennemi ; elle s’attendait à un assaut de sa part pour reconquérir la position perdue. Elle connaissait toute l’habileté et toute la ruse de Rebecca ; elle la croyait capable de tout risquer avant d’accepter son sort. Elle devait donc faire ses préparatifs de combat et redoubler de surveillance, dans la crainte des tranchées, des mines et des surprises de l’ennemi.

D’abord, bien que maîtresse de la place, pouvait-elle compter sur la principale habitante ? Miss Crawley ferait-elle bonne résistance ? N’avait-elle pas un secret désir d’ouvrir les portes à l’ennemi vaincu ? La vieille dame aimait Rawdon, et surtout Rebecca, qui savait la distraire. Mistress Bute ne pouvait se dissimuler qu’il n’y avait aucun des gens de son parti capable, comme cette dernière, de réjouir cette vieille mondaine.

« La voix de mes filles, se disait avec candeur la femme du ministre, n’est pas tolérable après celle de cette odieuse petite gouvernante. Miss Crawley ne manquait jamais d’aller se coucher quand Martha et Louisa exécutaient leurs duos. Les manières roides et pédantesques de Jim, les tirades de ce pauvre Bute sur ses chiens et ses chevaux l’ont toujours ennuyée. Que je la conduise au presbytère, elle nous prendra tous en grippe, et nous la verrons bien vite partir, j’en suis sûre ; et pourquoi, pour aller retomber dans les filets de ce mécréant de Rawdon, pour devenir la proie de cette petite vipère de Rebecca. Bien qu’elle ne battît plus que d’une aile et qu’elle n’eût plus à aller bien loin, encore fallait-il aviser à la mettre pendant ce temps à l’abri des entreprises de ces gens sans foi ni loi.

Lorsque miss Crawley était dans ses bons jours de santé, si on lui disait qu’elle était malade ou qu’elle en avait l’air, la vieille dame toute tremblante envoyait chercher le docteur. Après cette évasion si soudaine, ce coup imprévu, bien capables du reste d’agiter des nerfs plus solides que ceux de la vieille dame, mistress Bute pensa qu’il était de son devoir de dire au médecin et à l’apothicaire, à la dame de compagnie et aux domestiques, que miss Crawley était dans une situation déplorable, et que chacun devait agir en conséquence. Dans la rue, elle avait fait répandre de la paille jusqu’à la hauteur du genou, et le marteau, par mesure de précaution, avait été soigneusement enveloppé. Elle avait de plus exigé que le médecin vînt deux fois par jour, et toutes les deux heures elle inondait sa patiente de tisanes et de potions. Quand on pénétrait dans la chambre, elle faisait entendre un chut ! chut ! si redoutable et si perçant, que la pauvre vieille en bondissait dans son lit. Miss Crawley ne pouvait faire un mouvement sans apercevoir les yeux saillants de mistress Bute s’abaissant sur elle avec une immobilité sépulcrale, et ils semblaient briller au milieu des ténèbres, quand elle remuait dans la chambre avec la souplesse et la légèreté d’un chat.

Miss Crawley resta longtemps, bien longtemps dans son lit, et mistress Bute lui lisait des livres de dévotion. Pendant ses longues insomnies, elle n’entendait pour toute distraction que la voix du garde de nuit et les pétillements de sa veilleuse. À minuit, elle recevait la visite de l’apothicaire, qui s’approchait d’elle à pas comptés ; puis il ne lui restait plus qu’à contempler les yeux fantastiques de mistress Bute et les reflets jaunes de la lumière projetée sur le plafond dans une demi-obscurité qui avait quelque chose d’effrayant. Hygie elle-même serait tombée malade avec un tel régime, et à plus forte raison cette vieille femme nerveuse et affaiblie.

Nous avons dit qu’en bonne société, et lorsqu’elle avait toute sa belle humeur, cette vieille dissipée professait, sur la morale et la religion, des idées aussi dégagées de préjugés qu’aurait pu le désirer M. de Voltaire lui-même. Mais, aux premières atteintes de la maladie, cette vieille pécheresse, aussi lâche qu’incrédule, était assaillie par les plus affreuses terreurs de la mort.

« Si seulement mon pauvre mari avait la tête un peu plus solide sur ses épaules, pensait en elle-même mistress Bute Crawley, de quelle utilité ne pourrait-il pas être en ce moment à son infortunée parente ? Il la ferait repentir de ses égarements passés, il la ferait rentrer dans la bonne voie et déshériter cet infâme débauché qui s’est brouillé avec toute sa famille ; il pourrait enfin l’amener aux sentiments qu’elle doit avoir pour mes chères filles et mes deux garçons, qui réclament et méritent à tous égards l’appui qu’ils peuvent trouver dans leurs proches. »

Et, comme la haine du vice est toujours un progrès vers la vertu, mistress Bute Crawley s’efforçait d’inspirer à sa belle-sœur une légitime horreur des innombrables péchés de Rawdon Crawley. Cette charitable dame en présentait un total suffisant pour faire à lui seul condamner tous les jeunes officiers d’un régiment. Qu’un homme fasse un faux pas en ce monde, il ne trouvera point devant le public de censeurs plus inexorables que les membres de sa famille.

Mistress Bute faisait preuve d’un intérêt touchant et d’une science approfondie en ce qui concernait l’histoire de Rawdon. Elle savait les menus détails de sa déplorable querelle avec le capitaine Longfeu, où Rawdon, après avoir eu, dès le principe, les torts de son côté, avait fini par tuer le capitaine. Elle savait comment le malheureux lord Dovedale, dont la mère avait été s’établir à Oxford pour y suivre l’éducation de son fils, et qui n’avait jamais touché une carte de sa vie avant son arrivée à Londres, avait été perverti par la fréquentation de Rawdon au Cocotier, plongé dans la plus complète ivresse par cet abominable corrupteur de la jeunesse, et finalement dépouillé au jeu de plus de quatre mille livres.

Elle lui peignait, avec les couleurs les plus vives, le désespoir de toutes les familles de province qu’il avait ruinées, dont il avait précipité les fils dans le déshonneur et la pauvreté, et poussé les filles à la honte et à l’infamie. Elle connaissait tous les malheureux marchands que ses extravagances avaient conduits à la banqueroute ; elle dévoilait à miss Crawley les escroqueries et les honteuses manœuvres de son neveu, les mensonges révoltants à l’aide desquels il en imposait à la plus généreuse des tantes, son ingratitude pour elle et le ridicule dont il la couvrait en retour de tant de sacrifices. Elle administrait à petites doses ces histoires à miss Crawley, sans passer sur un seul article de cette litanie. En cela elle pensait accomplir son devoir de chrétienne et de mère de famille, et sa langue frappait sa victime sans le moindre remords ni le plus léger scrupule. Bien au contraire, elle s’imaginait faire œuvre pie et méritoire, et se montrait glorieuse de son courage à l’accomplir. Oui, vous aurez beau dire, il n’y a rien de tel que les gens de votre famille pour se charger de vous mettre en morceaux. À dire vrai, en présence des méfaits de Rawdon Crawley, la vérité seule aurait suffi pour sa condamnation, et ces raffinements de la médisance étaient du superflu de la part de sa charitable parente.

Rebecca, comptant désormais dans la famille, devint aussi l’objet des recherches minutieuses de l’excellente mistress Bute. S’étant assurée par une rigoureuse consigne que la porte resterait close aux envoyés et aux lettres de Rawdon, elle se mettait en quête de la vérité avec un courage infatigable ; elle se rendait dans la voiture de miss Crawley chez sa vieille amie Pinkerton, à Minerva-House, Chiswick-Mall, lui annonçait l’incroyable nouvelle de la séduction du capitaine Rawdon par miss Sharp, et obtenait d’elle tous les renseignements possibles sur la naissance de l’ex-gouvernante et l’histoire de ses premières années. L’amie du lexicographe en avait long à lui dire. On faisait apporter par miss Jemina les reçus et les lettres du maître de dessin. L’une était écrite d’une prison de dettes et réclamait humblement une avance. Dans une autre, le soussigné ne trouvait pas de termes assez expressifs pour témoigner sa reconnaissance aux dames de Chiswick à propos de l’admission de Rebecca dans leur maison ; enfin le dernier écrit sorti de la plume de ce malheureux artiste était une lettre où de son lit de mort il recommandait l’orpheline à la charité de miss Pinkerton.

On retrouva aussi des lettres de l’enfance de Rebecca, où celle-ci priait ces bonnes dames de venir en aide à son père, et les assurait de sa propre reconnaissance. Prenez vos lettres qui remontent à dix ans, vous ne trouverez peut-être rien qui prête plus à la satire : vœux, amour, promesses, serments, reconnaissance, tout cela n’est plus qu’un rêve bizarre au bout d’un certain temps ! Il devrait y avoir une loi prescrivant la destruction de toute pièce écrite, excepté les notes acquittées des fournisseurs, et encore devraient-elles être détruites après un bref délai déterminé. On devrait vouer à l’extermination tous ces charlatans et ces misanthropes qui débitent l’encre indélébile de la petite vertu, et faire des auto-da-fé de leurs funestes marchandises. La meilleure encre serait celle qui s’effacerait au bout d’un ou deux jours et laisserait le papier net et blanc, de manière à ce qu’il pût encore servir à écrire comme la première fois.

De chez miss Pinkerton, l’infatigable mistress Bute suivit la trace de Sharp et de sa fille dans les mansardes de Greek-Street, occupées par le peintre jusqu’au jour de sa mort. Les portraits de l’hôtesse en robe de satin blanc et de son mari en veste à boutons de cuivre, chefs-d’œuvre de Sharp, donnés en payement de loyers, décoraient encore les murs du salon. Mistress Stokes était une personne communicative ; elle raconta sans se faire prier tout ce qu’elle savait de M. Sharp, de sa vie de débauche et de misère ; de sa bonne humeur et de son entrain, des chasses que lui donnaient baillis et créanciers ; et à la grande indignation de l’hôtesse scandalisée, de son mariage avec sa femme, retardé jusqu’aux derniers moments de la malheureuse, que l’hôtesse ne pouvait même pas voir en peinture ; des manières vives et délurées de sa fille ; de l’hilarité qu’elle excitait par son talent à tourner tout le monde en caricature ; c’était elle qu’on envoyait chercher le genièvre au cabaret, et on la connaissait dans tous les ateliers du quartier. En somme, mistress Bute recueillit les détails les plus complets sur la parenté, l’éducation et le caractère de sa nouvelle nièce. Rebecca n’eût peut-être pas été fort aise d’apprendre le résultat de l’enquête dont elle était l’objet.

Ces recherches si habilement dirigées profitaient ensuite à l’instruction de miss Crawley. On lui disait que mistress Rawdon Crawley était la fille d’une danseuse d’Opéra ; qu’elle-même avait exercé cette profession ; qu’elle avait servi de modèle chez les peintres ; qu’elle avait été élevée de manière à devenir la digne fille de sa mère ; qu’elle buvait le petit verre avec son père, etc., etc. ; qu’enfin c’était une femme perdue qui avait épousé un homme non moins perdu. Et la moralité de la fable était, d’après mistress Bute, qu’il n’y avait plus rien de bon à faire de ces deux êtres, et qu’une personne respectable ne pouvait consentir à voir de tels fripons.

Telles étaient les pièces de campagne dont mistress Bute s’entourait à Park-Lane, les provisions et les munitions de guerre qu’elle amassait dans la place, en prévision du siége que Rawdon et sa femme ne manqueraient pas de faire subir à miss Crawley.

S’il y avait un reproche à adresser à mistress Bute, c’était d’apporter trop d’ardeur dans l’exécution de ses plans. Ses soins étaient peut-être excessifs ; elle faisait miss Crawley plus malade qu’elle n’était en réalité. Bien que sa parente courbât la tête sous le joug, elle ne demandait pas mieux que d’échapper le plus tôt possible à une servitude si rigoureuse et si assommante. Ces femmes à l’esprit dominateur, qui prétendent mieux savoir que les parties intéressées ce qui convient à leurs voisins, ont le grand tort de compter sans les éventualités d’une révolte domestique ou les fâcheux résultats d’un abus d’autorité.

Nous donnons comme exemple mistress Bute, animée des meilleures intentions, compromettant sa santé à force de veilles, négligeant repos et promenades pour le plus grand bien de sa belle-sœur souffrante, et si pénétrée de la gravité du malaise de la vieille dame que, pour un peu, elle eût été commander son cercueil.

Un jour, en tête à tête avec M. Clump, le fidèle apothicaire, elle entra dans quelques détails sur le dévouement dont elle faisait preuve, sur les résultats qu’elle en espérait pour cette santé si précieuse et si chère.

« Mon cher monsieur Clump, disait-elle, je puis me donner ce témoignage de n’avoir négligé aucune tentative pour rendre la santé à notre chère malade, que l’ingratitude de son neveu a conduite à ce lit de souffrance. Aucune fatigue ne m’effrayera, aucun sacrifice ne me fera reculer.

— Votre dévouement, il faut l’avouer, est admirable, dit M. Clump avec un profond salut, mais…

— Je n’ai pas fermé l’œil depuis mon arrivée. Sommeil, santé, bien-être personnel, j’ai tout mis de côté en présence d’un seul sentiment, celui du devoir. Quand mon pauvre James a eu la petite vérole, je n’ai point confié à des mains mercenaires le soin de ce cher enfant, oh non !

— Vous êtes une bien bonne mère, chère madame, la meilleure des mères, mais…

— Comme mère de famille, comme femme d’un ministre de l’Église anglaise, j’ai l’humble confiance de suivre la bonne voie, dit mistress Bute avec un ton béat et pénétré. Tant que le moindre souffle animera mon être, jamais, Monsieur Clump, jamais je n’abandonnerai le poste du devoir. D’autres ont pu conduire à ce lit de souffrance cette vénérable femme et chagriner ses cheveux blancs… »

En même temps par un mouvement oratoire, mistress Bute indiquait du geste le devant de cheveux couleur café accroché à un clou du cabinet de toilette.

« Mais moi on me trouvera toujours assise à ce chevet. Ah ! monsieur Clump, je ne le sais que trop, cette couche a autant besoin des secours spirituels que de ceux du médecin.

— J’allais vous faire remarquer, ma chère madame, se décida à dire M. Clump d’une voix doucereuse, j’allais vous faire observer, quand vous avez donné un libre cours à des sentiments qui vous font honneur, que précisément vous vous alarmez à tort pour cette excellente amie, et que vous faites à cause d’elle trop bon marché de votre santé.

— C’est que, voyez-vous, je donnerais ma vie pour mon devoir, pour les membres de la famille de mon mari, répliqua mistress Bute.

— Fort bien, madame, si cela était nécessaire ; mais nous ne voulons rien moins que le martyre de mistress Bute Crawley, reprit Clump avec galanterie. Le docteur Squills et moi avons examiné l’état de miss Crawley avec le plus grand soin, la plus vive sollicitude, comme vous devez le penser. Nous l’avons trouvée dans un état de faiblesse et de surexcitation nerveuse. Ces affaires de famille l’avaient mise tout en émoi…

— Son neveu finira par la potence, fit mistress Bute d’un ton prophétique.

— L’avaient mise tout en émoi ; alors vous êtes arrivée comme un ange gardien ; oui, ma chère madame, vous êtes venue, je le répète, comme son ange gardien, pour la soulager dans l’accablement du malheur. Mais le docteur Squills et moi nous pensons que l’état de notre aimable cliente n’exige pas qu’elle garde le lit d’une façon aussi rigoureuse. L’hypocondrie de son humeur ne peut qu’augmenter dans cet isolement, il lui faut du changement ; le grand air, de la gaieté. Ce sont les meilleurs remèdes de ma pharmacie, dit M. Clump en riant et en laissant voir une rangée de dents parfaitement conservées. Conseillez-lui de se lever, chère madame ; faites-la sortir de son lit, secouez sa torpeur par des promenades en voiture, et bientôt vous verrez aussi renaître les roses de vos joues, si je puis parler ainsi sans manquer au respect que je dois à mistress Bute Crawley.

— C’est qu’au parc, elle pourrait voir son abominable neveu, où l’on m’a dit que l’infâme allait souvent se promener avec l’impudente complice de ses crimes, répliqua mistress Bute laissant percer son égoïste cupidité ; il y en aurait assez pour lui donner une rechute qui l’obligerait à reprendre le lit. Il ne faut pas qu’elle sorte, monsieur Clump ; elle ne sortira pas tant que je serai là pour veiller sur elle. Et quant à ma santé, peu m’importe ! j’en fais le sacrifice avec joie, monsieur. C’est mon offrande sur l’autel du devoir.

— Eh bien ! sur ma parole, madame, reprit brusquement M. Clump, je ne réponds point de sa vie si elle reste plus longtemps enfermée dans l’air épais de sa chambre. Une attaque de nerfs pourra venir nous l’enlever quelque jour, et, si vous voulez voir hériter le capitaine Crawley, je vous le dis en toute sincérité, madame, vous en prenez tout à fait le chemin.

— Dieu du ciel ! est-elle donc en danger de mort ? s’écria mistress Bute ; pourquoi ne m’en avoir pas informée plus tôt ? »

La veille au soir, M. Clump et le docteur Squills avaient eu une consultation sur miss Crawley et sa maladie, tout en vidant une bouteille de vin chez sir Lapin Warren, dont la femme, pour la treizième fois, allait lui décerner le titre de père.

« Clump, disait le docteur Squills, c’est une véritable harpie sous forme de femme, vomie par Hampshire pour agripper la vieille Tilly Crawley. Excellent madère, ma foi !

— Quelle folie aussi, répliqua Clump, à ce Rawdon Crawley, d’aller épouser une gouvernante ! Il est vrai qu’il y a du sang dans cette fille.

— Des yeux bleus, une jolie peau, une figure chiffonnée, un front hardiment dessiné, continua Squills, c’est bien quelque chose, sans compter que Crawley est un fou, Clump.

— Oh ! oui, et un fameux, repartit l’apothicaire.

— Cette vieille fille va l’oublier, ajouta le médecin ; puis après une pause il ajouta : C’est un bon revenu pour vous, Clump, et vous lui faites avaler des drogues pour de l’argent.

— Un fameux, et que je ne céderais pas pour deux cents livres sterling par an.

— Prenez garde alors ; car cette naturelle de l’Hampshire l’expédiera en deux mois, Clump, mon garçon, si vous la laissez faire, dit le docteur Squills. La vieillesse, les indigestions, les palpitations de cœur, une congestion cérébrale, une attaque d’apoplexie, elle n’a qu’à choisir, et son affaire est bonne. Remettez-la sur pied, Clump, faites-la sortir, ou sans cela vous pourrez bien voir arrêter votre revenu annuel. »

Sous l’empire de cette pensée, le digne apothicaire s’était adressé à mistress Bute Crawley, avec toute la candeur de son âme.

Celle-ci faisant peser sa main de fer sur la vieille dame, la consignait au lit, et, ne laissant approcher d’elle personne, redoublait d’efforts pour lui faire changer son testament. Mais les terreurs de miss Crawley à l’idée de la mort la reprenaient toutes les fois qu’on venait à lui faire de ces funèbres propositions. Mistress Bute avait donc à remettre sa patiente en belle humeur et en bonne santé avant de poursuivre le but sérieux qu’elle se proposait. Mais en quel lieu la conduire ? Le seul endroit où il n’y eût pas chance de rencontrer l’odieux couple des Rawdons était l’église, et la vieille dame n’y aurait trouvé aucun plaisir ; mistress Bute le savait.

« Nous irons visiter les magnifiques faubourgs de Londres, pensait-elle alors ; rien n’est plus pittoresque, à ce qu’on dit. »

Elle s’allumait ainsi d’une soudaine et belle passion pour Hampstead et Hornsey : Dulwich ne lui avait jamais paru si féerique. Elle chargeait sa victime sur la voiture, et lui faisait visiter ces sites champêtres ; elle avait soin d’assaisonner ces petits voyages de conversations irritantes sur Rawdon et sa femme ; elle n’épargnait à la vieille dame aucune des histoires qui pouvaient provoquer son indignation contre ce couple de réprouvés.

Mais mistress Bute, pour vouloir trop bien faire, finissait par tendre la corde trop roide. Tandis qu’elle s’efforçait d’inspirer à miss Crawley l’aversion de son neveu rebelle, la malade sentait naître en elle au contraire une haine profonde, une terreur secrète pour son bourreau, et n’aspirait plus qu’à sortir de ses mains. Au bout de quelque temps, elle leva l’étendard de l’insurrection contre Highgate et Hornsey. Elle voulait aller au Parc. Mistress Bute craignait d’y rencontrer l’abominable Rawdon, et ne se trompait pas. Un jour on vit poindre à l’horizon le phaéton de Rawdon, où Rebecca était assise à côté de lui. Dans le carrosse de l’ennemi, miss Crawley occupait sa place ordinaire, mistress Bute était à sa gauche. Sur la banquette de devant se trouvait miss Briggs avec le toutou.

Le moment critique était donc enfin arrivé. Le cœur de Rebecca battait avec violence quand elle reconnut la voiture ; les deux équipages s’avançaient l’un vers l’autre, et Rebecca, la tête penchée, jeta sur la vieille demoiselle un regard où se peignaient la tendresse et le dévouement. Rawdon lui-même tremblait, et sa figure rougit sous ses épaisses moustaches. Le chapeau de miss Crawley était imperturbablement tourné du côté de la petite rivière. Mistress Bute redoublait de prévenances à l’égard du toutou, qu’elle appelait son petit doggy, son petit bichon, son petit amour d’argent. Les voitures roulaient toujours chacune dans son sens.

« C’est une affaire toisée, dit Rawdon à sa femme.

— Essayez encore une fois, Rawdon, répondit Rebecca, accrochez leur voiture s’il le faut, cher ami. »

Le cœur manqua à Rawdon pour exécuter cette dernière manœuvre. Quand les voitures se rencontrèrent de nouveau, il se leva debout dans son phaéton, porta la main à son chapeau, tout prêt à saluer et regardant de tous ses yeux. Cette fois la figure de miss Crawley n’était pas tournée de l’autre côté ; elle et mistress Bute jetèrent sur leur neveu un coup d’œil inexorable. Le malheureux retomba sur son siége, en proférant un énorme juron, enfila une allée de côté et rentra chez lui le désespoir dans l’âme.

Ce fut pour mistress Bute un brillant et décisif triomphe ; mais elle comprit le danger qu’il y aurait à s’exposer à de nouvelles rencontres, en voyant la surexcitation nerveuse où se trouvait miss Crawley. Elle parvint à convaincre sa chère amie que, pour le bien de sa santé, elle devait quitter la ville pour quelque temps, et elle appuya fortement auprès d’elle en faveur de Brighton.