La Foire aux vanités/18

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CHAPITRE XVIII.

Qui joua sur le piano acheté par le capitaine Dobbin.


Notre récit, pour un temps, se trouve mêlé à des événements et à des noms fameux, et marche presque sur les brisées de l’histoire. Lorsque les aigles de Napoléon Bonaparte prirent leur vol de la Provence, où elles s’étaient abattues après un court séjour dans l’île d’Elbe, et, de clochers en clochers, atteignirent les tours de Notre-Dame, les aigles impériales firent sans doute peu d’attention à un petit coin de la paroisse de Blooms’bury, à Londres, où l’on était aussi préoccupé de bien autre chose que du battement de ces ailes puissantes !

« Napoléon est débarqué à Cannes ! » Une pareille nouvelle pouvait répandre la panique à Vienne, renverser les plans de la Russie, menacer l’intégrité de la Prusse, faire secouer la tête à Metternich et à Talleyrand, et enfin abasourdir le prince Hardemberg et le marquis de Londonderry ; mais qui aurait jamais cru que la fatale secousse de la grande lutte impériale dût faire ressentir son contre-coup jusque sur les destinées d’une malheureuse enfant de dix-huit ans, dont l’âme tout entière s’épanouissait en des pensées d’amour ? Pauvre et aimable fleur du toit domestique !… le souffle impétueux de la guerre va aussi vous emporter dans ses tourbillons impitoyables. Oui, Napoléon tente un coup suprême, et le dé fatal qui roule porte avec lui le bonheur de la petite Amélia Sedley.

La fortune de son père fut balayée sans espoir au souffle de ces fatales nouvelles. Tout avait mal tourné pour le pauvre vieillard ; ses dernières opérations avaient échoué ; ses banquiers avaient fait faillite. Les fonds avaient monté quand il pensait les voir baisser. Si le succès est rare et vient lentement, tout le monde sait que les désastres sont rapides et toujours menaçants.

Toutefois, le vieux Sedley avait renfermé sa tristesse en lui-même, et tout semblait marcher comme d’habitude dans cette opulente et paisible demeure. L’excellente mistress Sedley continuait chaque jour à se livrer sans le moindre soupçon à son active oisiveté et à ses futiles occupations. Sa fille s’absorbait de plus en plus dans une tendre et égoïste pensée, en s’isolant du monde qui l’entourait, lorsque la fatale secousse vint ébranler cette digne famille.

Un soir, mistress Sedley préparait des lettres d’invitation pour une fête qu’elle devait donner : les Osborne avait eu la leur ; elle ne pouvait rester en arrière. John Sedley, rentrant très-tard, s’assit sans dire mot au coin du feu, pendant que sa femme bavardait à ses côtés. Quant à Emmy, elle était remontée dans sa chambre, toute triste et tout abattue.

« Notre enfant n’est pas heureuse, hasarda la mère ; Osborne la néglige. Je ne puis souffrir les grands airs de cette famille. Les filles n’ont pas mis le pied ici depuis trois semaines, et George est venu deux fois à la ville sans nous rendre visite. Édouard Dale l’a vu à l’Opéra. Édouard épouserait bien cette chère enfant, j’en suis sûre. Il y a encore le capitaine Dobbin qui ne demanderait pas mieux ; mais j’ai horreur de tous ces militaires. Voyez comme George fait le beau fils et le matamore ! Il faudra apprendre à tous ces gens-là que nous les valons bien. Encouragez le moins du monde Édouard Dale, et vous verrez. Nous aurons une soirée, monsieur Sedley. Mais pourquoi ne répondez-vous pas ? Mon Dieu, qu’est-il arrivé ? »

John Sedley quitta sa chaise pour aller au-devant de sa femme accourait vers lui. La serrant alors dans ses bras, il lui dit d’une voix entrecoupée :

« Nous sommes ruinés, Marie ; il faut recommencer notre vie, ma chère ! J’aime mieux vous dire tout, tout sans restriction. »

En parlant ainsi il frissonnait de tous ses membres et se sentait défaillir ; c’est qu’il craignait que sa femme ne pût supporter ces nouvelles, sa femme à qui auparavant il n’avait jamais dit un mot capable de la chagriner. Mais il était plus accablé qu’elle, malgré la soudaineté du coup qui frappait sa chère compagne. Après cet effort il retomba sur son siége, et ce fut sa femme qui s’empressa de le consoler. Elle prit la main de cet honnête et excellent homme, l’embrassa, la passa autour de son cou ; puis, l’appelant son John, son cher John, son vieux mari, son bon vieux, elle lui adressa mille paroles inspirées par la tendresse et l’amour. Cette voix fidèle et dévouée, ces simples caresses tenaient suspendu le cœur du pauvre homme entre un bonheur et une tristesse inexprimables, et pénétraient dans cette âme souffrante comme un rayon de joie et de consolation.

Une fois seulement dans le cours de cette longue soirée, où, assis à côté de sa femme, le vieux Sedley épancha dans son sein les douleurs concentrées au fond de son âme et lui dit l’histoire de ses pertes et de ses embarras, les trahisons de ses plus vieux amis, la noble délicatesse de quelques personnes dont il ne croyait avoir rien à attendre ; une fois seulement, au milieu de ce retour douloureux sur le passé, sa fidèle épouse donna un libre cours à son émotion.

« Mon Dieu ! s’écria-t-elle, cela va briser le cœur d’Emmy ! »

Le père n’avait plus pensé à la pauvre enfant. Elle était là-haut en proie à l’insomnie et à la douleur, seule au milieu de ses amis, seule dans la maison paternelle, auprès de bons et excellents parents. Y a-t-il donc tant de personnes à qui l’on puisse tout avouer ? Pourquoi s’ouvrir à des âmes froides, insensibles, ou à des gens qui ne peuvent comprendre ? Notre chère petite Amélia se trouvait ainsi reléguée dans sa solitude. Elle n’avait plus, pour ainsi dire, de confidente, depuis le moment où elle avait des secrets à confier. Comment dire à sa chère maman ses doutes et ses inquiétudes ? Ses futures sœurs semblaient chaque jour la mettre de plus en plus à l’écart. Et même ses doutes et ses craintes, elle n’osait se les avouer à elle-même, bien qu’elle en fît toujours l’objet de ses secrètes méditations.

Son cœur faisait effort pour se rattacher à la conviction que George Osborne était fidèle et digne de son amour, en dépit de toutes les preuves contraires. Que de paroles d’amour lui avait-elle dites cependant sans faire tressaillir ses fibres sensibles ! combien de soupçons trop justifiés d’égoïsme et d’indifférence n’avait-elle pas eu à chasser de son cœur ? À qui cette pauvre victime pouvait-elle raconter ces luttes et ces tortures de chaque jour ? Son héros même ne comprenait pas son dévouement. Ah ! le courage lui manquait pour s’avouer combien l’homme qu’elle aimait lui était inférieur, combien elle s’était trop pressée de donner son cœur. Mais il était donné, et la pure et chaste jeune fille était trop modeste, trop tendre, trop fidèle, trop faible, trop femme enfin pour le reprendre.

Ce pauvre petit cœur était bien froissé, bien meurtri, lorsque, au mois de mars de l’an du Seigneur 1815, Napoléon débarqua à Cannes et Louis XVIII prit la fuite. Une panique générale s’empara de l’Europe ; les fonds baissèrent, et le vieux Sedley fut ruiné.

Nous ne suivrons pas le digne agent de change à travers les souffrances et l’agonie de son désastre, qui aboutit à sa mort commerciale. On afficha son nom à la Bourse, il abandonna ses bureaux, ses billets furent protestés ; la banqueroute était flagrante. La maison et l’ameublement de Russell-Square furent saisis et vendus à la criée, et la famille mise à la porte, ainsi que nous l’avons vu, se vit obligée de chercher un gîte dans le premier endroit venu.

John Sedley, obligé par son indigence de se séparer de ses domestiques, ne se sentit pas le courage de leur adresser ses derniers adieux. Ces honnêtes gens se montrèrent surtout chagrins de perdre de si bonnes places, et en somme ils se consolèrent assez vite du départ de leurs maîtres bien-aimés. La femme de chambre d’Amélia se livra à de longues doléances, mais elle s’en alla enfin toute résignée, en pensant qu’il pourrait s’offrir à elle une place bien plus avantageuse dans un des quartiers aristocratiques de la ville. Le noir Sambo, avec son caractère avantageux et sûr de lui, résolut d’entrer dans un hôtel. Quant à l’honnête et vieille mistress Blenkinsop, qui avait vu naître Joe et Amélia, dont les services dataient même du mariage de John Sedley et de sa femme, elle resta auprès d’eux gratuitement, car elle avait amassé une somme assez ronde depuis son entrée dans la maison. Elle suivit ses maîtres ruinés dans leur nouvel et modeste asile, où elle leur prodigua toujours ses soins, et ses grognements de temps à autre.

Parmi les poursuites qui firent à l’âme de ce bon et excellent Sedley la blessure la plus douloureuse et la plus profonde, et qui en six semaines blanchirent plus ses cheveux que les soucis des quinze années précédentes, celles de John Osborne se distinguèrent par leur acharnement et leur âpreté. John Osborne avait été son ami et son voisin ; John Osborne avait, à ses débuts, trouvé appui et assistance et lui avait mille obligations ; John Osborne devait marier son fils à la fille de Sedley. N’en était-ce pas assez pour expliquer ses rigueurs et son animosité ?

Un homme a de très-grandes obligations à un autre : survient une brouille entre eux. L’obligé doit alors, par égard pour les convenances, se montrer bien plus exigeant que le premier venu ; car cet excès d’ingratitude ne devient légitime qu’en prouvant le crime du bienfaiteur. Égoïste, brutal intéressé ! vous ne l’êtes pas, vous ne l’avez jamais été, mais vous êtes victime de la trahison la plus honteuse, accompagnée de circonstances aggravantes.

Règle générale dont s’accommodent fort les créanciers durs et revêches : les hommes gênés dans leurs affaires sont tous des coquins. Ils ont dissimulé leur situation, ils ont exagéré leurs chances de gain, ils ont voulu en imposer, faire croire que tout allait bien quand tout était perdu ; ils promenaient partout une face souriante, sourire bien douloureux alors qu’on se trouve sous le coup d’une banqueroute ! Ils étaient toujours prêts à saisir toutes les occasions de remise, afin de retarder quelques jours de plus une ruine inévitable.

« C’est leur déloyauté qui est cause de tout, dit le créancier triomphant, et il insulte à son ennemi dans la détresse.

— C’est folie de s’accrocher à une paille, » dit la froide raison à l’homme qui se noie.

— Vous êtes un infâme, puisqu’on voit votre nom couché sur les colonnes de la gazette, » dit toujours la prospérité au pauvre diable qui se débat dans le gouffre de la misère.

Qui n’a remarqué la promptitude des amis les plus intimes et des hommes les plus honorables à se soupçonner, à s’accuser l’un l’autre de mauvaise foi, pour peu qu’il s’agisse d’une question d’argent et qu’elle tourne mal ? Chacun en est là, chacun se trouve honnête, à charge que tous les autres soient des gueux. Afin d’être justifié, le bourreau a besoin de montrer un scélérat dans l’homme qu’il attache au pilori ; autrement, il ne serait lui-même qu’un misérable.

Quant à Osborne, il se sentait blessé, aigri par le souvenir des bienfaits qu’il avait reçus : c’est toujours là le grand motif de haine et d’hostilité. Enfin il avait rompu le mariage projeté entre la fille de Sedley et son fils. Comme on avait été fort loin, et comme le bonheur et peut-être l’honneur de la pauvre fille se trouvaient compromis, il fallait, pour arriver à une rupture, mettre en jeu les raisons les plus fortes ; John Osborne avait besoin de faire savoir à tous que la réputation de John Sedley était des plus pitoyables.

À toutes les réunions de créanciers, il affectait, à l’endroit de Sedley, une brutalité et un mépris qui achevaient de briser le cœur de ce malheureux, accablé déjà par sa ruine. Il s’opposa absolument à toute entrevue entre George et Amélia, menaçant le jeune homme de sa malédiction s’il contrevenait à ses ordres, et traitant cette pauvre et innocente jeune fille comme la plus infâme et la plus artificieuse des créatures. La colère et la haine jettent toujours le venin de leurs calomnies sur l’objet détesté : c’est, comme on dit, une manière d’être conséquent.

La nouvelle du désastre de son père, le départ de Russell-Square, furent pour Amélia comme la déclaration que tout était désormais fini entre elle et George, entre elle et son amour, entre elle et son bonheur, entre elle et sa foi en ce monde. Une lettre grossière et insultante de John Osborne l’informa que la conduite de son père renversait tous les engagements pris entre les deux familles.

Amélia reçut cette nouvelle avec beaucoup plus de calme et de résignation que sa mère ne l’avait espéré. Elle n’y voyait que la confirmation des tristes pressentiments qui l’agitaient depuis si longtemps. C’était la sentence portée contre le crime dont elle était coupable depuis plusieurs années, d’aimer trop aveuglément, trop passionnément, sans consulter la froide raison. Comme par le passé, elle renferma en elle-même ses pensées intimes. Elle n’était guère plus malheureuse maintenant, avec la certitude de ses espérances déçues, qu’au temps où, sans vouloir la regarder, elle avait devant les yeux la triste réalité. Elle passait ainsi d’un vaste hôtel à un petit réduit sans se plaindre, sans être émue. Elle se renfermait moins longtemps dans sa petite chambre, mais elle languissait en silence, et chaque jour on pouvait signaler les progrès de son affaiblissement.

L’animosité que M. Osborne avait témoignée à l’occasion du projet de mariage entre George et Amélia ne pouvait être comparée qu’au ressentiment que manifestait le vieux Sedley toutes les fois qu’il était question devant lui du même sujet. Il maudissait Osborne et sa famille comme des êtres sans cœur, sans foi, sans gratitude ; il protestait qu’aucune force humaine ne l’amènerait à donner sa fille au fils d’un tel misérable ; il ordonnait à Emmy de bannir George de son esprit et de lui renvoyer toutes les lettres et tous les présents qu’elle avait reçus de lui.

Elle promit d’obéir et se disposa à le faire. Elle enveloppa les quelques bagatelles qui lui venaient de George, tira ses lettres de l’endroit où elle les serrait et les relut d’un bout à l’autre, comme si elle ne les savait pas encore par cœur. Mais elle n’avait pas le courage de s’en séparer ; cet effort était au-dessus de ses forces : elle cacha ce paquet de lettres dans son sein, comme on voit une mère éplorée y cacher son enfant mort. Il semblait à Amélia qu’elle mourrait ou qu’elle deviendrait folle si on lui enlevait cette suprême consolation. Quel rayonnement de joie s’épanouissait autrefois sur sa figure, à l’arrivée de ces lettres ! comme elle s’éloignait avec un battement de cœur pour pouvoir les lire sans être vue ! Si le style en était glacial et froid, comme elle savait y trouver au contraire toute la chaleur de la passion ! Étaient-elles courtes et égoïstes, les excuses ne lui manquaient pas en faveur de l’auteur.

En relisant ces lettres, si peu dignes de tant d’amour, elle s’abandonnait au cours de ses rêveries ; elle revivait dans le passé. Chaque lettre marquait pour elle un souvenir. Tout le passé se pressait dans son esprit. Elle se rappelait son regard, sa voix, sa tournure, ce qu’il avait dit et comme il l’avait dit. Hélas ! de toute cette affection éteinte il ne lui restait plus au monde que ces tristes débris, et sa vie devait se passer désormais à enfouir sa tristesse dans le silence.

Soyez prudentes, jeunes demoiselles. Regardez-y à deux fois en engageant votre cœur. Prenez garde de vous abandonner à un amour bien sincère. Ne dites jamais tout ce que vous éprouvez, et mieux encore n’éprouvez jamais grand’chose. Voyez où conduit une passion trop loyale et trop confiante ; ne vous fiez à personne. Mariez-vous comme en France, où M. le maire sert de confident, où les registres de l’état civil remplacent les billets amoureux. Enfin, n’ayez jamais de ces sentiments qui puissent devenir pour vous une source de chagrin. Ne faites jamais de ces promesses que vous ne puissiez pas retirer, en cas de besoin, sans qu’il vous en coûte. Suivez cette méthode, si vous voulez faire votre chemin et passer pour vertueuse dans la Foire aux Vanités.

Si Amélia avait entendu les commentaires dont elle était l’objet dans la société dont la ruine de son père la retirait brusquement, elle aurait appris la nature de ses crimes et en quoi elle avait compromis sa réputation. Suivant mistress Smith, on n’avait pas l’exemple d’une légèreté aussi criminelle ; mistress Brown avait toujours condamné ces scandaleuses familiarités, et c’était une leçon qui devait profiter à ses filles.

« Le capitaine Osborne ne peut pas épouser la fille d’un banqueroutier, disait miss Dobbin ; c’est bien assez déjà d’être victime des escroqueries du père. Quant à cette petite Amélia, sa folie dépassait tout…

— Tout quoi ? demandait le capitaine Dobbin avec humeur. Ne sont-ils pas promis l’un à l’autre depuis leur enfance ? Cette promesse n’est-elle pas aussi valable que le mariage ? Qui ose proférer le moindre mot contre la plus pure, la plus tendre, la plus angélique des jeunes filles ?

— Tout beau, William ! répondait miss Jane ; il ne faut pas monter ainsi avec nous sur votre cheval de bataille. Nous ne pouvons vous rendre raison et nous battre avec vous. Nous ne disons rien contre miss Sedley, si ce n’est que sa conduite a été des plus imprudentes, et c’est le moins qu’on puisse en dire. Ce malheur, du reste, vient bien à ses parents.

— Allons, William, reprit miss Anne d’un ton moqueur, miss Sedley est libre maintenant ; c’est affaire à vous de vous mettre sur les rangs ; c’est un bien bon parti, ma foi : qu’en dites-vous ?

— Que je l’épouse ! dit Dobbin tout rouge et précipitant ses paroles ; si vous aimez le changement, mesdemoiselles, croyez-vous qu’elle vous ressemble ? Moquez-vous de cette angélique jeune fille ; elle ne peut se défendre. Son malheur et sa peine doivent suffire, en effet, pour la livrer à vos railleries. Courage, Anne ! vous êtes le bel esprit de la famille, et vos sottises y font florès.

— Je vous ai déjà dit que nous n’étions pas au régiment ! reprit miss Anne.

— Au régiment ! morbleu, je voudrais bien entendre quelqu’un parler comme vous au régiment, s’écria le digne Dobbin avec un enthousiasme chevaleresque. Oui, je voudrais, morbleu ! qu’un homme s’avisât de dire quelque chose contre elle. Mais les hommes ne bavardent pas de cette façon, Anne ; il n’y a que des femmes pour s’ameuter de la sorte, pour confondre ainsi leurs hurlements et leurs clabaudages. Eh bien ! vous allez vous mettre à pleurer pour cela. Vous n’êtes que des oies. » Et William Dobbin s’apercevant que les yeux rouges de miss Anne commençaient comme à l’ordinaire à se gonfler de larmes, dit aussitôt : « Eh bien ! vous n’êtes pas des oies, vous êtes des cygnes ou tout ce que vous voudrez, seulement laissez tranquille miss Sedley.

— Rien ne peut se comparer à l’ardeur chevaleresque de William au sujet de cette petite effrontée coquette, » se disaient entre elles la mère et les sœurs de Dobbin.

Elles redoutaient fort que, son mariage avec Osborne n’ayant pas de suite, elle ne trouvât sur-le-champ un autre admirateur dans le capitaine. Ces honnêtes femmes réglaient sans doute leurs prévisions d’après leur propre expérience, ou plutôt, car les occasions de mariage et de coquetterie n’étaient pas fort communes pour elles, selon leur manière de comprendre le bien et le mal, le juste et l’injuste.

« Il est fort heureux, ma chère maman, disaient ces jeunes filles, que le régiment ait reçu son ordre de départ ; au moins voilà un danger auquel échappe notre frère. »

Le régiment était en effet désigné pour partir, et c’est ainsi que l’empereur des Français se trouve mêlé à notre histoire, qui, sans l’auguste intervention de ce personnage muet, n’aurait point mérité les honneurs de la publicité. C’était lui qui avait causé la ruine des Bourbons et celle de M. John Sedley. C’était lui dont l’arrivée à Paris faisait, en France, reprendre les armes pour le soutenir, et dans toute l’Europe pour le chasser. Pendant que la nation française et l’armée lui juraient fidélité autour des aigles, dans le champ de Mai, les quatre plus puissantes armées de l’Europe se réunissaient pour faire la chasse à l’aigle, et l’une d’elles, l’armée anglaise, comptait dans ses rangs deux de nos héros ; le capitaine Dobbin et le capitaine Osborne.

La nouvelle de l’évasion de Napoléon et de son débarquement en France fut accueillie par le valeureux ***e avec cette joie belliqueuse et enthousiaste que comprendront sans peine tous ceux qui connaissent ce fameux régiment. Depuis le colonel jusqu’au moindre tambour, chacun était rempli d’ambition, d’espoir et d’ardeur patriotique, chacun savait gré à l’empereur des Français d’être ainsi venu troubler la paix de l’Europe comme d’une faveur toute particulière. Il arrivait enfin, ce temps si désiré par le ***e, où il pourrait aller montrer à ses compagnons d’armes qu’il se comportait aussi bien sur le champ de bataille que les vétérans de la Péninsule, et qu’il n’avait point perdu sa valeur guerrière dans les Indes occidentales, au milieu des ravages de la fièvre jaune. Stubble et Spooney pensaient obtenir une compagnie sans avoir besoin de l’acheter. Avant la fin de la campagne, dont elle était bien résolue à partager les fatigues, mistress la major O’Dowd, espérait pouvoir signer : Mistress la colonel O’Dowd, chev. du Bain. Nos deux amis, Dobbin et Osborne, partageaient, chacun à sa manière, la fièvre générale : M. Dobbin, avec beaucoup de calme, M. Osborne, avec une exaltation bruyante, se montraient décidés à faire leur devoir et à obtenir leur part de gloire et de distinctions.

La commotion que ressentit le pays à cette nouvelle avait quelque chose de si national, que toute question d’intérêt privé disparut. C’est sans doute pour ce motif que George Osborne, tout récemment promu à son nouveau grade, et songeant déjà à un nouvel avancement, ne prit pas garde à d’autres événements qui eussent sans doute attiré son attention dans des temps plus calmes.

La catastrophe du bon M. Sedley ne l’attrista pas autrement. Il essayait son nouvel uniforme, qui lui allait à merveille, le jour où se tint la première réunion des créanciers de l’infortuné vieillard. Son père lui avait dit que la frauduleuse et abominable conduite de ce banqueroutier le forçait à lui renouveler ses injonctions au sujet d’Amélia, et que c’en était fini pour toujours des projets de mariage. Il lui compta ce soir-là une somme assez ronde pour payer son uniforme et ses épaulettes, qui lui donnaient si bonne mine. Ce jeune homme, peut-être trop libéral, faisait toujours bon accueil à l’argent, et il accepta sans plus de cérémonie la généreuse gratification de son père. Les affiches de vente tapissaient déjà la maison Sedley, où il avait passé tant de journées heureuses. Il put les apercevoir en sortant le soir de chez son père pour se rendre chez le vieux Slaughter, où il descendait quand il venait à la ville ; la lune les éclairait de ses pâles rayons. Cette maison, où avait régné jadis le bien-être, était fermée pour Amélia et ses parents. Où cette malheureuse famille avait-elle trouvé un asile ? La pensée de leur désastre fit sur lui une impression profonde ; il fut très-sombre ce soir-là au café de Slaughter. Il but beaucoup, et ses camarades en firent la remarque.

Dobbin, étant survenu, voulut l’empêcher de boire. Mais Osborne lui dit qu’il buvait ainsi à cause de son excessive tristesse. Son ami le pressa alors de maladroites questions, et lui demanda s’il avait des nouvelles. Osborne refusa d’entrer dans aucun détail, disant seulement qu’il avait l’esprit tout bouleversé et qu’il était bien malheureux.

Trois jours après, Dobbin vint voir Osborne dans sa chambre, à la caserne. Il avait la tête appuyée sur la table ; des papiers étaient jetés pêle-mêle autour de lui. Le jeune capitaine semblait en proie au plus grand abattement.

« Elle m’a renvoyé tout ce que je lui ai donné, tous ces petits souvenirs ; voyez un peu ! »

Il lui montra du doigt un paquet de lettres d’une écriture bien connue du capitaine Dobbin, et puis plusieurs petits objets jetés au hasard ; une bague, un couteau d’argent qu’il avait achetés pour elle à une foire, quand ils étaient enfants ; une chaîne d’or et un médaillon renfermant de ses cheveux.

« Tout est là, disait-il d’une voix traînante et éteinte. Tenez cette lettre, Will ; vous pouvez lire, si vous voulez. »

Il lui présentait en même temps une lettre contenant les lignes suivantes :

« D’après la volonté de mon père, je vous renvoie tous les présents que vous m’avez faits dans des temps plus heureux. Cette lettre est la dernière que je vous écris. Vous sentez, je pense, autant que moi, le coup qui vient de nous frapper. Nos infortunes rendent impossible l’union projetée entre nous ; désormais vous êtes libre, je vous rends votre parole. Vous ne partagerez point, j’en suis sûre, à notre endroit, les cruels soupçons de M. Osborne qui viennent s’ajouter à notre malheur comme un surcroît d’affliction. Adieu. Je prie le ciel de me donner la force de supporter cette épreuve et toutes les autres qu’il lui plaira de m’envoyer ; puisse-t-il faire descendre sur vous ses bénédictions !

« Je jouerai souvent sur le piano… sur votre piano. À cet envoi, j’ai reconnu la délicatesse de votre cœur.A. »

Dobbin avait l’âme très-sensible. Les pleurs et les sanglots des femmes et des enfants faisaient sur lui une très-vive impression. L’idée d’Amélia, dans la solitude de sa douleur, mettait à la torture cette âme dévouée. Il y avait chez lui un luxe d’émotion peut-être excessif pour un homme. Il jurait qu’Amélia était un ange, et qu’Osborne devait lui conserver son cœur pour toujours. Osborne avait, lui aussi, fait un retour sur leurs deux existences si unies : cette jeune fille lui apparaissait enfin telle qu’il l’avait vue depuis son enfance, douce, innocente, charmante dans sa simplicité, passionnée et tendre avec toute la franchise de son âme.

Quelle affliction de perdre un pareil trésor, de n’avoir pas su apprécier son bonheur alors qu’il en jouissait ! Mille scènes de famille se pressaient maintenant dans son esprit, et, au milieu de tous ses souvenirs, il la revoyait toujours bonne et belle. Le remords saisissait son âme et la honte lui montait au front, quand il se rappelait son égoïsme et son indifférence contrastant avec cette ravissante candeur. Les espérances de gloire, les chances de la guerre, le monde entier avaient disparu pour un moment, et les deux amis ne parlaient plus que d’elle et d’elle seule.

« Où sont-ils ? demanda Osborne après un long entretien, et non toutefois sans éprouver quelque honte à la pensée de son peu d’empressement à suivre sa fiancée ; où sont-ils ? Il n’y a point d’adresse sur ce billet. »

Dobbin savait l’adresse, lui. Non content d’envoyer le piano, il avait écrit une lettre à mistress Sedley pour lui demander la permission d’aller la voir. Et il l’avait vue la veille, ainsi qu’Amélia, avant son retour à Chatham ; bien plus, c’était lui qui avait apporté cette lettre d’adieu, ce paquet qui causait aux deux amis une si vive émotion.

L’excellent garçon avait reçu de mistress Sedley le meilleur accueil. Elle avait été fort touchée de l’arrivée du piano, qui, suivant ses conjectures, était envoyé par George comme marque de dévouement et d’amitié. Le capitaine Dobbin ne chercha point à détromper cette honnête femme ; mais il écouta tous ses malheurs, toutes ses plaintes avec la plus vive sympathie. Il lui exprima la part qu’il prenait à ses peines et à ses privations ; d’accord avec elle, il blâma la dureté de M. Osborne pour son ancien bienfaiteur. Puis, après avoir reçu les épanchements de son cœur, les confidences de ses chagrins, Dobbin se sentit assez de courage pour demander à voir Amélia, retirée comme d’ordinaire dans sa chambre ; sa mère amena la pauvre fille toute tremblante.

On eût dit un fantôme ; sur son visage le désespoir se peignait en traits si éloquents que l’honnête Dobbin frissonna à son aspect, et lut les plus sinistres présages sur cette figure décolorée et immobile. Au bout d’une ou deux minutes, elle lui remit le paquet et lui dit :

« Voici pour le capitaine Osborne, s’il vous plaît… J’espère qu’il va bien… C’est très-bon à vous d’être venu nous voir… Nous aimons beaucoup notre nouvelle habitation… Je crois, maman, que je puis remonter, car je me sens un peu faible. »

La pauvre enfant fit un salut accompagné d’un sourire et se retira. La mère, en la reconduisant à sa chambre, jeta vers Dobbin un regard désolé. Le pauvre garçon se sentait très-ému. Il éprouvait déjà pour cette jeune fille une vive tendresse ; car, lorsqu’il se retira, son âme était en proie à la douleur, à la compassion, à la crainte, comme s’il eût été coupable, comme si un remords poignant se fût glissé dans son âme.

Osborne, apprenant que son ami avait vu Amélia, lui fit les questions les plus pressantes, les plus inquiètes, au sujet de la pauvre enfant. Comment allait-elle ? comment l’avait-il trouvée ? que disait-elle ? Alors son ami lui prit la main, et, le regardant en face :

« George, elle se meurt ! » dit-il sans pouvoir ajouter un mot de plus…

Dans la petite maison où la famille Sedley avait trouvé asile, il y avait une bonne grosse fille irlandaise qui était là pour tout faire. Cette fille tentait, en vain, depuis plusieurs jours, de donner aide et consolation à Amélia. Emmy était trop triste pour lui répondre ou même pour s’apercevoir de ses soins prévenants.

Quatre heures s’étaient écoulées depuis la conversation que nous venons de rapporter entre Dobbin et Osborne, lorsque cette servante entra dans la chambre où Amélia était silencieuse comme à son ordinaire et pensait à ses lettres, ses chers trésors. Cette fille, toute souriante et avec un air espiègle et joyeux, fit ses efforts pour attirer l’attention de la pauvre Emmy, sans pouvoir y parvenir.

« Miss Emmy ! dit-elle.

— Me voilà, dit Emmy sans se détourner.

— Un message, reprit la servante, c’est quelque chose… quelqu’un… Enfin, voilà une nouvelle lettre pour vous ; ne lisez donc plus les vieilles. »

Elle lui remit alors une lettre qu’Emmy prit et lut :

« Il faut absolument que je vous voie, disait la lettre, chère Emmy, cher amour, chère femme ! Ne me repoussez pas. »

Sa mère et George étaient sur le seuil de la porte, attendant qu’elle eût terminé la lecture de la lettre.